Comment les experts, proches du Kremlin ou non, se représentent-ils le monde de l’après-guerre ? Voici ce qu’on peut glaner des médias russes soumis à une lourde censure. Les projets surréalistes prolongeant les rêveries géopolitiques des dernières années camouflent mal le pressentiment du naufrage, et le désir de s’accrocher désespérément à un passé idéalisé.
L’Ukraine
« L’opération militaire se terminera bientôt. Et la paix en Ukraine finira par venir. Mais ce sera la paix selon nos conditions », écrit le journaliste Igor Moïsseïev. Les déclarations de Vladimir Poutine semblent indiquer que la Russie entend remiser les plans de partage de l’Ukraine et s’orienter vers la mainmise sur l’ensemble du territoire ukrainien transformé en province russe : « Les dirigeants actuels de Kiev doivent comprendre que s’ils continuent, l’existence de l’État ukrainien sera remise en cause », a menacé Vladimir Poutine le 5 mars 2022. A en croire le journaliste Timour Cherzad, la Russie mène en Ukraine une « guerre chevaleresque » en s’efforçant de « séparer les nationalistes dans les petites villes de la société ukrainienne (la dénazification), afin que les Ukrainiens puissent à nouveau fusionner avec les Russes, augmentant à la fois la base démographique et géographique du peuple russe. »
Il est cependant clair d’après les propos convergents relayés dans une presse désormais sous contrôle étroit du Kremlin que celui-ci planifie dans une première étape une épuration, voire une extermination de grande ampleur du peuple ukrainien. Le député Andreï Kolesnik, un ancien des Spetsnaz, déterre la formule sinistre de l’époque stalinienne : « Si l’ennemi ne se rend pas, il faut l’anéantir. La Russie n’a ni le droit de revenir en arrière, ni même celui de s’arrêter à mi-chemin. L’Ukraine doit être démilitarisée et les nazis ukrainiens doivent être détruits. »
Ecoutons bien les recommandations d’Alexandre Saveliev, orientaliste, et de Lev Verchiline, blogueur : « La Russie a-t-elle besoin de Kiev et d’autres grandes villes d’Ukraine, où la russophobie est cultivée depuis des décennies ? Est-il possible de restaurer un pays ami de la Russie en un temps historiquement court ? Les dirigeants russes ne doivent pas se leurrer à ce sujet — des repaires de banderovtsy [partisans de Stepan Bandera (1909-1959), dirigeant de l’Organisation des nationalistes ukrainiens, NDLR] existent aujourd’hui non seulement dans les sous-sols des Ukrainiens de l’Ouest, mais aussi dans l’esprit de la jeune génération. Les enfants qui manifestaient sur le Maïdan en 2004 sont eux-mêmes depuis longtemps pères et mères et élèvent leurs enfants conformément à leurs propres idées, largement racistes. La Russie a trop tardé, […] de sorte que les problèmes de sécurité ne peuvent plus être résolus facilement et sans effusion de sang. » Elena Karaieva, journaliste de l’agence officielle RIA Novosti, martèle : « Nous allons procéder à un curetage définitif de ce ventre [ukrainien], qui, on l’a vu, s’est montré encore capable de « porter un reptile » après le premier curetage [en 2014]. »
Pour l’étape suivante, c’est le modèle de la zone d’occupation soviétique en Allemagne (1945-1949 : la future RDA) qui serait appliqué, comme l’annonce Igor Moïsseïev déjà cité : « En aucun cas une catastrophe humanitaire ne doit être tolérée sur le territoire libéré, ce sur quoi compte l’Occident. Chaque municipalité doit avoir un administrateur doté de pleins pouvoirs, qui bénéficie du soutien de l’armée et qui a le droit d’utiliser cette force militaire si nécessaire. S’il le faut, on enverra des commandants militaires dans les régions, comme on l’a fait autrefois dans l’Allemagne libérée, avec des unités militaires qui leur sont confiées ». Si ce modèle est-allemand est appliqué, trois administrations seront chargées de quadriller l’Ukraine : l’armée, les services secrets, et surtout un département de propagande : « Une propagande bien conçue au sein de la population allemande a formé parmi les Allemands jusqu’à ce jour un complexe de culpabilité pour les crimes des nazis. La même propagande doit être menée en Ukraine et poursuivie sans relâche », recommande Sergueï Kozlov, un vétéran des Spetsnaz.
