À Kyïv, le mur du souvenir des héros tués

La propagande russe n’a pas réussi à priver de conscience tous les citoyens russes. Les meilleurs parmi eux éprouvent un cuisant sentiment de honte face à la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine depuis février 2014, et même avant, si l’on compte les victimes de Maïdan. Lors de sa conférence de presse avec Emmanuel Macron, le 7 février 2022, cette guerre a de nouveau été faussement décrite par Vladimir Poutine comme une guerre civile où « le peuple du Donbass » se bat contre « le régime ukrainien issu d’un coup d’État ». Voici un texte de l’intellectuel russe Sergueï Medvedev décrivant ses sentiments face aux événements.

Je ne voulais pas poster ces photos, car elles reflètent une expérience personnelle forte. Mais maintenant je pense que je dois le faire. Fin août, j’étais à Kyïv à l’invitation d’amis pour présenter mon livre. À ma grande honte, j’y étais pour la première fois, un vrai manquement dans ma géographie personnelle : j’ai parcouru l’Europe et la moitié du monde, mais je commence à peine à découvrir les pays voisins. C’était une belle journée de fin d’été, la ville était paresseuse et détendue, le feuillage exubérant des parcs et des boulevards bruissait, le Dniepr près de l’île Troukhanov étincelait, les dômes de la cathédrale Sainte-Sophie et du beffroi brillaient. Depuis le monument à Khmelnitsky, nous avons emprunté la descente Volodymyrsky en direction du monastère Saint-Michel, visible de loin avec ses façades baroques bleu ciel. En m’approchant, j’ai remarqué que le mur du monastère, à droite de la porte, était orné de centaines de portraits rectangulaires. « Qu’est-ce que c’est ? » ai-je demandé à mes amis de Kyïv, et ils m’ont répondu qu’il s’agissait du mur du souvenir des héros tombés pendant la guerre russo-ukrainienne.

Les laissant derrière moi, je me suis dirigé vers le mur. Il y avait des centaines, des milliers de portraits de combattants tombés au combat, de jeunes garçons et d’hommes adultes, en tenue de camouflage et en tee-shirt, des photos sérieuses provenant de papiers administratifs et des photos amusantes provenant d’albums de famille, pères, fils, petits-enfants, frères, neveux, classés par date de décès, mois après mois, année après année, jusqu’en août 2021 (et des dizaines d’autres depuis), section après section, sur quelques centaines de mètres. Des visages, des visages, des visages, près de cinq mille personnes assassinées par mon pays — avec ses armes, en son nom, sous ses ordres, avec son (et donc mon) argent. Il m’est difficile de revivre ce que j’ai éprouvé alors et d’en parler. Pendant cette journée ensoleillée à Kyïv, je marchais le long du mur, une boule dans la gorge et des larmes dans les yeux, ressentant une douleur et une honte brûlante, regardant ces visages et demandant leur pardon. Il y avait beaucoup de fleurs, de drapeaux et de fanions accrochés au mur, mais la place était vide, et seul un homme aux cheveux gris était assis, immobile, sur un banc près d’une des sections, fixant une photographie. Je n’ai pas osé m’approcher de lui.

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Photo : Sergueï Medvedev

Le mur a été inauguré en 2015, le 29 août, date du premier anniversaire de la fusillade d’Ilovaïsk. Les combattants ukrainiens, pour la plupart des volontaires, quittaient l’encerclement par un corridor vert, comme convenu, mais ils ont été abattus par des mercenaires russes — 223 personnes ont alors péri. Aujourd’hui, presque chaque jour, de nouveaux portraits s’ajoutent au mur : alors que nous spéculons sur la possibilité d’une attaque russe contre l’Ukraine, elle a déjà eu lieu, la guerre dure depuis presque huit ans et récolte méthodiquement sa moisson sanglante. Je ne crois toujours pas qu’il y aura une invasion, une opération militaire, mais je sais que, quoi qu’il arrive, l’Ukraine restera debout, et c’est sur ce front que l’histoire séculaire de l’empire prendra fin, que le dragon se cassera les dents, avec ou sans guerre. Je comprends mieux maintenant Karl Jaspers, qui a écrit dans l’Allemagne d’après-guerre qu’il y avait une culpabilité collective et une responsabilité collective des Allemands, et que si la culpabilité est une catégorie juridique, la responsabilité est morale. Cette responsabilité, je l’assume : pour la Crimée, et pour les encerclés d’Ilovaïsk, et pour l’hystérie guerrière à laquelle mon pays s’adonne depuis six mois, et pour ces visages sur le mur du monastère Saint-Michel.

(L’original a été publié sur la page Facebook de l’auteur, le 28 janvier 2022.)

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Sergueï Medvedev est un universitaire, spécialiste de la période postsoviétique, dont le travail s’enrichit des apports de la sociologie, de la géographie et de l’anthropologie de la culture. Il a remporté le prestigieux Pushkin Book Prize 2020 pour son livre The Return of the Russian Leviathan, qui a été largement salué aux États-Unis et en Grande-Bretagne, ainsi qu’en France (sous le titre Les Quatre Guerres de Poutine, Buchet-Chastel, 2020).

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