Michel Eltchaninoff : « En exaltant les penseurs nationalistes et impérialistes, Vladimir Poutine veut faire de la Russie bien plus qu’un simple pays : une idée »

Le philosophe Michel Eltchaninoff est connu pour ses essais très originaux, comme Dans la tête de Vladimir Poutine ou encore Dans la tête de Marine Le Pen. Son nouveau livre, Lénine a marché sur la Lune, qui vient de paraître aux éditions Solin/Actes Sud, aborde un sujet peu connu : la philosophie du cosmisme née en Russie tsariste. Dans un mélange de recherche scientifique approfondie, de métaphysique pure et de mysticisme, le mouvement appelé « cosmisme » a modelé le siècle soviétique. Il est l’une des sources d’inspiration à la fois des nationalistes russes et des transhumanistes californiens d’aujourd’hui. L’entretien avec l’auteur est suivi d’un court extrait de son livre.

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Propos recueillis par Galia Ackerman

Vous analysez dans votre ouvrage une mouvance spirituelle, somme toute assez floue et hétéroclite, qui s’appelle le cosmisme. Or, ce terme n’apparaît qu’au début des années 1970, alors que la mouvance, elle, date de la seconde moitié du XIXe siècle. Pouvez-vous nous parler des débuts du cosmisme ?

Le terme de cosmisme russe, qui désigne le projet de rendre l’homme immortel et de l’envoyer vivre dans l’espace, et qui postule plus largement la solidarité entre la Terre et le cosmos, a en effet été inventé dans l’URSS des années 1970. Après la dictature léniniste, l’horreur stalinienne et les errances de Khrouchtchev, plus grand monde ne croit au socialisme marxiste-léniniste. Diverses tendances apparaissent : intérêt pour les religions, notamment orientales ou païennes, pour l’hypnose, pour l’occultisme, pour les penseurs russes d’avant la Révolution… Un groupe d’intellectuels fait publier, en 1979, des extraits d’œuvres censurées ou oubliées de ceux qu’ils nomment les « cosmistes russes », auteurs qui vivaient à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe. Le projet des promoteurs du cosmisme est de substituer à l’idéologie officielle, internationaliste et rationaliste, un mélange d’esprit scientifique et de mystique d’après eux proprement russes. Ils sont à la fois soutenus par le milieu des « cosmonautes », adulés depuis le voyage de Gagarine dans l’espace en 1961, et des cercles nationalistes.

Pour les penseurs et les scientifiques qu’ils rassemblent sous le terme de cosmistes, Nikolaï Fiodorov (1829-1903), Konstantin Tsiolkovski (1857-1935) ou encore Alexandre Bogdanov (1873-1228), compagnon et rival de Lénine, il existe une solidarité entre notre vie terrestre et la sphère du cosmos. L’action humaine pourrait et devrait, d’après eux, avoir une dimension interplanétaire, et inversement les événements qui se déroulent dans l’espace ont une influence sur notre existence. Fiodorov rêvait d’une science capable de faire ressusciter nos pères et nos ancêtres. Tsiolkovski a élaboré des théorèmes et imaginé des fusées pour que l’homme conquière l’espace. Bogdanov a raconté dans ses récits de science-fiction une vie non aliénée sur Mars, l’étoile rouge, avant de mener des recherches sur le rajeunissement grâce à la transfusion sanguine. Le premier était un penseur mystique orthodoxe, le deuxième un autodidacte exalté soutenu sur le tard par les bolcheviques, le troisième un théoricien marxiste de premier rang. S’il est impossible de faire de ces individus les membres d’une école à strictement parler, ils partagent la même croyance en un devenir-cosmique de l’humanité. On peut donc dire que le cosmisme est en effet une invention idéologique des années 1970, mais qu’il obéit, dans la Russie du XIXe et du XXe siècle, à un principe commun et cohérent.

Parmi les précurseurs ou les fondateurs du cosmisme, même s’il ne s’appelait pas ainsi, vous avez nommé en premier lieu le penseur peu connu en Occident Nikolaï Fiodorov, dont l’œuvre la plus importante, La Philosophie de l’œuvre commune, vient d’être publiée en français. Qui était cet homme, critique impitoyable du capitalisme ?

