Josef Zissels : « Nous aurions dû affronter cette guerre bien mieux préparés »

Josef Zissels a été un militant pour les droits de l’Homme en URSS, il a fait de la prison pour ses convictions. Il est co-président du Vaad, l’Union des communautés juives d’Ukraine. Aujourd’hui, cet homme de 75 ans reste à Kyïv pour organiser l’aide aux Juifs et à tous les autres habitants de la capitale à moitié assiégée.

Comment l’Europe doit-elle se comporter vis-à-vis de la Russie ?

Seule une coalition de pays occidentaux, démocratiques, aux côtés de l’Ukraine en guerre, peut vaincre ce monstre. Il n’y a pas d’autre moyen. Et le monstre, ce n’est pas seulement Poutine, c’est aussi la Russie. C’est la Russie qui a fait monter sur le trône une crapule aussi folle que Poutine. Elle a besoin de lui. L’historien Zoubov écrit que 70 % des Russes soutiennent ses politiques agressives. Donc, toutes les excuses selon lesquelles les sanctions économiques ont des conséquences néfastes pour les Russes ordinaires et ne devraient pas être imposées trop sévèrement sont irrecevables. Si la Russie n’est pas étouffée par ces sanctions, ce sera bien pire.

Lorsque vous dites qu’une coalition de pays européens est nécessaire, alors que l’Ukraine est en guerre, parlons-nous de la nécessité d’une coalition militaire ?

Non, pas encore. Mais l’OTAN doit envisager cette option à l’avenir. L’alliance doit être prête pour ça. Il faut surtout fermer le ciel de l’Ukraine pour que les civils ne souffrent pas, car si les militaires sont en capacité de se défendre pendant des attaques aériennes, les civils ne le sont pas. Ensuite, un blocus économique complet de la Russie est nécessaire. Pas de demi-mesures, telles que : cette banque est bannie, et celle-là non. Un blocus total, un embargo total sur le commerce, soutenu par un maximum de pays, et nous devons punir les pays qui violent l’embargo. Parce que nous avons affaire à une bête enragée.

Beaucoup de volontaires se joignent à nous. 80 000 Ukrainiens sont déjà revenus de l’étranger pour défendre l’Ukraine. De nombreux volontaires du monde entier, y compris Israël, viennent se battre. Mais nous avons besoin d’un flux continu d’aide militaire. Munitions, équipements, tout doit être envoyé. Si vous, les Occidentaux, ne voulez pas vous battre, très bien. L’Ukraine peut se battre. Nous avons 400 000 hommes valeureux et aguerris. On n’a même pas encore appelé tous les réservistes.

Mais quand même, les troupes russes avancent…

Ce n’est pas si simple. L’autre jour, la ville de Tchougouïv a été libérée, dans la région de Kharkiv. Il y a un aéroport là-bas. Et dans certains endroits, nos troupes ont déjà repoussé les Russes à la frontière par laquelle ils étaient arrivés. C’est sur le front de l’est. L’Ukraine résiste à une offensive très lourde. Et elle a réussi à l’arrêter. Presque tous les centres régionaux sont contrôlés par l’Ukraine. Il y en a qui sont quasiment encerclés, comme Tchernihiv et Kharkiv, mais ils sont contrôlés par l’Ukraine. Il y a quelques villes dans le sud, par exemple Kherson, où les Russes semblent être entrés. Et ils ont déjà perdu un millier de personnes là-bas le premier jour. C’est un combat de rue. Être dans les rues ne signifie pas contrôler la ville.

Comment l’autodéfense est-elle organisée ? L’expérience du Maïdan a dû être utile ?

Oui, bien sûr, ça a été utile. Mais plutôt pour la défense du territoire, pas pour les forces armées ukrainiennes. Il y a différents types de défense. Une défense territoriale dans les villes, et dans les zones non urbaines, une défense territoriale des communautés. Et il y a la garde nationale, les policiers sont tous armés. Nous avons donc beaucoup de gens qui sont prêts à défendre l’Ukraine.

Comment Kyïv est-elle approvisionnée ?

Je ne connais pas les voies d’approvisionnement. Mais il y a de la nourriture dans les magasins. Il y a moins de choix, bien sûr. Il n’y a pas de problème avec le pain. Nous avons encore des matières grasses. Il y a un supermarché près de chez moi, j’y suis déjà allé plusieurs fois. Les pharmacies ne fonctionnent pas toutes. Mais l’une de leurs chaînes fonctionne. Les hôpitaux fonctionnent également.

Vous comprenez que dans toute cette propagande russe, la question juive occupe une très grande place.

Il n’y a pas de problème juif en Ukraine. Les Juifs sont des gens comme les autres qui subissent des agressions, qui souffrent comme tout le monde, qui sont évacués, comme tout le monde. Et le Vaad est activement engagé. Nous travaillons chaque jour, du matin au soir, pour aider ceux qui partent, mais également ceux qui restent — et il reste encore 95 % des Juifs. Très peu de Juifs sont partis. Environ 5 000 personnes, dont environ 2 000 accueillis par Israël… C’est une goutte d’eau dans l’océan. Cela ne représente que 2 % des Juifs ukrainiens. En ce moment, je suis en train de vérifier les listes de ceux à qui on va transférer de l’aide aujourd’hui. Les banques fonctionnent. Mais les distributeurs automatiques sont limités. Nous aidons aussi les blessés. On a commencé à m’envoyer de l’argent, je fais des virements aux blessés. Nous travaillons toute la journée. Je négocie avec différentes institutions financières à l’étranger qui sont prêtes à nous aider.