Depuis le 6 mars, les Russes ont pris conscience qu’ils ne peuvent assurer la domination de l’Ukraine par des moyens militaires seulement. L’objectif de l’envahisseur est maintenant d’essayer de désolidariser la population ukrainienne de son armée, en affirmant que pour les militaires ukrainiens la vie des civils ne compte pas, alors que les Russes multiplient les points d’aide humanitaire et offrent des corridors d’évacuation bloqués par l’armée ukrainienne. Moscou est en train de monter une guerre psychologique de grande ampleur en Ukraine, qui doit être prise au sérieux. Qu’on se souvienne de la manière dont la Russie a absorbé la Pologne, magnifiquement décrite par Michelet : « La Russie s’attache surtout à créer une Pologne contre la Pologne, comme un médecin perfide qui, se chargeant de guérir un malade malgré lui, saurait habilement, dans ce corps vivant, susciter d’autres corps vivants, y faire naître des vers. […] Ce n’est pas l’épée des Russes qui a vaincu la Pologne; c’est leur langue qui a opéré la dissolution. »1
Le bouleversement de la scène internationale
C’est Narychkine, le chef du SVR, qui s’est chargé de donner le la du discours de la propagande du Kremlin pour les jours à venir, dans une déclaration le 3 mars 2022. Selon lui, une étape fondamentalement nouvelle de l’histoire européenne et mondiale vient de commencer, caractérisée par « l’effondrement du monde unipolaire et du système de relations internationales fondé sur le droit du plus fort, c’est-à-dire les États-Unis, de détruire d’autres États afin d’empêcher la moindre possibilité de leur transformation en centres alternatifs de puissance. […] Aujourd’hui, la Russie jette un défi ouvert à ce système — en créant un monde véritablement multipolaire, qui n’a jamais existé auparavant et dont tout le monde bénéficiera à l’avenir ». Le conflit actuel en Ukraine offre « Un bon prétexte de procéder à une révision approfondie des régimes et obligations juridiques internationaux, de développer des modalités fondamentalement nouvelles de relations avec l’Occident et avec le monde entier ».
Les commentateurs russes reprennent à l’envi le thème de « l’hégémonie faiblissante des Etats-Unis ». En tête l’infatigable Piotr Akopov de RIA : « L’ordre mondial atlantique, ou plutôt ce qu’il en reste, s’effondrera encore plus vite. L’Occident […] a reculé. […] Les Anglo-Saxons quittent le Moyen-Orient. A moyen terme, ils ne pourront pas contenir la Chine dans la région du Pacifique. Ils sont évincés en Amérique latine et cèdent devant la concurrence en Afrique. Le rideau de fer ne descend pas devant la Russie, malgré l’ampleur des épreuves infligées à notre économie. L’isolement géopolitique menace l’Occident. »
Le politologue Vladimir Mojegov n’est pas en reste : « Que se passera-t-il demain ? Mais il vaut probablement mieux commencer par ce qui va disparaître. Beaucoup de gens, y compris nos partenaires occidentaux, ont encore du mal à comprendre que l’ancien monde n’existe plus. Ni l’ancienne diplomatie (elle est défunte depuis longtemps, on a tout simplement oublié de nous le dire) ; ni les anciennes structures et alliances politiques (y compris l’OTAN elle-même, qui est déjà en train de se défaire). Enfin, disparaîtra l’ancien monde unipolaire. […] Avez-vous remarqué que notre président fait toujours exactement ce qu’il dit ? […] Croyez bien que la demande de ramener l’OTAN aux frontières de 1991 n’est pas une blague, c’est sérieux. La question est : comment y parvenir ? Les anciennes règles ne sont plus, la paix de Yalta n’est plus, le système de sécurité internationale n’est plus. Le nouveau monde est fait par les audacieux. »
