Crise en Bosnie-Herzégovine : Poutine va-t-il chercher une « revanche » aussi dans les Balkans ?

La menace militaire russe qui pèse sur l’Ukraine et, par extension, sur la Mitteleuropa (l’Europe centrale et orientale, parfois appelée « médiane ») focalise l’attention des diplomates et stratèges sur l’isthme Baltique-mer Noire et le bassin Pontique. Encore ne faut-il pas oublier que ladite Mitteleuropa recouvre tout l’espace entre la Baltique, la mer Noire et l’Adriatique. Les Balkans (le Sud-Est européen) recoupent en partie cet espace.

Les sources sont en note de bas de page.

Or, deux décennies après la fin des guerres qui déchirèrent l’ex-Yougoslavie, l’ordre régional instauré par les Occidentaux dans la décennie 1990 s’y révèle fragile et menacé. À la tête de la République serbe de Banja Luka (capitale historique de la Krajina, en Bosnie), Milorad Dodik met en cause l’avenir de la Bosnie-Herzégovine, avec de possibles conséquences dramatiques dans la région. Nul doute que Vladimir Poutine et les siens, nostalgiques des « stratégies obliques » soviétiques, ne cherchent à user de ce trublion comme d’un levier, afin de prendre leur revanche sur la guerre du Kosovo (1999) et de pousser leur avantage. Aussi importe-t-il de dresser le paysage géopolitique des Balkans, une zone dans laquelle rôde le spectre de la guerre.

Entre Adriatique, mer Noire et Méditerranée orientale

Les Balkans constituent un ensemble géopolitique situé entre la mer Adriatique, la Méditerranée orientale et la mer Noire. Ils s’arrêtent là où cesse l’influence de l’Église orthodoxe, sur la côte dalmate (Croatie) à l’ouest, en Voïvodine (Serbie) et en Transylvanie (Roumanie) au nord. Cette péninsule relève de ce que les géographes allemands nommaient la Mitteleuropa, cette « Europe médiane » qui s’étire de la mer Baltique à la mer Noire et à l’Adriatique. D’une superficie d’environ 400 000 km2, la péninsule Balkanique est montagneuse et compartimentée. Elle comprend une douzaine de peuples et neuf États, dont le Kosovo. Cette géographie politique, ethnique et linguistique complexe est la résultante d’une histoire tourmentée, marquée par la succession des empires, les Balkans constituant à la fois un carrefour géopolitique et un refuge pour les populations locales qui ont conservé leurs particularismes. Ces territoires ont appartenu à l’Empire byzantin puis, au cours du XIVe siècle, sont passés sous domination ottomane : « Balkans » est un mot turc qui signifie « montagnes1 ». Après s’être étendus au nord, dans la plaine hongroise, les Ottomans vont jusqu’à menacer Vienne (voir les sièges de 1529 et 1683). La contre-offensive de l’empire d’Autriche commence dès la fin du XVIIe siècle et, dans les deux siècles qui suivent, les Ottomans perdent constamment du terrain. Les peuples réfugiés dans les montagnes deviennent alors des acteurs historiques, leurs élites s’emparant du principe des nationalités pour accéder à l’existence politique sous la forme d’un État-nation.

Les grandes puissances du XIXe siècle, Russes et Autrichiens notamment, interfèrent dans les luttes des peuples balkaniques contre les Ottomans et rivalisent pour prendre la succession de la « Sublime Porte », tout en veillant dans le cas des Anglais et des Français à ce que les détroits restent turcs, afin de contrer la stratégie russe des « mers chaudes » (guerre de Crimée, 1853-1856). La formation d’États à prétention nationale en Serbie et en Bulgarie (1878), sur des territoires où les nationalités sont enchevêtrées, permet à la Russie d’entrevoir une percée vers la mer Méditerranée (la conférence de Berlin, en 1878, contrarie cette ambition qui reposait sur la constitution d’une Grande Bulgarie pro-russe). Dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale, l’Allemagne développe son influence au sein même de l’Empire ottoman (voir la construction du chemin de fer Bagdad-Berlin, ou Bagdadbahn). Cet ensemble de conflits entrelacés constitue la fameuse « question d’Orient », ponctuée de guerres dites « balkaniques » (voir celles de 1912-1913).

