La Russie au Sahel et au Mali

Avec les soupçons d’intervention du groupe Wagner au Mali depuis le mois d’août, la Russie se positionne comme un acteur présent de l’ouest de l’Afrique jusqu’à la mer Rouge. Ne pouvant compter que sur des moyens limités, elle doit se reposer sur des alliés — parmi lesquels figure en premier lieu l’Algérie — qui lui ouvrent les canaux et les moyens nécessaires à ses ambitions. Avec le regain de tensions au Sahara occidental, dont la mort de trois citoyens algériens lors d’un bombardement marocain constitue un point d’orgue, il paraît difficile de définir clairement la position russe dans cette région. Pour le moment, Moscou s’évertue à afficher un équilibre régional, tout en se rapprochant de l’Algérie.

Des vues traditionnellement convergentes

Depuis le regain de tensions entre l’AlgĂ©rie et le Maroc au sujet du Sahara occidental, une rĂ©gion situĂ©e au sud du Maroc et dont une partie de la population ayant rejoint un mouvement de rĂ©sistance — le front Polisario — revendique l’indĂ©pendance, la Russie prĂ´ne par la voix de son envoyĂ© spĂ©cial un « soutien aux efforts onusiens pour rĂ©soudre le conflit conformĂ©ment Ă  la lĂ©galitĂ© et au droit international Â». Cette position classique paraĂ®t Ă  première vue normale pour un pays souhaitant garder de bonnes relations avec les deux principaux pays maghrĂ©bins. Mais avec les projets de Moscou dans la rĂ©gion, les intĂ©rĂŞts de la Russie et de l’AlgĂ©rie pourraient converger.

En effet, depuis le dĂ©but de la crise malienne, c’est initialement Ă  l’AlgĂ©rie qu’avait Ă©tĂ© confiĂ©e la rĂ©solution politique du conflit. Avec la signature en 2015 des accords d’Alger, le conflit qui opposait initialement des sĂ©paratistes issus des ethnies minoritaires touaregs et arabes du nord du pays et le gouvernement central malien Ă©tait censĂ© arriver Ă  son terme. Aujourd’hui, l’AlgĂ©rie tient toujours le respect de ce protocole comme une prioritĂ© et a de nouveau appelĂ© en ce sens lors d’une rĂ©union s’étant tenue en octobre. Ă€ la suite de cette dernière, un communiquĂ© du ministère algĂ©rien des Affaires Ă©trangères rappelait « l’engagement Â» de R. Lamamra et A. Tebboune (respectivement ministre des Affaires Ă©trangères et prĂ©sident de la RĂ©publique d’AlgĂ©rie) « Ă  ne mĂ©nager aucun effort pour soutenir les frères maliens afin d’aplanir toutes les difficultĂ©s Â» en vue de la mise en Ĺ“uvre des accords.

Dans ce contexte, et avec le dĂ©ploiement supposĂ© du groupe Wagner dĂ©fendant les intĂ©rĂŞts russes au Mali, la Russie pourrait logiquement compter sur l’expertise rĂ©gionale algĂ©rienne et profiter de canaux de communication rodĂ©s pour une implication croissante dans ce pays. Ainsi, l’AlgĂ©rie aurait ouvert la voie pour la signature d’éventuels accords de coopĂ©ration entre le gouvernement malien de transition formĂ© Ă  la suite d’un coup d’État militaire au mois de mai 2021, et les supplĂ©tifs russes.

En Ă©change de facilitĂ©s accordĂ©es Ă  la Russie dans la rĂ©gion, cette transaction permettrait Ă  l’AlgĂ©rie de sortir de son isolement, et de lĂ  de persuader la Russie de partager ouvertement sa position concernant le Sahara occidental. Bien que la question demeure en suspens, la jonction apparente entre les deux pays au Mali semble actĂ©e, alors que le ministre de la DĂ©fense malien en personne jugeait dans un entretien au journal algĂ©rien Echorouk qu’« une implication plus forte de l’AlgĂ©rie dans la lutte contre le terrorisme prĂ©senterait un grand plus Â». Pour rappel, c’est ce mĂŞme ministre qui avait accusĂ© la France d’un « abandon en plein vol Â» du Mali, Ă  la tribune des Nations unies, en septembre 2021.

Les relations algĂ©ro-russes semblent dès lors vouĂ©es Ă  s’amĂ©liorer, consolidant une alliance dĂ©jĂ  bien Ă©tablie. En effet, la Russie et l’AlgĂ©rie demeurent des alliĂ©s traditionnels depuis l’époque de l’URSS, et maintiennent une coopĂ©ration renforcĂ©e en particulier dans le domaine militaire, dĂ©montrĂ©e rĂ©cemment avec la tenue d’exercices conjoints entre les marines nationales des deux pays. Ă€ noter que ces exercices se sont tenus peu après l’organisation par l’OTAN d’exercices similaires en mer Noire, qualifiĂ©s par Vladimir Poutine de « provocation Â».

« Modèle classique de dĂ©sinformation Â» ?

