Un habitant de Donetsk : « On a du mal à imaginer qu’avant c’était l’Ukraine »

Anton, étudiant de deuxième année de la faculté de journalisme à l’université de Donetsk, a demandé de ne pas révéler son nom car, dit-il, « la situation est extrêmement tendue en ce moment ». Né dans une petite ville minière, il a passé 8 de ses 18 ans dans le Donbass en guerre, témoin impuissant de la transformation de cette région de l’Ukraine en une enclave russe privée de toute identité ukrainienne. Autrement dit, le terrain était bien préparé pour la dernière et ultime étape — la reconnaissance des entités séparatistes par la Russie.

Propos recueillis par Natalia Kanevsky

Comment les habitants de la DNR (République populaire de Donetsk) ont-ils réagi à la décision russe de reconnaître les deux républiques autoproclamées ?

Les gens sont partagés en deux camps : « pour » et « contre ». Une partie de la population est affreusement effrayée. Une autre partie se félicite. Il faut ajouter que, malgré tout cela, à Donetsk et dans d’autres villes voisines on entend le bruit des tirs et des explosions. Mais il n’y a aucune information concernant les victimes ou les dégâts. Une véritable horreur !

Que disent vos dirigeants ? Qu’est-ce qui va changer, d’après eux, maintenant que la Russie a reconnu les deux républiques autoproclamées ?

C’est cela le problème : personne ne dit quoi que ce soit. La mobilisation militaire continue, ainsi que l’évacuation de civils. Tous les établissements scolaires et universitaires sont fermés. Tout ce que dit notre dirigeant c’est : « Nous avons besoin de récupérer tout le territoire du Donbass », « Nous attendons les forces de maintien de la paix russes », à savoir l’armée russe, et c’est tout.

Qu’est-ce que cela veut dire, « tout le territoire du Donbass » ?

Les frontières de la DNR — selon sa Constitution — c’est l’oblast de Donetsk tout entière. Dans le cas de la LNR (République populaire de Louhansk) — l’oblast de Louhansk tout entière. Tandis que les territoires qui sont actuellement sous le contrôle de ces entités ne représentent qu’un tiers de ces deux régions administratives.

Cela veut dire, que, d’après vos dirigeants, il faut à présent libérer les deux tiers restants de la présence ukrainienne ?

Je n’en ai aucune idée. Mais tout le monde comprend que, s’ils essaient d’avancer, cela va provoquer un énorme scandale. Aussi, la population des territoires qui sont sous contrôle de l’Ukraine ne souhaite pas faire partie de ces républiques-là. Actuellement, les protestations sont en cours à Marioupol. À présent, il ne nous reste qu’à attendre.

Ta famille n’a jamais pensé à quitter cette région ?

Début 2015, quand la ville de Donetsk s’est retrouvée sous de lourds bombardements, mes parents ont décidé de nous emmener, mon frère et moi, à Saint-Pétersbourg. Nos grands-parents sont restés ici. On a vécu là-bas près d’un an, et on est retournés à la maison en espérant que les accords de Minsk étaient sur le point de tout changer. Malheureusement, nous nous sommes trompés.

Tes parents continuent-ils de travailler comme avant ?

Oui, tous les deux ont gardé leur travail. Mon père travaille dans les mines depuis ses 18 ans, et ma mère est une employée.

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« Le Donbass russe », tel a été le slogan du « forum d’intégration » qui a eu lieu à Donetsk il y a un an. // Chaîne 6TV de la ville de Gorlovka

Comment a évolué la situation économique au Donbass depuis 2014, si l’on prend ta famille comme exemple ?

Pour ce qui est de l’économie, la situation s’est malheureusement empirée. Nous sommes passés à la nouvelle monnaie, le rouble, en 2015. La hrivna ukrainienne n’a plus cours chez nous. Ma famille n’a pas trop souffert, car le salaire moyen d’un mineur est de 30 000 roubles [près de 300 euros, NDLR], tandis que le salaire moyen de la région est de 13 000 roubles [près de 130 euros].

Les cours que tu suis à l’université sont-ils en russe ?

Oui, entièrement. Ce changement est survenu vers 2016. Dans le passé, la plupart des cours étaient donnés en ukrainien. Et puis, tout à coup, c’est devenu l’inverse. Dernièrement, on a totalement annulé l’enseignement de la langue et de la littérature ukrainiennes à l’école. Il n’y reste que la langue et la littérature russes, ainsi que la langue et la littérature « natales » — qui sont aussi enseignées en russe. Dans les établissements d’études supérieures, on ne peut étudier l’ukrainien qu’à la faculté des langues slaves.

