Face aux démons de la puissance, la leçon de Dostoïevski

L’histoire nous apprend que toute puissance finit par s’épuiser elle-même. Nul doute que le projet de Poutine court à l’échec. Mais nous ne savons ni le jour ni l’heure et pas même le comment de cet échec. Celui-ci ne signera pas la disparition définitive de la logique de puissance, car la fascination qu’elle exerce est grande. Dostoïevski lui-même nous en avertit.

C’est peu de dire qu’une immense tristesse s’est abattue sur nous, depuis que Vladimir Poutine a ordonné aux troupes russes d’entrer en Ukraine pour « maintenir la paix ». La manière dont il avait maintenu la paix en Tchétchénie ou en Syrie ne laissait aucune illusion sur ce qu’il comptait faire, sauf à se mentir à soi-même. Nous le savions, comme une possibilité. Désormais, nous en sommes témoins, comme une réalité. Et encore ne l’appréhendons-nous qu’à travers les images qui défilent sur nos écrans, pendant que les Ukrainiens l’éprouvent dans leur chair, le paient de leur sang, de leur vie, de celles de leurs proches et même de celles de leurs enfants… Chaque enfant tué, c’est toute une descendance qui ne vivra pas… Et c’est vrai aussi pour les conscrits russes embarqués dans un combat qui n’est évidemment pas le leur, dans lequel ils n’ont que leur vie à perdre.

Nous savons que cette violence ne s’effacera pas. Qu’elle inscrit profondément dans les corps et les esprits des traumatismes qui vont hanter non seulement les survivants, mais les générations futures. Des traumatismes irréparables contre les conséquences desquelles les victimes devront lutter longtemps pour tenter de s’en affranchir.

Et ce ne sont pas seulement les Ukrainiens, même si c’est sur eux que s’abattent les bombes…

Tous, à des degrés divers, nous sommes mis à l’épreuve. La liberté, l’égalité — celle de nos voix respectives dans la délibération démocratique lorsqu’il s’agit de partager le poids du présent, en particulier dans sa dimension tragique, et de faire face à l’avenir, de sorte qu’il soit vivable pour les générations qui vont nous suivre — et la fraternité — celle qui nous fait reconnaître en l’autre notre semblable dont la présence nous oblige éthiquement —, à quel prix les évaluons-nous ?

La question n’est pas neuve, mais aujourd’hui elle s’impose brutalement.

C’est une question que nous pose aussi, de manière criante et urgente — ne l’oublions pas — la crise écologique, car celle-ci ne disparaît pas pour autant et ne nous laisse pas davantage le temps de tergiverser — C’est aussi l’un des effets collatéraux désastreux de la guerre de Poutine que de nous faire perdre du temps pour dégager des solutions praticables à l’échelle de la planète.

Quel prix, la vie ? La vie digne de ce nom : libre, responsable, solidaire…

Nous savons bien que nous ne sommes pas exempts de reproches quant à la manière dont nous-mêmes, dans les sociétés démocratiques, exerçons cette liberté, cette responsabilité, cette solidarité. Mais au moins nous pouvons en débattre et faire de ce débat le principe d’une quête permanente de justice, à condition que nous en ayons le courage.

Du courage, de la lucidité, nous en avons manqué maintes fois… Vis-à-vis de Poutine, de Xi Jinping et de quelques autres qui entendent ordonner le monde par la force selon leur vision propre… Ceux-là étendent sur le monde leur aile noire, déterminés à aller aussi loin que possible, jusqu’à ce qu’ils aient épuisé leurs propres ressources. Si rien ne vient s’opposer à leur logique, ils ne s’arrêteront pas ici ou là — sinon temporairement, le temps de préparer un nouvel assaut…

Ce qui s’oppose aujourd’hui, en Ukraine et donc en Europe, ce sont fondamentalement deux modes d’être. Celui de la puissance, qui vise à la totalité, et celui de l’être avec, qui trouve en l’autre à la fois sa limite et son partenaire pour vivre. Comme nous l’a appris Levinas, la totalité s’oppose à l’infini. L’être avec, c’est l’infini du dialogue, de la responsabilité pour trouver ensemble les chemins de la vie. D’une vie avec où, de proche en proche, être avec l’autre donne à l’avenir sens et possibilité, et dont la démocratie est la forme politique. Tout le contraire de la puissance, où le chef, habité par ce que Claude Lefort appelait « la fantasmagorie de l’Un »1, dicte sa loi à tous ceux qu’il assujettit. Lefort parlait à juste titre de la « fascination » qu’exerce « un seul ». Depuis des années, Poutine œuvre à mettre en place, non seulement dans son pays, mais dans le monde, une telle fascination pour la puissance. On a vu émerger, depuis qu’il règne en Russie, d’autres figures de ce type : Trump, Erdogan, Bolsonaro… D’une certaine façon, c’est un mythe comparable qui a conduit une partie du peuple britannique à choisir le Brexit, c’est-à-dire la sortie de l’Union européenne dont le principe est précisément l’avec qui réunit ses membres.

