Comment le Kazakhstan a été secoué par un conflit au sein de son élite dirigeante

Malgré les déclarations officielles des autorités kazakhes selon lesquelles les manifestations qui ont eu lieu début janvier 2022 auraient déstabilisé le pays, plusieurs éléments indiquent que ce sont bien plutôt des règlements de comptes au sein de l’élite gouvernante qui ont été le principal déclencheur des remous au Kazakhstan. On peut désormais tenter d’en tirer quelques conclusions.

La première phase des manifestations au Kazakhstan était paisible. La population s’est soulevée à cause de la dégradation de la situation socio-économique, avec une hausse de la pauvreté et du chômage et un grand surendettement des foyers. Le facteur supplémentaire de l’explosion sociale était l’augmentation des prix (en premier lieu, celui du gaz). Mais les manifestants n’exigeaient pas seulement la baisse des prix du gaz : ils avaient des exigences politiques telles que la démission du gouvernement, le retrait de la scène politique du premier président du pays, Noursoultan Nazarbaïev, l’instauration du suffrage pour les akims (les gouverneurs des régions et les maires des villes), l’organisation de nouvelles élections parlementaires, etc.

Lors de la deuxième phase, à Almaty, les manifestants ont été rejoints par la jeunesse des banlieues ainsi que des régions. Des ceintures « potentiellement explosives » se sont formées il y a longtemps autour de toutes les grandes villes du Kazakhstan. C’est particulièrement vrai pour Almaty, un aimant qui attire des jeunes venant d’autres régions et de la campagne. Beaucoup d’entre eux sont sans emploi stable, exercent des métiers peu qualifiés et touchent une petite rémunération. Ils représentent une masse marginale et socialement agressive qui a déjà causé des désordres à Almaty en 2013, lors du concert d’un chanteur connu. Il s’agit d’une masse de jeunes gens d’un niveau socio-économique faible, de peu d’éducation, dont certains relèvent d’une sous-culture criminelle ou affichent des idées extrémistes. Et c’est la faute du système sociopolitique existant, qui n’a fourni aucun soutien à la jeunesse socialement vulnérable, ce qui a mené à l’apparition d’une « génération perdue ».

Lors de la troisième phase, la jeunesse marginale a été rejointe par des groupes plus organisés liés à cette partie de l’élite kazakhe qui avait décidé de profiter de la situation pour renverser le président Тоkaïev. Cela a créé à Almaty une sorte de vacance du pouvoir, pour quelques jours, puis a provoqué des affrontements armés dans la ville qui ont fait des victimes parmi les civils. Selon plusieurs témoignages, plusieurs civils ont été tués, qui n’avaient rien à voir ni avec des extrémistes ni avec les bandits. Au cours de ces événements, une de mes connaissances, un talentueux spécialiste en informatique, Nourlan Jaghiparov, a perdu l’un de ses frères, archéologue. La dépouille de ce dernier a été retrouvée à la morgue quelques jours plus tard, portant des traces de violences : bras fracturés, menottes aux poignets, blessures par balle à l’abdomen et au cœur, ce qui rappelait une opération conduite par des professionnels.

Tout cela a eu lieu après que le président du Kazakhstan, Kassym-Jomart Tokaïev, a donné l’ordre de « tirer pour tuer » sur les 20 000 extrémistes et bandits supposés qui auraient attaqué Almaty. D’ailleurs, le président a rapidement cessé d’évoquer ce chiffre. Et ce n’est pas étonnant. À titre de comparaison, le mouvement taliban [en Afghanistan] compte, selon les évaluations, entre 60 000 et 80 000 combattants. La ville d’Almaty aurait-elle été attaquée par l’équivalent d’un quart de l’armée des talibans ? Cela ne semble pas crédible ! En revanche, alors qu’aucune preuve de l’existence de ces terroristes ou extrémistes n’était visible, le pays a vu déferler une vague d’interpellations de journalistes, de blogueurs, d’activistes de la société civile, de participants à des manifestations paisibles, tous accusés d’avoir provoqué des désordres.