Autrement dit, depuis 2015-2016 la présence ukrainienne au Donbass ne se ressent plus du tout.

Non, on ne la ressent plus. Parfois on a même du mal à imaginer qu’avant c’était l’Ukraine. En novembre dernier, il y a eu un festival de science-fiction à Donetsk, « Étoiles au-dessus du Donbass ». Les invités étaient des écrivains russes. Ils disaient qu’ils se sentaient désormais ici comme chez eux, en Russie. Quant aux divers paiements et allocations, je ne sais pas exactement d’où ils viennent, car moi-même, je n’ai encore jamais perçu quoi que ce soit. Je n’ai malheureusement pas de bourse d’étudiant. Je peux seulement dire que ma grand-mère a obtenu sa retraite ici, à Donetsk. Pendant quelque temps, elle avait aussi conservé sa retraite ukrainienne, mais pour continuer de la percevoir il fallait qu’elle aille chaque fois sur le territoire ukrainien. C’était trop compliqué.

Était-il quand même possible, durant ces huit ans, de se rendre en Ukraine depuis le territoire du Donbass ?

La situation était très ambiguë. On pouvait traverser sans difficulté en cas de motif impérieux, par exemple des proches vivant en Ukraine. Le poste de contrôle de notre côté ne posait pas de problème à ceux qui voulaient aller en Ukraine. En revanche, du côté ukrainien de la ligne de séparation, le contrôle était très sévère. D’où l’apparition de nombreuses compagnies de « passeurs » qui proposaient aux gens de traverser la frontière avec la Russie, et par la suite d’accéder à l’oblast de Kharkiv en Ukraine.

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Les rues de Donetsk étaient presque désertes le lendemain de la reconnaissance des « Républiques » par Moscou. // RFERL, capture d’écran

Revenons aux événements de ces derniers jours. Comment les gens au Donbass les ont-ils vécus ?

C’est un véritable enfer. Les gens ont peur. Les gens ont vraiment peur. Sur les réseaux sociaux, certains demandent : « Est-ce que ça va être comme en 2014 ? » J’essaie de les calmer ! Il y a trois jours [le 18 février], Denis Pouchiline [le leader de la république autoproclamée de Donetsk] a déclaré l’évacuation générale de la population. Les gens ont commencé à paniquer. Et ensuite, à Donetsk, on a entendu des explosions. C’était un bruit vraiment infernal. Non pas d’un seul côté, mais de tous les côtés en même temps. Il y avait des sirènes partout. Les gens étaient évacués. Comme dans un film apocalyptique. En plus, il y avait du brouillard, les gens ont fait des vidéos montrant des rues vides dans le brouillard, avec les sirènes qui hurlent. C’était vraiment effrayant. À Gorlovka et Makeïevka, c’était pareil. Ailleurs aussi. Pendant l’escalade des derniers jours, les rapports de l’OSCE parlaient de 500 à 600 violations du régime de cessez-le-feu, c’est énorme. Les observateurs de cette organisation sont présents à Donetsk et suivent la situation. Leur mission n’a jamais pris fin. Ils publient systématiquement des rapports, que je suis. Par comparaison : avant cette escalade, le régime de cessez-le-feu a été violé, selon leurs rapports, de 130 à 200 fois par jour.

Ces rapports, disent-ils qui est à l’origine de ces violations ?

Malheureusement, la mission de l’OSCE garde le silence à ce sujet. Ils donnent uniquement le nombre des tirs et des explosions constatés, c’est tout. Et quand tu entends des explosions et des tirs de tous les côtés, tu ne comprends plus rien. Tu restes assis dans ton coin, paralysé par la panique.

Peut-on dire avec certitude ce qui a commencé en premier : les tirs ou l’évacuation ?

Avant que l’évacuation ne commence, il n’y avait pas d’escalade ni de pic de tension susceptible de provoquer l’évacuation. Même en 2014 il n’y avait pas eu d’évacuation organisée, les gens pouvaient partir à leur initiative. Et là, on a reçu cet ordre d’évacuation inattendu. Certes, il y a eu des explosions, mais pas au point qu’il faille évacuer les gens. Et juste après le début de cette évacuation, il y a eu une escalade brutale partout.

L’entretien a été enregistré le 21 février au matin, et mis à jour le 22 février au soir, à la suite de la reconnaissance par la Russie des deux républiques séparatistes.

Née à Sébastopol, elle a construit sa carrière en Israël et en France, en tant que journaliste et traductrice. Installée en France depuis 2013, elle était la correspondante de Radio Free Europe / Radio Liberty à Paris. Elle est à présent la correspondante en France de la radio publique d’Israël, ainsi que traductrice et interprète assermentée près la Cour d'Appel d'Amiens.

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