MalgrĂ© tout, la Russie continue en apparence d’adopter une posture de neutralitĂ©. Alors que plusieurs mĂ©dias ont dĂ©peint ces dernières semaines un refroidissement entre Rabat et Moscou, le ministère russe des Affaires Ă©trangères a, via un communiquĂ© (en anglais),taxĂ© un article du mĂ©dia algĂ©rien Echorouk — depuis supprimĂ© — qui Ă©voquait le rĂ´le de l’AlgĂ©rie dans un hypothĂ©tique refroidissement des liens entre la Russie et le Maroc de « modèle classique de dĂ©sinformation empruntant aux pratiques de l’Occident Â», et dont l’auteur vivrait dans « un monde parallèle Â».

Plusieurs mĂ©dias nationaux marocains, dont L’Opinion, se sont par la suite rĂ©jouis de cette mise au point, bien qu’il soit difficile de ne pas partager le constat d’une Russie alignĂ©e de facto avec l’AlgĂ©rie sur la question sahraouie. Ă€ la rĂ©cente visite du front Polisario Ă  Moscou s’ajoute le refus de la Russie de reconnaĂ®tre la « marocanitĂ© Â» du Sahara occidental, contrairement aux souhaits de Rabat.

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Le représentant de Polisario en Russie, Dr. Ali Salem Mohamed Fadel, participe à la commémoration de Vladimir Lénine organisée par le Parti communiste russe en 2019 // spsrasd.info

Le modèle russe en Afrique

Cette situation illustre Ă©galement la dĂ©marche habituelle de la Russie dans les affaires africaines, mais aussi ailleurs. Celle d’un pays se posant de prime abord comme respectueux de l’ordre international par le biais duquel un conflit se rĂ©sout, mais s’appuyant en sous-main sur des canaux et pratiques informels, dont le nĂ©buleux groupe Wagner, opĂ©rant dĂ©jĂ  ailleurs en Afrique, constituerait un pilier. En outre, la Russie procède au mieux Ă  une instrumentalisation des instances multilatĂ©rales existantes, au pire Ă  leur simple ignorance, et s’appuie sur des logiques dĂ©lĂ©tères qui visent Ă  consolider les autoritarismes en place, en capitalisant sur l’exportation d’armes et des accords de coopĂ©ration militaires, rĂ©duisant ainsi Ă  nĂ©ant tout effort portant sur l’aboutissement d’une paix durable.

C’est actuellement ce procĂ©dĂ© qui semble se dessiner au Mali, en confortant une junte militaire de plus en plus dĂ©favorable Ă  la prĂ©sence française, affichĂ©e en filigrane par le ministre malien de la DĂ©fense dans un entretien Ă  l’agence de presse officielle algĂ©rienne. Le tout chapotĂ© par des supplĂ©tifs russes accusĂ©s par ailleurs de nombreuses exactions, et cautionnĂ© par une armĂ©e algĂ©rienne « favorable Ă  un rĂ©Ă©quilibrage de la prĂ©sence française au Sahel Â», selon une source rapportĂ©e par le mĂ©dia algĂ©rien TSA.

Dans une logique de positionnement, la Russie se place avec son alliĂ© algĂ©rien traditionnel face Ă  un bloc rĂ©cemment constituĂ© par le Maroc, les États-Unis et IsraĂ«l, formĂ© il y a un an via l’un des « deals Â» de l’administration Trump, qui accordait au Maroc la reconnaissance de sa souverainetĂ© sur le Sahara occidental, contre celle de l’État d’IsraĂ«l par le royaume chĂ©rifien. Cette nouvelle alliance semble elle aussi se consolider, comme le dĂ©montre la rĂ©cente visite du ministre israĂ©lien de la DĂ©fense au Maroc, accompagnĂ©e d’une nouvelle coopĂ©ration militaire entre les deux pays via l’achat de drones fabriquĂ©s en IsraĂ«l. Une relation qui ne manque pas d’être Ă©galement instrumentalisĂ©e et critiquĂ©e par la partie algĂ©rienne. Dans un article en date du 25 novembre, le quotidien algĂ©rien L’Expression alertait sur la « prĂ©sence du Mossad Â» aux frontières du pays et dĂ©nonçait un accord « mettant en joue l’AlgĂ©rie Â», pesant sur la sĂ©curitĂ© de l’ensemble de la rĂ©gion maghrĂ©bine. L’AlgĂ©rie, qui ne fait pas partie des accords d’Abraham, signĂ©s en aoĂ»t 2020 et Ă©tablissant des liens diplomatiques entre diffĂ©rents pays arabes et IsraĂ«l, demeure un pays arabe fermement opposĂ© Ă  la politique israĂ©lienne, principalement en raison de la question palestinienne.

En accĂ©dant de façon sous-tendue aux prĂ©requis algĂ©riens sur la question, la Russie s’assure le soutien d’un acteur clĂ© dans la rĂ©gion pour mener Ă  terme ses ambitions africaines, en bĂ©nĂ©ficiant de la passivitĂ© apparente marocaine. Mais pour combien de temps ?

mystery man

Zénon Bekdouche poursuit des études en géopolitique et en langue et civilisation russes. Il se spécialise dans l’Asie Centrale et l’Afrique du Nord. Il est contributeur régulier du site Novastan.org.

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