Les autorités semblent avoir eu besoin de présenter à la communauté internationale un grand nombre d’« extrémistes » et de « bandits » tels qu’évoqués par le président. L’affaire a finalement tourné au scandale, lorsqu’une des chaînes de télévision kazakhes a montré un homme censé être un combattant étranger et ayant fait de prétendus aveux. Il s’agissait en réalité d’un célèbre musicien de jazz, originaire du Kirghizistan voisin, venu à Almaty pour donner un concert. Des manifestations ont eu lieu au Kirghizistan pour protester, les autorités de ce pays ont envoyé une note officielle au Kazakhstan, et elles l’ont contraint à libérer et rapatrier le musicien.

Le chiffre de « 20 000 extrémistes et bandits » était un prétexte utilisé par Tokaïev pour faire venir au Kazakhstan des forces armées de l’OTSC [Organisation du traité de sécurité collective, réunissant la Russie, l’Arménie, le Bélarus, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan, NDLR] : non pour combattre les soi-disant terroristes mais pour soutenir Tokaïev dans le conflit à l’intérieur de l’élite gouvernante kazakhe. L’arrestation de Karim Massimov, le président du KNB, le Comité de sécurité nationale, montre que, dans cette bataille interne, Tokaïev ne faisait confiance ni à ses propres services spéciaux ni aux autres formations armées. D’ailleurs, le ministre de la Défense du Kazakhstan, Mourat Bektanov, a été congédié un peu plus tard, lui aussi. Il s’est avéré que les structures de force ne représentent que des instruments de règlement de comptes au sein de l’élite, au lieu d’assurer la sécurité nationale du pays, qui a commencé tout à coup à ressembler à une « tortue sans carapace ». Et c’est un signal dangereux car le monde entier a vu que le Kazakhstan, avec son système de sécurité, était un tigre en papier que l’on pouvait écraser facilement. Cela fait peur d’imaginer ce qu’il en adviendrait en cas d’agression extérieure par un adversaire plus sérieux.

L’arrivée des forces armées de l’OTSC au Kazakhstan a déclenché le passage d’une partie significative de l’élite gouvernante dans le camp de Tokaïev. Mais chaque chose a son prix. Le recours à l’OTSC dans les affaires internes du pays indique que la politique multivectorielle pratiquée au Kazakhstan depuis son indépendance a vécu et que le pouvoir va désormais mener sa politique intérieure et extérieure en tournant la tête en direction de Vladimir Poutine, donc en perdant une partie de sa souveraineté. Poutine est l’un des bénéficiaires de cette situation. Qui plus est, il est important pour le Kremlin que le président Tokaïev soit compromis aux yeux de la communauté internationale après le massacre de victimes civiles à Almaty, sur son ordre. Tokaïev risque de se retrouver au même rang que le président du Bélarus Aleksandre Loukachenko, dont le pays, au fond, s’est transformé en satellite de la Russie.

Notons également que la crise au Kazakhstan a considérablement renforcé le président Тоkaïev face à la partie de l’entourage de Nazarbaïev avec laquelle il avait été en conflit (sans avoir de conflit avec Nazarbaïev lui-même). À la fin de l’année dernière, Nazarbaïev avait annoncé qu’il voulait céder à Тоkaïev son poste de président du parti pro-présidentiel Nur Otan. Il y avait plusieurs raisons à cela. Premièrement, il souhaitait renforcer Tokaïev aux yeux de l’appareil d’État qui, après 2019, continuait à le considérer comme un numéro deux et sabotait ses décisions, alors que la situation socio-économique se dégradait. De surcroît, cela laissait entendre que Tokaïev pourrait se représenter à l’élection présidentielle, en 2024. Ce qui ne convenait pas à une partie de l’entourage de Nazarbaïev.