Avez-vous évacué votre propre famille ? Dans quelles conditions ?

Hier, quand ma famille est enfin partie vers la Moldavie, il y avait trois cars, beaucoup de voitures. Un convoi, une escorte armée avec des gyrophares. Ils ont atteint Chisinau à l’aube.

Rabinovitch et Medvedtchouk, les ténors de la Plateforme de l’opposition pour la vie, font-ils des déclarations, ou ont-ils purement et simplement disparu ?

Tout d’abord, ils se sont presque tous retirés d’ici. Ils sont partis. Les quelques personnes qui sont restées ne se permettent plus d’ouvrir la bouche, car elles vont se faire déchiqueter au Parlement. Ils prétendent qu’ils sont aussi avec l’Ukraine. Medvedtchouk s’est enfui, et Rabinovitch était en Israël même avant la guerre, il a le Covid. Ils se préparent à coopérer avec la Russie. L’OPJ [sigle de la Plateforme de l’opposition pour la vie, NDLR] était d’emblée un parti pro-russe. Ils veulent que les Russes viennent et créent un gouvernement fantoche. C’est évident : c’est la cinquième colonne, des collabos.

Selon vous, aucune résistance n’est possible en Russie ?

Il y a des protestations, il y a des gens qui sont contre la guerre. Ils essaient d’avoir leur mot à dire. Mais les policiers les attrapent, ils risquent la prison. La Russie supprime toute velléité de l’opposition et fait pression sur les médias sociaux pour qu’aucune vérité sur les véritables pertes russes et sur la destruction en Ukraine ne sorte. La Russie fait également pression sur Telegram, car beaucoup de chaînes de Telegram transmettent la vérité sur la guerre. C’est un véritable nazisme à la russe. Il en était ainsi sous Staline, il en était ainsi sous Hitler, il en est maintenant ainsi sous Poutine.

Pensez-vous que le seul espoir est que l’Occident devienne encore plus actif ?

L’Ukraine elle-même ne peut pas vaincre cela. Elle peut résister, elle peut empêcher les villes d’être envahies. C’est ce qu’elle fait depuis 12 jours maintenant. Mais la Russie ne peut être vaincue qu’ensemble. Collectivement. Si cela n’est pas fait, la Russie ira plus loin. Elle mangera la Moldavie, puis la Géorgie, l’Azerbaïdjan, puis les pays baltes. Je vous le dis une fois de plus : Poutine ira partout s’il n’est pas arrêté ici et maintenant.

Est-ce que l’Ukraine a été bien préparée à la guerre ?

En trois ans de mandat, Zelensky n’a pas accordé autant d’attention que Porochenko au renforcement de l’armée. Il n’y avait pas assez de fonds, la production militaire ne s’est pas développée. C’est l’erreur de Zelensky. Il a également déclaré quelques jours avant l’invasion qu’il n’en avait aucune confirmation de ses services de renseignement. Nous aurions dû affronter cette guerre bien mieux préparés, cela aurait minimisé les pertes. Maintenant, il est loué et on en fait un héros. Mais c’est un acteur qui joue aujourd’hui le rôle de président d’un pays en guerre. Ce n’est pas lui qui se bat, c’est l’armée. Pas grâce à lui, mais presque malgré lui.

Zelensky ne veut pas se battre. Il veut regarder dans les yeux de Poutine, il veut le rencontrer. Il ne comprend toujours pas. Porochenko aussi voulait la paix au début. Mais Poutine, lui, veut seulement une reddition complète de l’Ukraine. Il n’existe plus de solution à mi-chemin pour lui. Même si l’Ukraine lui promet maintenant de ne pas rejoindre l’OTAN, il ne s’arrêtera pas.

Qu’est-ce qui est le plus inacceptable pour Poutine en Ukraine ?

Il l’a dit en 2008. Pour lui, la plus grande tragédie géopolitique est l’effondrement de l’URSS. Il veut la restaurer. Il a des douleurs fantômes. Une jambe a été coupée et ça fait mal. Un bras, une oreille… Il veut les remettre en place pour que peut-être, ça cesse de faire mal. Il veut reconstruire l’Empire russe à une échelle sans précédent. Il veut que la Russie n’ait de frontière qu’avec elle-même.

Il a prononcé la célèbre phrase selon laquelle les frontières de la Russie ne s’arrêtent nulle part.

C’est une canaille. Et pourtant, certains en Occident l’admirent. Hitler n’était-il pas admiré dans certaines parties du monde occidental pendant la guerre ?

Poutine, il me semble, n’est pas admiré. Du moins en France, il y a une position très dure sur la Russie.

Et pourquoi le gouvernement français essaie de retenir les entreprises françaises qui quittent la Russie ? En tout cas, il n’insiste pas sur leur départ. Les Britanniques et les Américains retirent leurs entreprises de Russie. Et les Français, pour l’instant, les gardent, ils n’insistent pas. La guerre est la guerre, mais les affaires sont les affaires.

Edité par Desk-Russie

Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.

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