La crise internationale provoquée par la pression du Kremlin sur l’Ukraine, considérée comme un pseudo-État voué à la destruction, a pour vertu de préciser les lignes de force de la configuration stratégique mondiale. D’une part, l’expression de « nouvelle guerre froide » n’est plus l’objet d’un déni freudien : de l’espace euro-atlantique à l’indo-pacifique, les Occidentaux sont confrontés à une alliance sino-russe. D’autre part, les États-Unis demeurent une « puissance européenne » qui ne saurait se détourner du Vieux Continent sans gravissimes effets et contrecoups.
Dans la présente situation, Washington prend soin de se concerter avec ses principaux alliés européens. Ainsi le « Quad euro-atlantique » — un directoire informel qui associe les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne — apparaît-il au grand jour. Ce « minilatéralisme » est nécessaire, mais il serait bel et bon que la Pologne, puissance-clé à la frontière orientale de l’OTAN, y soit associée.
Un « Occident kidnappé »
De fait, la France et l’Allemagne, ce prétendu « couple » qui tend à considérer l’Europe comme une sorte de copropriété, peinent à prendre en compte la Pologne dans les rapports de pouvoir à l’intérieur des instances euro-atlantiques (Union européenne et OTAN). Il est vrai que l’euroscepticisme du parti Droit et justice (le PiS), actuellement au pouvoir, ne facilite pas les ajustements à opérer. Il importe pourtant de prendre la juste mesure de ce pays et des transformations intervenues ces trois dernières décennies, qui font de cet allié européen un candidat putatif au Quad euro-atlantique1.
Pendant la guerre froide, la Pologne était l’incarnation même de cet « Occident kidnappé », décrit par le Tchèque Milan Kundera : « culturellement à l’Ouest, politiquement à l’Est, géographiquement au centre ». Après cette « guerre de Cinquante Ans » (Georges-Henri Soutou), la Pologne post-communiste fut à la pointe de la transition vers la démocratie libérale et l’économie de marché. Elle était alors campée comme modèle politique et économique. Ces dernières années, l’accès au pouvoir du PiS a changé l’image internationale du pays2. En regard des traités et des engagements pris au sein de l’Union européenne, la Pologne fait désormais figure de « pays de l’Est » à la dérive : un exemple de « démocratie illibérale ».
Laissons là pourtant le débat sur l’État de droit — un syntagme dont la définition est parfois floue —, la séparation des pouvoirs et les rapports entre droit national et droit européen. Sur ce dernier point, notons simplement que l’interprétation de la Cour suprême polonaise ne semble pas si éloignée de celle faite par le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe (primauté de la Constitution nationale et vision de l’Union européenne comme « union d’États »). L’approche de la Pologne qui est la nôtre, dans les limites de cet article, est d’abord diplomatico-stratégique et géopolitique, l’objectif général étant de renforcer la « barrière de l’Est » qui doit contenir les ambitions révisionnistes russes.
Assurément, il serait exagéré de voir en la Pologne un nouveau « grand » européen, capable de s’imposer à la direction des affaires européennes, concurremment avec la France et l’Allemagne. Néanmoins, sa situation stratégique, entre Baltique et mer Noire, aux confins orientaux de l’Europe, ainsi que les efforts déployés sur le plan diplomatique et militaire, confèrent à ce pays une influence certaine. De pivot géopolitique, la Pologne se transforme en un acteur géostratégique capable d’agir sur son environnement régional.
D’aucuns présentent ce pays comme une sorte de polytraumatisé dont la perception des réalités internationales serait faussée par une « russophobie » atavique et irrationnelle ; il faut ici revenir à l’histoire. Victime de cinq partages territoriaux en deux siècles et demi, la Pologne est une ancienne nation dont le passé douloureux commande de puissantes représentations géopolitiques. Si l’instabilité interne fut à l’origine de diverses tribulations, sa vulnérabilité historique découle du voisinage avec l’Allemagne et la Russie. Dans le contexte géostratégique actuel, la menace russe s’impose.