À l’issue du premier conflit mondial, la désintégration de l’Empire ottoman et celle de l’empire d’Autriche renouvellent les situations géopolitiques locales. Alliés des vainqueurs, les dirigeants serbes obtiennent un « royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes », qui regroupe les Slaves du Sud. Malgré l’usage du serbo-croate, cette « Yougoslavie » est fragilisée par les fortes oppositions ethniques et religieuses ainsi que les disparités de développement. Disloquée au cours de la Seconde Guerre mondiale, la Yougoslavie est ensuite reconstituée sous la férule de Tito. Le conflit avec Staline et l’expulsion de la Yougoslavie hors du Kominform (1948) privent l’URSS de l’accès à la mer Adriatique et aux bouches du Kotor. Tout en bénéficiant d’un discret soutien occidental, Tito engage son pays dans la voie du « non-alignement » (rencontre tripartite de Brioni, 1956 ; conférence de Belgrade, 1961).

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Les chefs d’État chinois et yougoslave Deng Xiaoping et Josip Broz Tito en 1977. Photo : everydaylifeinmaoistchina.org

Un « protectorat » occidental contesté par Moscou

À la mort de Tito, en 1980, la Yougoslavie se balkanise. En 1991, la proclamation d’indépendance de la Croatie et de la Slovénie est suivie d’une guerre avec les troupes serbes de Belgrade ; le conflit se déplace ensuite en Bosnie-Herzégovine, cette république fédérative constituant une sorte de mini-Yougoslavie, puis au Kosovo. Ces guerres (Bosnie-Herzégovine, 1992-1995 ; Kosovo, 1999) suscitent le renouveau du thème de l’amitié russo-serbe et de la solidarité orthodoxe, et ce bien que Boris Eltsine n’ait guère la volonté et les moyens d’engager une épreuve de force avec l’Occident sur cette question géopolitique. La situation ouvre aussi des opportunités géopolitiques à la Turquie, sur des terres autrefois ottomanes. Après l’imposition de la paix en Bosnie-Herzégovine2 (accords de Dayton, 14 décembre 1995) et au Kosovo (mars-juin 1999), des troupes sont déployées sous drapeau de l’OTAN pour stabiliser la région. Le Kosovo est placé sous une sorte de protectorat occidental. Avec l’appui des États-Unis et de l’OTAN, l’Union européenne et ses États membres s’engagent dans une opération de « nation-building » qui vise à éradiquer les racines des conflits en promouvant l’État de droit et le développement économique. Quant à la Yougoslavie, où Slobodan Milosevic est chassé du pouvoir l’année qui suit la guerre du Kosovo, elle est réduite à la Serbie, la Macédoine (1991) et le Monténégro (2006) ayant accédé à l’indépendance. En 2008, l’ancienne province du Kosovo, très majoritairement peuplée d’Albanais, opte à son tour pour l’indépendance. Le fait est reconnu par une grande partie de la communauté internationale mais la cause des Serbes du Kosovo reste puissante en Serbie et en Russie.