Le père fondateur du cosmisme s’appelle en effet Nikolaï Fiodorov. Il est le fils naturel du prince Gagarine, et n’a jamais connu sa mère. Durant toute sa vie, il reste obsédé par l’idéal de la famille et la perte des parents. Né à Tambov, il n’est qu’un modeste enseignant, avant d’être nommé bibliothécaire à Moscou. Il travaillera vingt-cinq ans au fameux musée Roumiantsev, qui deviendra la bibliothèque Lénine après la Révolution. Fiodorov est un personnage singulier. Il connaît à fond son catalogue, et voue son existence à la préservation de la mémoire culturelle de son pays. Il est doué d’une mémoire exceptionnelle. Il côtoie tous les grands esprits de son temps, qui viennent étudier dans cet établissement et discutent avec lui. Mais il redistribue tout l’argent qu’il gagne aux pauvres. Il dort sur une malle. On l’appelle « le Socrate moscovite ». Il est possédé par une seule idée, un projet susceptible d’après lui de réconcilier l’humanité divisée, de réorienter l’égoïsme capitaliste et la violence révolutionnaire vers un objectif commun : la résurrection des ancêtres. Persuadé que la science de son temps avance à pas de géant, il considère qu’elle sera bientôt capable de récupérer les molécules ayant composé les êtres vivants, pour les reconstituer. Cet objectif permet, selon Fiodorov, qui était un chrétien fervent, d’accomplir les desseins de la religion — pas seulement attendre la résurrection des morts en priant à l’église tous les dimanches, mais la réaliser concrètement. Il expose ses idées dans La Philosophie de l’œuvre commune, qui vient de paraître en français aux éditions des Syrtes (ainsi que la correspondance de Fiodorov). Le lecteur francophone a désormais un accès direct à cet auteur culte, violemment antioccidental, mais confiant dans le pouvoir rédempteur des sciences. Ce mélange de scientisme et de religiosité exaltée marque, au moins en partie, l’identité du cosmisme.

Votre livre porte un titre qui intrigue : Lénine a marché sur la Lune. Bien sûr, il ne faut pas le prendre littéralement, mais plutôt comme une indication de la folie communiste. Les communistes étaient-ils des lunatiques pour vous ? Comment ont-ils récupéré le cosmisme ?

Le fondateur du cosmisme était un chrétien anticapitaliste et patriarcal. Il est mort en 1903. Mais on peut dire que le cosmisme a réellement pris son envol avec la révolution de 1917, sous plusieurs formes. Tout d’abord certains compagnons de Lénine, après la révolution manquée de 1905, ont développé l’idée d’une religion socialiste enfin capable d’emporter les masses. Anatoli Lounatcharski, qui deviendra commissaire du peuple à l’Instruction publique de la révolution de 1917 à 1929, en est le théoricien. Maxime Gorki, dans son fascinant récit Une confession, décrit la quête spirituelle d’un jeune homme qui, après avoir été déçu par les représentants de l’Église officielle, finit par rencontrer un mouvement de révolutionnaires mystiques qui considèrent que le peuple est le Dieu tant attendu. Ils se baptisent les « constructeurs de Dieu ». Avec d’autres leaders opposés à la voie athée et rationaliste de Lénine, Lounatcharski et Gorki incarnent une tendance du bolchevisme favorable à une sorte de déification de l’homme, une fois qu’il sera libéré de l’exploitation capitaliste. Il n’est pas innocent que Lounatcharski et certains de ses camarades aient insisté pour que le corps de Lénine, après sa mort en 1924, ne soit ni enterré ni incinéré, mais conservé comme une relique. En vue d’une possible résurrection ?

Dans les années 1920, des mouvements d’avant-garde dits « biocosmistes » se réclament du socialisme et de l’anarchisme. Ils portent le projet d’immortalisation de l’homme, de conquête de l’espace et de résurrection des ancêtres. S’ils prennent soin de se démarquer d’un Fiodorov réactionnaire, ils considèrent que la révolution prépare une libération totale de l’humanité par rapport à ses anciennes limitations. Leur vocabulaire, nietzschéen, révolutionnaire et poétique, est malgré tout imprégné de la religiosité fiodorovienne. L’influence du rêve d’immortalité et de la dimension cosmique du socialisme irrigue profondément, comme l’a montré Michel Heller, l’œuvre de l’écrivain Andreï Platonov, auteur du roman cosmiste Tchevengour. « L’homme nouveau » qu’appellent de leurs vœux les bolcheviques donne naissance à des mouvements artistiques et littéraires qui l’imaginent immortel et cosmique.