La longue hostilité de la « Russie-Soviétie »
De longue date, la Russie et la Pologne entretiennent une relation conflictuelle. Si la partie russe met en exergue l’occupation temporaire de Moscou par des troupes polonaises, au « temps des troubles3 » (1598-1613), force est de constater que cet épisode pèse peu en regard de la destruction de la Pologne en tant qu’État (1793-1795) et de la répression du mouvement national polonais au XIXe siècle (« L’ordre règne à Varsovie »). Deux décennies après la reconstitution d’un État polonais, le pacte germano-soviétique (23 août 1939) détermina un nouveau partage de la Pologne entre Hitler et Staline. S’ensuivirent massacres (Katyn, avril-mai 1940) et déportations. Et lorsque les troupes soviétiques, trois ans après le lancement de l’opération Barbarossa, parvinrent à reprendre les territoires conquis par l’Allemagne hitlérienne, Moscou imposa à la Pologne une longue période d’occupation (1944-1991).
Après la dislocation de l’URSS, Moscou et Varsovie cherchèrent bien à refonder leur relation. À ces fins, les deux pays signèrent un traité de coopération amicale et de bon voisinage (22 mai 1992). Les exportations polonaises vers la Russie augmentèrent considérablement, sans compenser les importations massives de gaz. Pourtant, dès 1993, la Russie marqua son opposition à l’entrée de la Pologne dans l’OTAN. Lors de conversations avec son homologue américain, Boris Eltsine poussa l’outrecuidance jusqu’à lui demander l’Europe4. Il lui fallut renoncer. La Russie accepta de signer avec l’OTAN un « acte fondateur » (27 mai 1997). En contrepartie de ce partenariat privilégié, elle ne s’opposa plus à l’entrée de la Pologne, de la République tchèque et de la Hongrie dans l’OTAN. Cela devrait suffire à clore la légende urbaine moscovite selon laquelle les Alliés n’auraient pas tenu les promesses faites à la Russie5.
Malgré le développement des relations commerciales entre la Pologne et la Russie, les questions de sécurité prirent rapidement le dessus. Dès les années 2000, la Pologne s’inquiétait de la militarisation de la partie occidentale de la Russie, des grandes manœuvres militaires « Zapad », du déploiement de missiles Iskander dans l’enclave de Kaliningrad (ex-Königsberg), plus généralement du révisionnisme géopolitique russe exprimé par la doctrine de l’« étranger proche ». Depuis, le discours de Vladimir Poutine sur le « monde russe », prononcé lors du rattachement manu militari de la Crimée (18 mars 2014), a donné plus d’ampleur à cette ambition.
Pour contrebalancer la puissance russe, les dirigeants polonais comptent d’abord sur l’engagement des États-Unis en Europe et la vitalité de l’OTAN. Bien entendu, les agressions militaires russes en Géorgie (2008) et en Ukraine (2014) renforcèrent ce tropisme. Tout au plus le soutien apporté au projet de « défense européenne » vise-t-il à préserver les positions diplomatiques polonaises au sein de l’Union européenne et à prévoir une « roue de secours ». Significativement, c’est la Pologne qui accueillit le sommet au cours duquel fut décidé le renforcement de la « présence avancée » de l’OTAN, en Europe centrale et orientale (sommet de Varsovie, 8-9 juillet 2016).
Une puissance-clé aux frontières orientales de l’Europe
Cet investissement géopolitique dans le système transatlantique (les relations américano-polonaises et l’OTAN) s’accompagne d’un notable effort militaire. La menace russe aux frontières orientales de l’Europe et la vétusté des forces armées nationales ont conduit Varsovie, dès 2013, à concevoir des programmes d’investissement de grande ampleur, afin de moderniser son appareil militaire. L’engagement pris en 2017 par le gouvernement polonais de mobiliser 45 milliards d’euros supplémentaires pour les quinze prochaines années, la création du « cluster » Polska Grupa Zbrojeniowa, qui regroupe 60 entreprises de défense, ainsi que l’augmentation des effectifs militaires depuis 2015 (144 000 hommes contre 95 000 en 2015) placent la Pologne dans le groupe des pays qui contribuent de manière significative au réarmement de l’Europe6. Le budget de la défense y dépasse 2 % du PIB.