Depuis la fin des guerres d’ex-Yougoslavie, les diplomaties occidentales négligent quelque peu les Balkans. Certes, l’OTAN a accueilli la Bulgarie et la Roumanie (2004), la Croatie et l’Albanie (2009), le Monténégro ensuite (2017), ce qui lui assure le contrôle de tout le littoral septentrional de la Méditerranée, depuis Gibraltar jusqu’à la frontière turco-syrienne. Si le cas de la Macédoine reste en suspens, c’est du fait d’une longue querelle avec la Grèce sur l’appellation de cette ancienne République yougoslave. Cette querelle est réglée en 2018, lorsque ce pays prend le nom de « République de Macédoine du Nord ». La Roumanie et la Bulgarie (2007) ainsi que la Croatie (2013) ont intégré l’Union européenne. En revanche, le débat sur l’élargissement de cette dernière aux « Balkans occidentaux » prive Bruxelles d’un levier pour encourager les réformes et la résolution des problèmes géopolitiques en Macédoine, en Bosnie-Herzégovine, en Serbie et au Kosovo. La stagnation économique, le crime organisé et la fragilité de la route des Balkans, ainsi que les « passions » nationalistes, travaillées par une diplomatie russe active et irréductible à son volet énergétique, sont susceptibles de dégénérer, avec de graves répercussions sur la stabilité géopolitique de l’Europe instituée.

On rappellera notamment que la Russie et la Serbie sont liées par un « partenariat stratégique », Belgrade bénéficiant également d’un statut d’observateur auprès de l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective). Après la poussée russe en Ukraine (Crimée, Donbass) et le retour de Moscou dans l’Orient méditerranéen (Méditerranée orientale, Proche-Orient), les Balkans pourraient devenir à nouveau une zone de fortes tensions.

Ainsi l’avenir de la Bosnie-Herzégovine, assemblage d’une Fédération bosno-croate et d’une République serbe, est-il suspendu aux décisions du chef nationaliste serbe, Milorad Dodik, aiguillonné par Moscou3. Le 10 décembre 2021, celui-ci a fait adopter par le Parlement de Banja Luka des résolutions qui impliqueraient une sortie des institutions bosniaques dans un délai de six mois, soit le 10 juin prochain. Il menace de recréer des institutions bosno-serbes parallèles à celle de la Bosnie-Herzégovine, notamment une armée4.

Pékin à la manœuvre

L’analyse géopolitique doit aussi prendre en compte l’intérêt croissant de Pékin pour les Balkans, un fait qui met plus encore en évidence les négligences des capitales européennes dans cette région. La crise de la dette publique en Grèce et la récession économique ont provoqué un vide, en partie rempli par la Chine populaire. En 2016, l’armateur chinois Cosco a massivement investi dans le port du Pirée et Pékin a entrepris de financer la modernisation de l’axe ferroviaire Le Pirée-Budapest, via Belgrade, vers les marchés d’Europe centrale. Un certain nombre de compagnies chinoises investissent parallèlement dans des institutions locales, dont un Centre de recherche sur les infrastructures situé à Sofia, ce qui renforce son influence. Au vrai, l’approche chinoise est plus large. En 2011, Budapest a accueilli un forum économique, le « 16 + 1 », qui rassemblait la Chine populaire et seize pays d’Europe centrale et orientale. L’année suivante, à Varsovie, ce regroupement a été institutionnalisé et il est régulièrement réuni sous l’égide de la Chine, dispensatrice de capitaux dans ce qui est parfois comparé à un nouveau bloc de l’Est. La Grèce a ensuite rejoint ce « 16 + 1 » (2019), forum que la Lituanie a pour sa part quitté (2021).

