Nous transcrivons les propos du journaliste ukrainien Vitaly Portnikov qui, dans une vidéo diffusée le 1er mars, constate le basculement de la Russie dans une criminalité d’État déployant toute sa violence. Les Russes, estime-t-il, n’ont qu’une possibilité pour changer le cours des choses : se débarrasser d’un régime qui les transforme en parias miséreux.
La Russie essaie d’effacer nos villes de la surface de la terre. Aujourd’hui, après que la Russie a lancé des frappes de missiles sur le centre historique de Kharkiv, il est devenu tout à fait évident pour quiconque regarde les images vidéo que ces actions sont inhumaines et, surtout, insensées. Il n’y a aucune, absolument aucune installation militaire sur la place centrale de Kharkiv — d’ailleurs, il ne peut pas y en avoir à cet endroit. Il n’y a pas non plus de troupes ukrainiennes sur la place centrale de Kharkiv — on n’en trouve d’ailleurs généralement pas sur les places centrales des villes en temps normal. Mais la frappe a néanmoins eu lieu précisément à cet endroit.
Et je tiens à vous rappeler que ce n’est pas la première frappe de l’armée russe sur le centre historique d’une ville ukrainienne. La même chose s’est produite à Tchernihiv — la Tchernihiv des manuels d’histoire — et d’ailleurs, pas seulement des manuels ukrainiens, mais russes aussi. Quelle peut donc bien être la valeur de tous ces manuels consacrés au berceau de nations fraternelles si les forces armées russes détruisent de sang-froid les monuments du passé, ceux-là mêmes qu’elles estiment communs à nos nations ? Cela relève probablement d’un grand secret — à la fois militaire et national — que de parler d’une communauté [une culture partagée, NDLR] et de ne pas y croire, de ne pas y accorder la moindre valeur.
Mais bon, c’est de l’histoire ancienne. Et pourtant, Kharkiv est une ville dans laquelle un très grand nombre de personnes non seulement parlent russe, mais ont aussi des parents et des amis dans la Fédération de Russie. Et je me demande alors : comment ces parents et amis regardent-ils maintenant de sang-froid leur écran de télévision… D’accord, la télévision russe ne leur montre pas cela, mais ils apprennent sur Internet et au téléphone que leurs proches sont bombardés et que leurs villes sont rasées. On ne sait pas du tout comment les Russes peuvent vivre paisiblement après cela, en croyant que rien de spécial ne leur arrive, que le plus important, c’est que leurs salaires et pensions soient payés et qu’ils soient autorisés à partir en vacances en Égypte et en Turquie. Je ne comprends pas s’il leur reste de l’humanité. Nous assistons actuellement à la déshumanisation la plus banale de la société russe, à l’instar de la déshumanisation de l’Allemagne nazie sous Adolf Hitler.
Les personnes qui vivaient dans l’Allemagne hitlérienne étaient au courant des camps de concentration, où étaient détenus non seulement des étrangers, mais aussi leurs connaissances et leurs proches, des prisons où les gens étaient torturés. Ils savaient qu’une guerre terrible se déroulait à l’est de leurs frontières, mais aussi à l’ouest, et partout ailleurs. Mais ils considéraient cela comme parfaitement normal et ne comprenaient pas vraiment pourquoi ils devaient s’indigner de cette guerre, puisque telle était la volonté du Führer, « l’expansion de l’espace vital ». Eux-mêmes pensaient qu’ils vivraient bien et même mieux sous cette guerre — en tout cas mieux qu’à l’époque d’avant la folie du national-socialisme.
N’est-ce pas la même chose avec les Russes ? Cette indifférence n’est-elle pas évidente depuis un an ? Et, semble-t-il, maintenant que la pire guerre du XXIe siècle a commencé, que le monde civilisé tout entier s’est révolté contre la Russie et ses dirigeants, les gens devraient au moins comprendre quelque chose. Ils devraient voir que leur président est devenu fou — si ce n’est pas littéralement, alors dans le sens politique du terme. Que pour satisfaire ses ambitions ou pour retourner dans la soi-disant Union soviétique à l’occasion du centenaire de la création de cette puissance autoritaire, il est prêt à littéralement rayer l’Ukraine de la carte ! Avec leurs parents, leurs amis, leurs souvenirs d’enfance.
Dans cette offensive, comme nous pouvons le voir, il n’y a même pas de tentative pour combattre selon les règles. Nous sommes exactement cent ans en arrière, lorsque les centres historiques des villes étaient détruits, lorsque personne ne se souciait du sort des civils. Mais à l’époque, les pays étaient au moins formellement conquis. Maintenant, tout se passe sous prétexte de libération : Poutine « libère » l’Ukraine des nazis qu’il a inventés, agissant à la manière de son prédécesseur Adolf Hitler. Je ne le comparerais même plus à Staline, car Poutine, je dirais, est monté d’un cran. Ce n’est pas un hasard s’il parle si bien l’allemand — il a probablement lu tous les ouvrages dont il a besoin dans l’original.
Mais qui peut être « libéré » si bientôt il n’y a plus personne dans ces villes ? Les habitants partent à l’ouest par centaines de milliers. Pas en Russie, mais vers cet Ouest très détesté, vers les pays de l’Union européenne. Personne ne veut être « libéré » par Poutine. Personne ne veut que l’Ukraine devienne un allié de la Russie, et, à coup sûr, personne ne veut que l’Ukraine devienne une extension de la Russie. Et comment peut-il en être autrement, quand la Russie elle-même démontre au monde sa brutalité, sa volonté de tuer et de piller, quand les missiles balistiques russes tombent sur des zones résidentielles paisibles ? Un tel cauchemar ne peut être arrêté que par un mur. Et si les Ukrainiens ont la chance de défendre leur pays, ce mur apparaîtra au sens politique, littéral et civilisationnel. Parce que le monde civilisé n’a pas d’autre moyen que d’isoler la Russie et de s’isoler de la Russie — et, j’en suis vraiment désolé, il n’y aura pas malheureusement d’autre issue dans les prochaines décennies.
Ce que nous voyons aujourd’hui est la démonstration éclatante de la criminalité de tout un État, et les Russes eux-mêmes n’ont qu’une seule possibilité pour changer le cours des choses — se débarrasser du régime qui les transforme en parias miséreux. Toutefois je ne suis pas du tout disposé à inciter les citoyens de la Fédération de Russie à prendre ce genre de mesures. Je ne doute pas que la majorité ne répondra à aucun appel. Il ne me reste plus qu’à exprimer ma sympathie à ceux qui, en Russie, sont horrifiés par ce dont nous sommes les témoins : horrifiés et désespérés. Je comprends très bien combien il est difficile pour eux de se trouver au milieu de gens qui aiment la guerre et le meurtre. Je compatis avec ces personnes et leur conseille de quitter la Russie dès que possible. C’est probablement la seule chose qu’elles puissent faire aujourd’hui pour leur propre avenir.
Transcrit et traduit de la vidéo YouTube (en russe).
Vitaly Portnikov est l’un des plus célèbres journalistes ukrainiens. Esprit analytique, il a travaillé aussi bien pour la presse écrite que pour la télévision. Il a toujours activement soutenu le combat des Ukrainiens pour la liberté, notamment pendant l’Euromaïdan.