Parallèlement, la Pologne élargit sa surface diplomatique. Sur l’axe mer Baltique – mer Noire, sa politique régionale en fait une puissance émergente, garante avec ses voisins et alliés de la stabilité en Europe médiane (la Mitteleuropa). Certes, le groupe de Visegrad (le V4) n’a pas toute la cohérence qu’on lui prête. Constitué en 1991 pour préparer l’entrée de la Pologne, de la Hongrie et de la Tchécoslovaquie dans les instances euro-atlantiques, ce groupe permet de défendre des positions communes au sein de l’Union européenne et de se distinguer du duo franco-allemand, notamment en matière de politique migratoire. Les quatre pays fondateurs ont également signé un pacte militaire : la coopération de défense d’Europe centrale (14 mars 2014).
Pourtant, la perception et l’approche polonaises de la Russie ne sont pas totalement partagées par ses alliés centre-européens, notamment la Hongrie de Viktor Orban, marquée par le philo-poutinisme et ambiguë sur l’Ukraine (voir la question des minorités de langue hongroise, dans la Subcarpathie ukrainienne). En revanche, l’Initiative des trois mers, lancée en août 2016 sur proposition de la Pologne et de la Croatie, a une certaine amplitude7. Si cette coopération régionale est axée sur le développement des infrastructures entre Baltique, mer Noire et Adriatique, l’espace couvert correspond à la « Pologne-Lituanie » d’antan8. Soutenue les États-Unis, l’Initiative des trois mers devrait développer sa dimension énergétique. Du point de vue polonais, l’enjeu est plus large et cette initiative préfigure une « Europe jagellonienne »9.
La Pologne est aussi partie prenante d’autres « formats » diplomatiques, aux objectifs limités et circonscrits. Inauguré en 1991, le « triangle de Weimar » est un forum qui réunit Paris, Berlin et Varsovie. Depuis l’entrée de la Pologne dans l’OTAN et dans l’Union européenne, ce « triangle » a perdu de son importance ; il serait hâtif de voir dans l’escale d’Emmanuel Macron à Berlin, le 8 février dernier, la résurrection de ce cadre (Emmanuel Macron y a retrouvé Olaf Scholz et Andrzej Duda). Instauré en 2020, le « triangle de Lublin » rassemble la Pologne, la Lituanie et l’Ukraine, avec un double objectif : soutenir la candidature de Kyïv aux instances euro-atlantiques et promouvoir le développement de l’Initiative des trois mers. Dans la foulée, un « trio associé » entre la Pologne, la Géorgie et la Moldavie a vu le jour (2021). Enfin, un « triangle de coopération » entre la Pologne, l’Ukraine et le Royaume-Uni pourrait être fondé10.
Pour conclure
En somme, il appert que la Pologne, par sa situation stratégique et dans un contexte de fortes tensions, du fait aussi de son poids propre et de sa politique étrangère, ne doit pas voir son importance minorée. Le pays n’est plus cet « ex-PEP » (pays à économie planifiée) qui, une génération plus tôt, amorçait une transition politique et économique dont il s’efforçait d’être le meilleur élève. Certes, la Pologne n’est pas en mesure de ravir à la France et à l’Allemagne leur leadership européen. Tout au plus dispose-t-elle, avec le soutien du groupe de Visegrad, et de quelques autres pays d’Europe centrale et orientale, d’un pouvoir d’obstruction au sein de l’Union européenne.