L’ouverture d’un « corridor balkanique » chinois et les investissements corrélés s’inscrivent dans le cadre du programme OBOR (One Belt, One Road), lancé en 2013, depuis renommé BRI (Belt and Road Initiative), i.e. les « nouvelles routes de la soie ». Les tenants et aboutissants de la liaison entre Le Pirée et Budapest, plus encore ceux du forum « 16 + 1 », vont bien au-delà de la géoéconomie. L’influence diplomatique et le lobbying politique en constituent la face obscure. Pour exemple, lorsque la Cour permanente d’arbitrage de La Haye a estimé que la République populaire de Chine n’avait pas de « droits historiques » sur la majeure partie des eaux stratégiques de la mer de Chine du Sud (2016), la Hongrie, la Grèce, la Croatie et la Slovénie ont contribué à atténuer le ton et la portée de la déclaration conjointe de l’Union européenne sur cette question. Sont également en jeu les mécanismes de surveillance des investissements chinois, dans les secteurs stratégiques, que la Commission européenne, Paris et Berlin entendent renforcer. En somme, la région des Balkans, déjà objet de rivalités entre la Russie et les Occidentaux, voient s’affirmer un nouvel acteur géopolitique soucieux d’y développer son influence multiforme. Il faut y ajouter la Turquie qui, par ailleurs membre de l’OTAN et associée à l’Union européenne, a son propre jeu géopolitique dans la région. Sa présence y est particulièrement visible à Sarajevo et en Bosnie-Herzégovine ou encore en Albanie. Parallèlement et de manière contre-intuitive, Ankara prend soin de développer ses relations politiques, diplomatiques et commerciales avec la Serbie.

Et maintenant ?

Dans l’ordre des priorités, le sort de la Bosnie-Herzégovine est le plus préoccupant. Le projet séparatiste du leader nationaliste serbe Milorad Dodik, soutenu par Moscou et d’autres capitales, menace de mettre à nouveau le feu à la « poudrière balkanique ». Son dessein géopolitique rappelle celui de Radovan Karadzic, son prédécesseur à la tête de la République serbe de Banja Luka, à l’époque où Slobodan Milosevic mettait en œuvre de Belgrade son plan d’une Grande Serbie. Le projet de Milorad Dodik s’inscrit dans la même logique de formation d’entités ethniques homogènes, avec ce que cela implique pour des territoires historiquement composés de diverses ethnies. Nonobstant ses manœuvres de rapprochement des instances euro-atlantiques, le président de la Serbie, Aleksandar Vucic, n’est pas insensible à un tel projet.

Vladimir Poutine, dont la ligne directrice est de détruire l’ordre international de l’après-guerre froide afin de reconstituer le système géopolitique de la « Russie-Soviétie », se montre également très attentif aux transformations de la situation. Le 9 janvier dernier, une milice issue des Loups de la nuit (un club de bikers nationalistes russes) était à Banja Luka, manifestant ainsi de manière ostensible les préférences du maître du Kremlin. Et ce en présence de l’ambassadeur de Russie et de représentants diplomatiques de la République populaire de Chine. Haut représentant international en Bosnie, l’Allemand Christian Schmidt peut, à juste titre, évoquer une « menace existentielle » pesant sur l’avenir de cette confédération. Au-delà du sort de cette dernière, les Balkans pourraient être le théâtre d’un prochain affrontement diplomatique avec la Russie.

Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.

Notes

  1. L’étymologie du mot renvoie au « sang » et au « lait ».
  2. Après les accords de Dayton, signés à Paris (14 décembre 1995), la paix et la stabilité de la Bosnie-Herzégovine reposent sur un délicat équilibre entre les deux entités qui la composent : la République serbe de Banja Luka et la Fédération bosno-croate. Un haut représentant international en Bosnie, le diplomate allemand Christian Schmidt actuellement, est chargé de suivre l’application des accords de Dayton. Moscou et la République serbe de Banja Luka lui dénient toute légitimité et exigent la suppression de cette fonction (Pékin également).
  3. Homme fort de la République serbe de Banja Luka, Milorad Dodik est membre de la présidence tripartite de Bosnie-Herzégovine. Les deux autres membres sont le Bosno-musulman Sefik Dzaferovic et le Croate Zeljko Komsic.
  4. Le 9 janvier 2022, date anniversaire de la création de la République serbe de Banja Luka (9 janvier 1992), Milorad Dodik a fait défiler des hommes en armes dans les rues de sa « capitale ». Les pressions conjuguées de l’Union européenne et des États-Unis ne l’ont pas dissuadé d’aller de l’avant dans la mise en œuvre progressive de son projet séparatiste.

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