Je partage assez l’analyse qu’a donnée du communisme russe le philosophe Nikolaï Berdiaev, expulsé de la Russie bolchevique dans le « bateau des philosophes » en 1922. Selon lui, le cosmisme a imprégné le mouvement révolutionnaire jusqu’à lui donner une dimension crypto-religieuse. Pour Berdiaev, le communisme est une continuation d’un messianisme russe — distinct de la confession orthodoxe — qui promet à l’humanité de se débarrasser de toutes les pesanteurs de l’existence, la finitude et l’ancrage terrestre. C’est, d’après Berdiaev, tout le danger de l’utopie révolutionnaire, comme de toutes les utopies d’ailleurs.

Le renouveau de l’intérêt pour le cosmisme a apparemment coïncidé avec les débuts de la conquête du cosmos. Cette conquête a-t-elle donné un nouveau souffle à l’idée messianique communiste ?

Le grand projet qui a permis à l’idéal soviétique de perdurer après le désastre humain du stalinisme — avec le nucléaire et la gloire de la victoire sur le nazisme — est le programme spatial. Or il est tout imprégné de cosmisme. Revenons à la figure de Konstantin Tsiolkovski. Cet obscur savant qui vivait dans la région de Kalouga imaginait un destin spatial pour l’humanité. Tout en construisant des modèles réduits de fusées, il crée des équations qui modélisent le déplacement de vaisseaux spatiaux. Il est repéré, puis soutenu par les bolcheviques. Juste avant sa mort, en 1935, il intervient à la radio soviétique et reçoit même un télégramme de Staline. Dès les années 1950, le pouvoir soviétique fait de lui le précurseur du programme spatial soviétique. Quelques semaines avant le lancement du premier Spoutnik, en 1957, Sergueï Korolev, le responsable de l’opération, rend hommage à Tsiolkovski dans la salle des Colonnes de Moscou et dans la Pravda. C’est assez amusant, quand on sait que la philosophie de Tsiolkovski postule l’éternité de tout ce qui est, l’insignifiance de la mort, et promeut une forme d’eugénisme. Pour lui comme pour Fiodorov, la conquête spatiale n’est qu’une conséquence du problème majeur que poserait l’immortalité de l’homme : mais où trouver de la place pour tout le monde ?

Est-ce que le cosmisme a survécu à l’époque soviétique ? Fait-il partie de la nouvelle idéologie poutinienne ?

Le cosmisme a irrigué, discrètement, le projet soviétique. Le messianisme révolutionnaire avait besoin d’un idéal plus grandiose que le matérialisme dialectique. Il a soutenu celui de la victoire sur la mort et les cieux. Mais l’idée cosmiste était étouffée par la doctrine officielle marxiste-léniniste. Durant la perestroïka et après la chute de l’URSS, le cosmisme, à la faveur de la levée de la censure, a donc eu un succès certain parmi des citoyens soudain privés d’idéologie. Le cosmisme a été très à la mode dans les années 1980 et 1990. Aujourd’hui, en quête d’une idéologie nationale, Vladimir Poutine revendique ouvertement l’héritage de Tsiolkovski. Il le cite pour montrer que le projet russe de conquête spatiale est dirigé par des motifs idéalistes et généreux — contrairement, d’après lui, à la logique américaine de domination mercantile de tout ce qui existe. À ma connaissance, il n’a jamais cité Fiorodov. Le projet de résurrection des ancêtres est tout de même trop délirant pour un président ! En revanche, le transhumanisme a fait son apparition en Russie. Son projet est de cryogéniser les morts pour les faire revivre dès que la technologie le permettra. L’une des figures du transhumanisme russe actuel, Danila Medvedev, a répondu à mes questions. Selon lui, « en Russie nous avons un pouvoir religieux et un pouvoir séculier. On peut parfaitement envisager de transplanter la tête du patriarche orthodoxe de Moscou Kirill sur le corps du président Poutine. Ainsi nous obtiendrons un leader unifié ». Si cela ressemble à une boutade, cette idée saugrenue suggère que les fantasmes scientifico-religieux, qu’ils soient cosmistes ou transhumanistes, n’ont pas totalement déserté la Russie contemporaine. Qui sait si Vladimir Poutine, qui s’est arrogé le droit de rester au pouvoir jusqu’en 2036, ne rêve pas, lui aussi, de vaincre la finitude… Quoi qu’il en soit, en exaltant les penseurs nationalistes et impérialistes, en croyant dur comme fer à la notion pseudo-scientifique de passionarité, ou énergie des peuples, créée par l’historien Lev Goumilev, le dirigeant russe, comme les cosmistes, veut faire de la Russie bien plus qu’un simple pays : une idée.