Tout porte à croire que c’est précisément cette décision, ainsi que le fait que Nazarbaïev soit tombé si gravement malade qu’il risquait de mourir inopinément, qui a décidé Karim Massimov et probablement un membre de la famille de Nazarbaïev à porter un coup contre Tokaïev en utilisant les manifestations pour déstabiliser le pays. Massimov était probablement lui aussi un possible candidat au poste de président. Or, Nazarbaïev misait sur Tokaïev. Cela se confirme par la déclaration publique inattendue qu’il a faite le 18 janvier 2022, pour annoncer qu’il prenait sa retraite et appelait tout le monde à soutenir Tokaïev. Alors que Nazarbaïev n’était pas apparu en public depuis le 28 décembre 2021, cette déclaration permettait à Tokaïev de démontrer qu’il n’y avait eu aucune révolution de palais et qu’il avait obtenu son pouvoir légitimement, des mains du premier président.

Désormais, Тokaïev a déjà entamé des purges au sein de l’élite. Il s’agit en premier lieu d’un nouveau partage de propriété. Dans mon livre Déformation de la verticale, publié en 2019, j’avais analysé tous les problèmes kazakhs, les angles morts, les bombes à retardement dans la société et le conflit potentiel au sein de l’élite gouvernante, qui représentent une menace pour le pays. Malheureusement, c’est exactement ce qui s’est passé. Par ailleurs, les allusions que Tokaïev a faites dans son discours devant le Parlement (après avoir repris le contrôle de la situation) à propos des oligarques et des groupes financiers et industriels rappellent les actes de Poutine fin 1999, une fois qu’il a obtenu le pouvoir des mains de Boris Eltsine.

Poutine a alors très rapidement procédé à un « nettoyage » dans le milieu des oligarques : il s’est entendu avec certains, en a puni d’autres, tandis qu’un troisième groupe a fui. De même, Tokaïev a appelé certains groupes oligarchiques à partager leurs biens. Il a décidé d’en punir d’autres (y compris parmi les membres de la famille du premier président) en divulguant la liste des sociétés placées sous leur contrôle. Il a mis en garde contre toute fuite des capitaux. Mais après avoir dit « A », il faut dire « B ». Il faudrait exiger aussi le retour des capitaux « de l’ombre », cachés dans les zones offshore par nos élites.

Enfin, ces événements ont démontré que seules des réformes socio-économiques et politiques réelles peuvent neutraliser les tensions sociales qui se sont accumulées depuis longtemps et sont restées ignorées du pouvoir. Tokaïev se trouve à la croisée des chemins, où il a encore le choix de la direction à prendre : une réforme profonde du système ou la conservation du statu quo politique qui, avec le temps, ferait de lui un Nazarbaïev bis. Le changement de gouvernement ne résoudra pas ces problèmes, car le gouvernement n’est qu’une partie d’un système bureaucratique inefficace à tous les niveaux. C’est exactement ce que j’appelle le « Nazarbaïev collectif ».

Le président de la Géorgie Mikheil Saakachvili l’avait bien vu à son époque, quand il était arrivé au pouvoir en 2003. Il avait compris que verser du vin nouveau dans de vieilles outres n’avait pas de sens, on n’obtiendrait que du vinaigre. Il a pu changer le pays grâce à un renouvellement, à 90 %, de l’élite du corps judiciaire et des forces de l’ordre par le recrutement de nouveaux agents de l’État qui n’étaient pas « contaminés » par des relations clientélistes et corrompues.

Chez nous, même si le gouvernement essaie de travailler efficacement, il sera confronté au sabotage de ses décisions à des niveaux inférieurs de l’appareil d’État. Avant de répondre à la question : « Que faire ? », il conviendrait de réformer tous les programmes nationaux et faire le monitoring de tous les moyens qui ont été dépensés pour leur réalisation. Les citoyens du Kazakhstan en ont assez de l’irresponsabilité collective des fonctionnaires qui aiment recommencer à partir d’une feuille blanche, sans jamais avoir à rendre des comptes pour les échecs précédents. Comme le dit la blague : « On a d’abord créé le problème, puis on a pris la tête d’un mouvement pour le résoudre. »

Traduit du russe par Olesya Bereza

Politologue, universitaire, publiciste et éditeur kazakh. Directeur du Risk Assessment Group, une organisation non gouvernementale de conseil. Auteur de six livres et d'un film sur la famine de 1932-33 au Kazakhstan

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