La conscience d’avoir perdu durablement l’Europe s’exprime dans nombre d’analyses. Pour certains l’Europe est même en passe de détrôner les Etats-Unis comme ennemi n°1. Le politologue Timofeï Bordatchev, directeur des programmes du Valdaï Club, écrit le 2 mars 2022 : « L’Europe est désormais le principal adversaire de la Russie. […] L’Europe se précipite dans l’abîme, menée par une Allemagne désemparée, sous le choc de son incapacité à « imposer la paix à la Russie ». Les politiciens et la société allemands réagissent à ce choc de la même manière qu’ils l’ont déjà fait dans la première moitié du XXe siècle — par une agression maximale contre celui qui les a fait sortir d’un état d’équilibre mental. Les Américains, qui tirent les ficelles dans les coulisses, se tiennent à l’écart pour l’instant. Ce sont les principaux adversaires de la Russie ; ils luttent pour son affaiblissement ou sa neutralisation maximale. Grâce à leur position géographique, ils peuvent désormais, comme dans les deux guerres mondiales, pousser les autres de loin. La plus grande réussite des États-Unis à l’heure actuelle est qu’il n’y a pas de conflit direct avec la Russie, il y a encore très peu de troupes américaines en Europe et nous ne voyons aucun signe indiquant que les États-Unis vont intervenir sérieusement dans le conflit. Ceci, bien sûr, est bon du point de vue de la probabilité d’une escalade dangereuse pour le sort de toute l’humanité, mais cela contribue à prolonger la confrontation, qui va devenir chronique dans les relations entre la Russie et le reste de l’Europe. »
Le sentiment que les grands pays européens sont perdus (au moins dans l’immédiat) pousse les stratèges du Kremlin à revoir de fond en comble leur politique. Certains estiment que quelque chose peut encore être sauvé. Vladimir Mojegov (3 mars 2022) rêve à la construction d’un bloc centre-européen sous influence russe, qui pourrait être cimenté si la Russie satisfaisait les revendications révisionnistes des uns et des autres au détriment de l’Ukraine : « Aujourd’hui, la Hongrie et (moins ouvertement, mais réellement) l’Autriche sympathisent avec nous. Dans le nouveau monde, ils pourraient très bientôt être dans notre orbite. Orban rassemble déjà des troupes à la frontière de l’Ukraine occidentale, où vivent les Hongrois que les nationalistes ukrainiens occidentaux oppriment au même titre que les Russes, interdisant leur langue maternelle. La Hongrie veut reprendre ses terres à un pays qui n’existe plus et y ramener sa langue. En outre, il semble bien qu’elle ne soit pas opposée à l’idée de quitter l’Union européenne. […] L’Allemagne et la France refusent de voter des sanctions trop sévères, sachant très bien où cela peut les mener. Soit dit en passant, outre la Hongrie, la Roumanie, la Slovaquie et la Pologne ont également des revendications territoriales sur l’ouest de l’Ukraine. Il faut s’entendre avec tous ces pays, sur le bon voisinage, sur l’amitié, sur la neutralité, sur le rejet des bases militaires — en s’adressant à chacun d’entre eux, prudemment, d’une manière adaptée. Les questions touchant des pays difficiles aussi importants que l’Ukraine ou la Pologne ne sont résolues que par de grandes alliances. Comme l’accord de bon voisinage entre la Russie et l’Allemagne. Ou — puisque l’Allemagne est encore un pays enchaîné pieds et poings liés par un sorcier maléfique — entre la Russie et l’Autriche (qui, soit dit en passant, n’est pas membre de l’OTAN). […] N’oublions pas : l’Autriche et la Hongrie (ainsi que la Croatie, une partie de la Roumanie, la Slovaquie, la Slovénie, la République tchèque) étaient autrefois un puissant empire austro-hongrois, très similaire à celui de la Russie et très proche de nous. Quant aux autres pays d’Europe de l’Est, seule l’absence absolue d’alternatives continue à les maintenir dans la zone d’attraction atlantique actuelle. La Slovénie, la Croatie, le Monténégro, sans parler de la Serbie orthodoxe, de la Bulgarie, de la Grèce, seront les premiers à quitter à la fois l’UE et l’OTAN s’ils ont le choix, lorsque les anciennes structures commenceront à se désintégrer. […] Et voilà notre conception de l’avenir : l’OTAN se retire, évacue les bases de la Baltique et de la Pologne. L’Allemagne finira par devenir ce que nous avions prévu d’en faire en 1989 : unie, libre, neutre. Aujourd’hui, notre tâche principale est de rembobiner les développements funestes qui nous ont amenés où nous sommes, et de revenir à la situation de 1991, demain à celle de 1989 (une Allemagne neutre unie), puis, peut-être, nous irons plus loin – jusqu’en 1913, et même plus loin – au Grand Concert des Puissances Européennes Libres ».