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Buste de Nikolaï Fiodorov à Borovsk. Photo : autotravel.ru

Un extrait du livre

En 2014, une personnalité politique de premier plan, le nationaliste de gauche Dmitri Rogozine, publie une tribune retentissante sur les projets spatiaux russes. Il est alors vice-président du gouvernement russe, mais il deviendra en 2018 le directeur général de l’agence spatiale russe, Roscosmos. En pleine crise avec les Occidentaux au lendemain de l’annexion de la Crimée par la Russie, ce 11 avril 2014, il réaffirme les ambitions de son pays : installer une base permanente sur la Lune et, de là, viser Mars et d’autres planètes du système solaire. Dans un style que n’aurait pas renié Nikolaï Fiodorov et Konstantin Tsiolkovski, il écrit : « Notre pays était voué à devenir une grande puissance spatiale dès la naissance de notre État. C’était prédéterminé par le caractère national du peuple russe, habitué à penser dans des catégories globales et prêt à sacrifier son quotidien au nom d’une idée. Le cosmos russe, ce n’est pas seulement la définition durable de l’espace qu’occupent la cosmonautique nationale et l’industrie spatiale. Le cosmos russe, c’est une question d’identité pour notre peuple, c’est un synonyme de peuple russe. C’est pourquoi la Russie ne peut vivre sans le cosmos, hors du cosmos, et ne peut éteindre ses rêves de conquête de l’inconnu, propres à l’âme russe. »

Expliquer la conquête spatiale par l’identité nationale — et non seulement par le progrès des sciences et des techniques —, c’est un moyen pour l’État de refonder l’idéologie de la conquête spatiale sur un sol plus profond que le rationalisme soviétique. La référence au cosmisme, né avant la révolution, est implicite, mais évidente. Nous avons pu le vérifier en demandant à l’un des acteurs actuels du programme spatial russe de répondre à nos questions sur ce point. Alexandre Baourov, après avoir été le directeur adjoint du centre de recherche de Roscosmos en 2018 et 2019, est désormais consultant indépendant sur les affaires spatiales. Il publie régulièrement des analyses dans des revues influentes. Le jour du soixantième anniversaire de l’envol de Gagarine dans l’espace, par exemple, il affirme dans La Russie dans la politique globale, le 12 avril 2021, qu’« utiliser aujourd’hui […] l’image de leader cosmique est un objectif primordial de la politique de soft power des relations internationales de la Russie ». Le 18 mai 2021, dans la même revue, associée au Foreign Affairs américain, il salue le projet russo-chinois d’installation d’une base sur la Lune, « car “les ressources lunaires” ne sont pas seulement des matériaux dans les roches du sol lunaire ou le transport de touristes dans des “hôtels lunaires”. C’est encore une localisation unique pour observer et contrôler la surface terrestre et les pas des autres puissances à mesure de leur expansion dans le grand espace cosmique du système solaire. C’est sans nul doute un point important de présence dans le XXIe siècle, d’un point de vue scientifique et commercial ». Il nous confirme que « certaines idées du cosmisme peuvent être retrouvées dans le programme actuel de Roscosmos. L’assimilation de l’espace par les humains est un des objectifs officiels fixés par Roscosmos et qui provient directement du cosmisme ».

En ce qui concerne l’expansion spatiale, selon Baourov, « elle est perçue positivement par les élites gouvernementales. Il existe une forte culture expansionniste dans l’État russe depuis sa création. C’est ce qui a motivé l’expansion sibérienne au XVIe autant que la conquête spatiale au XXe siècle. Cette culture est d’ailleurs également ancrée dans la population. Il y a une volonté d’être le premier quelque part et de découvrir ».

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Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.

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