Précisons que Poutine, et Xi Jinping et consorts n’ont pas le monopole de l’être selon la puissance. Dans l’ordre de l’économie, la bataille de la puissance aussi fait rage et tend à imposer sa loi, à refuser les nécessaires limitations. L’état pitoyable de la planète en témoigne…

Le désespoir contre lequel nous devons lutter, c’est celui qui nous pousse à croire que la puissance — ou la « force », pour reprendre la terminologie du philosophe Jan Patočka2, porte-parole de la Charte 77, mort après avoir été tabassé par la police politique tchécoslovaque en mars 1977 — est irrésistible, qu’elle récapitule tout sur son axe, que tout se ramène à l’apparente efficacité de son calcul. Celui qui nous incite à penser que parce que nous ne tenons pas en main la certitude de la victoire contre le mal, il faudrait renoncer à vouloir lui faire obstacle, renoncer à croire que vivre selon le mode de l’être avec est infiniment plus porteur de vie à l’avenir que la puissance par laquelle Poutine et quelques autres prétendent mener le monde, quitte à semer la terreur et la mort dans leur course folle à l’hégémonie.

Poutine, si l’on relit Les Démons, œuvre ô combien prophétique de Dostoïevski, c’est au fond la combinaison de ces deux grands cyniques que sont Nikolaï Vsevolodovitch Stavroguine et Piotr Stepanovitch Verkhovenski. Le nihilisme qui les hante trouve sa résolution chez le premier dans un appétit de jouissance totalement désinhibé, et chez le second dans une volonté de puissance par lequel il tente de donner sens à la conviction que le monde n’a pas de sens. L’un et l’autre ne reculent devant aucun mensonge… Poutine et ses affidés non plus. Nous voyons chaque jour avec quelle facilité ils nient les évidences et prêtent à ceux qu’ils veulent détruire leurs propres intentions criminelles, l’obstination méthodique avec laquelle ils sèment la confusion pour asseoir leur règne. La confession de Liamchine, dans la conclusion du roman, énonce clairement le mode opératoire : « […] ébranler systématiquement les bases, ruiner systématiquement la société et les principes ; […] démoraliser les gens, tout transformer en masse informe, faire chanceler la société, la rendre malade, triste et sceptique, pour qu’elle soit possédée, alors, par la soif impérieuse d’une pensée directrice quelconque… » 3

Voilà ce qu’affrontent, en première ligne, les Ukrainiens, parce qu’ils ne veulent pas vivre dans le mensonge et la terreur. Voilà ce à quoi nous devons nous-mêmes résister. Bien sûr, en les aidant et en faisant tout ce qui est raisonnablement possible — car il faut en même temps prévenir autant que faire se peut le risque d’un embrasement général – pour que s’effondre la puissance qui les agresse. Il est aussi nécessaire de lutter inlassablement chez nous contre ceux qui travestissent la vérité, qui la rendent illisible, qui la noient dans le brouillard des demi-vérités ou de la fausse complexité… Et pour tenir dans cette épreuve qui, n’en doutons pas, sera longue, il nous faut enfin, dès à présent, travailler sur nous-mêmes, en renforçant chez nous la liberté, la responsabilité et la solidarité.

L’histoire nous apprend que toute puissance finit par s’épuiser elle-même. Nul doute que le projet de Poutine court à l’échec. Mais nous ne savons ni le jour ni l’heure et pas même le comment de cet échec. Celui-ci ne signera pas la disparition définitive de la logique de puissance, car la fascination qu’elle exerce est grande. Dostoïevski lui-même nous en avertit. Si, dans la troisième partie de son roman, la ville se rassemble pour éteindre l’incendie allumé par l’un des « démons », tandis que Stavroguine se suicide4, l’écrivain laisse entendre que la menace ne s’éteint pas totalement, puisque Verkhovenski s’enfuit et gagne Saint-Pétersbourg où il pourra continuer à répandre son venin. L’écrivain ajoute, pour que nous soyons bien prévenus, que trois mois après les événements qu’il raconte, une fois le calme revenu, certains considéraient Verkhovenski « comme un génie, au moins, « de génialement doué » ». Le combat n’est donc jamais fini, mais c’est en lui que se forgent les aptitudes à « la vie avec » et à la démocratie.

Jean-François Bouthors est journaliste et essayiste, collaborateur de la revue Esprit et éditorialiste à Ouest-France. Il est auteur de plusieurs livres dont Poutine, la logique de la force (Éditions de l’Aube, 2022) et Démocratie : zone à défendre ! (Éditions de l’Aube, 2023). Il a été, avec Galia Ackerman, l’éditeur des livres d’Anna Politkovskaïa aux Éditions Buchet/Chastel.

Notes

  1. Claude Lefort, La complication. Retour sur le communisme. Paris, Fayard, 1999.
  2. Son essai « Les guerres du XXe siècle ou le XXe siècle en tant que guerre », publié dans Essais hérétiques (Verdier, 1981), apparaît d’une brûlante actualité pour comprendre ce qui anime Vladimir Poutine.
  3. Fédor Dostoïevski, Les Démons, trad. André Markowicz, Actes Sud, 1995.
  4. Notons au passage que le romancier évacue, dans la dernière phrase de son livre, l’hypothèse de la folie de Stavroguine. Le mal commis n’a pas cette excuse !

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