Il reste que la Pologne dispose d’un réel poids diplomatique et militaire en « Europe médiane », sur le flanc oriental de l’OTAN, ainsi prudemment nommé (un « flanc » redevenu une ligne d’opposition Est/Ouest). Et si Vladimir Poutine faisait le choix de l’option militaire en Ukraine ou bien lançait des opérations dites « hybrides » contre certains pays européens, ce « flanc » deviendrait un front, avec la Pologne comme bastion stratégique et point d’appui. L’efficacité du processus politico-militaire « otanien », la défense de l’Europe et les équilibres géopolitiques au sein du monde occidental demandent que la place et le rôle de la Pologne soient reconsidérés : elle devrait rejoindre un futur « Quint » euro-atlantique.
Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.
Notes
- À proprement parler, il n’y a pas de candidature : ce directoire informel repose sur le principe de la cooptation. La participation à une telle instance implique un certain poids diplomatico-militaire et la volonté d’exercer des responsabilités allant au-delà d’une définition limitative des intérêts nationaux. Sur le « minilatéralisme » et le rôle du Quad euro-atlantique, voir Tony Corn, « L’âge des directoires et l’avenir de la France », Le Débat, 11, 1er septembre 2014.
- Au pouvoir entre 2005 et 2007, le PiS dispose d’une majorité législative depuis novembre 2015 et gouverne donc la Pologne. Fondé en 2001 par Jarosław Kaczyński et son frère Lech Kaczyński, le PiS est un parti national-conservateur et eurosceptique.
- En 1603, un premier « faux Dimitri » se fit passer pour le fils d’Ivan le Terrible et donc l’héritier légitime de la Moscovie. Soutenue par des magnats polonais, une armée composite (Polonais, Lituaniens, mercenaires allemands, exilés russes et cosaques) lui permit d’entrer à Moscou, ce qui déclencha une guerre polono-russe (1605-1618).
- Sur ce point, voir l’entretien entre Bill Clinton et Boris Eltsine, à Istanbul, le 19 novembre 1999 (p. 562).
- Sur la question plus générale des négociations américano-soviétiques à propos de l’OTAN, au moment où l’Allemagne s’acheminait vers sa réunification, voir Olivier Schmitt, « L’OTAN et la Russie : aux sources des tensions », DSI, hors-série n° 57, décembre 2017–janvier 2018. Sur les rapports entre la Russie et l’OTAN depuis la fin de la guerre froide, voir « Les relations OTAN-Russie : rétrospective », site de l’OTAN, 2020.
- Le 26 octobre 2021, le PiS a déposé un projet de loi sur « la défense de la patrie » qui a pour objectif de moderniser et d’adapter les forces armées polonaises aux menaces qui pèseraient sur le pays, avant tout du côté de la Russie.
- Cette initiative entre en résonance avec le projet d’Intermarium de Joseph Pilsudski, fondateur de la Deuxième République polonaise. Voir Françoise Thom, « La vision géopolitique de Pilsudski », Journée d’étude du Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen sur le mouvement Prométhée (avril 2008), in La Marche à rebours, Presses de la Sorbonne, 2021.
- La Pologne-Lituanie est l’autre appellation de la « république des Deux Nations ». De 1569 à 1795, cette république aristocratique regroupait le royaume de Pologne et le grand-duché de Lituanie. Cette « Première République » s’étendait de la Baltique à la mer Noire, sur une superficie environ deux fois supérieure à celle du royaume de France à la même époque.
- Outre la Pologne et la Croatie, l’Initiative des trois mers inclut la République tchèque, la Slovaquie, la Hongrie, la Lituanie, la Lettonie, l’Estonie, l’Autriche, la Slovénie, la Roumanie et la Bulgarie. Elle a été fortement soutenue par l’Administration Trump. Pour sa part, Joe Biden a d’abord cherché un accord avec l’Allemagne, dans la perspective d’un recentrage sur la menace chinoise.
- Prévue pour le 1er février dernier, l’annonce officielle a été reportée du fait d’une indisposition de Liz Truss, secrétaire d’État au Foreign Office. Toujours est-il que le Royaume-Uni s’affirme comme un partenaire stratégique essentiel pour l’Ukraine (un accord de 2 milliards de dollars, fourniture d’armes antichars, construction de navires et de bases navales).