Moscou guette avidement les signes du déclin de l’influence américaine dans le monde, en faisant l’inventaire des pays qui ne se sont pas associés aux sanctions. C’est le cas des pays d’Amérique latine : « L’Amérique latine est sortie de la tutelle géopolitique des États-Unis et mène désormais une vie indépendante — une vie où les intérêts nationaux passent avant tout. Ayant poussé presque toute l’Europe à l’affrontement avec Moscou, les Américains ont perdu le continent voisin. […] Il n’y a plus de monde unipolaire, pas même d’Amérique unipolaire. »
Cependant le triomphalisme ne règne pas sans partage. Timofeï Bordatchev rappelle que les pays n’iront pas contre leurs intérêts si les relations avec la Russie pouvaient leur coûter d’autres marchés. On remarquera notamment la discrétion sur la Chine qui a laissé entendre clairement qu’elle ne sacrifierait pas ses relations avec les Occidentaux pour la Russie : « Nous ne devons pas oublier qu’exiger le sacrifice de nos amis et partenaires est une stratégie à courte vue et insensée — ils n’ont pas le droit d’agir au détriment de leurs concitoyens. Par conséquent, malgré des relations d’alliée avec la Russie, Pékin ne pourra pas forcer ses entreprises et ses banques à faire quelque chose qui leur nuira. […] Il en va de même, par exemple, pour l’Inde. Ce pays adopte une position plus réticente dans le conflit entre la Russie et l’Occident que la Chine, mais ne participe pas non plus aux sanctions de l’Occident. Cependant, cela ne signifie pas que les entreprises indiennes commettront des actions autodestructrices. […] Les deux autres pays du BRICS — le Brésil et l’Afrique du Sud, ainsi que les grandes économies émergentes — le Pakistan, l’Indonésie, l’Argentine et d’autres auront une position similaire. La Russie pourra se ménager de nombreuses opportunités, à l’exception d’une seule, consistant à essayer de vivre aux crochets de l’un de ces pays comme elle l’a fait ces 30 dernières années avec l’Europe, quand elle s’est installée dans une dépendance presque totale non de son propre travail et de ses propres compétences, mais de privilèges reçus d’un partenaire extérieur. La Russie devra prendre en compte les intérêts de ces partenaires et rechercher leur coopération pour ce qui est vraiment important. […] Des exemples intéressants en ce sens sont donnés par des petits pays géographiquement proches de nous, comme la Géorgie, la Serbie ou la Moldavie. Contrairement à la plupart des pays de l’UE, ils n’ont pas d’intentions agressives envers la Russie et ne dépendent pas de la discipline de bloc. Par conséquent, chacun d’eux se concentre sur ses propres intérêts — politiques ou économiques. »
Un tournant vers l’Asie ?
La rupture avec l’Europe remet à l’ordre du jour un projet cher aux fondamentalistes conservateurs gravitant autour du Kremlin qui se sentent le vent en poupe. L’idée est de tourner le dos à l’Europe décadente et de faire basculer la Russie vers l’Asie tout en encourageant un développement autarcique. En 2021, le ministre de la Défense Sergueï Choïgou avait déjà proposé de déplacer la capitale en Sibérie et d’y construire cinq grands centres industriels et scientifiques. Timofeï Bordatchev a qualifié la crise actuelle des relations avec l’Occident de « chance unique » de réaliser un tournant vers l’Asie tout en continuant à miser sur le développement interne. L’oligarque Oleg Deripaska s’est joint au chorus, proposant de déplacer la capitale russe en Sibérie et de miser sur les relations avec l’Asie : « Je dis toujours : pourquoi avons-nous besoin d’une capitale à Moscou, si nous avons tous nos intérêts en Asie ? Et les missiles mettront plus de temps à l’atteindre, et tout le reste sera différent si la capitale est située à Novossibirsk, Krasnoïarsk ». Le député LDPR [parti de Jirinovski] Alexeï Didenko va dans le même sens : « L’histoire elle-même nous pousse vers l’Est, mais nous nous obstinons à nous orienter vers l’Ouest. Mais nous sommes des Papous pour eux, […] Nous devons prendre conscience que nous ne serons jamais considérés comme Européens et déclarer que l’Orient est notre nouveau vecteur de développement socio-économique. Il n’y a plus d’Europe après qu’ils [les Européens] ont eux-mêmes attisé le feu en Ukraine ». Le politologue Konstantin Kalatchev estime qu’ « il n’y a tout simplement pas d’autre issue. Je suis d’accord avec Oleg Deripaska sur presque tout, tant en ce qui concerne la prévision d’une crise grave au cours des trois prochaines années que sur le fait qu’il faut oublier les marchés européens. Dans une telle situation seule l’Asie est une bouée de sauvetage pour la Russie ».
Les sanctions occidentales : entre rodomontades et panique
On a compris en Russie que le régime de sanctions est sérieux et pour longtemps. Lavrov, qui y voit « un impôt sur notre souveraineté », bombe le torse : « Si l’Occident en décide ainsi, alors je vous assure que nous trouverons le moyen de continuer à vivre, à nous développer, et nous ne nous soucierons même pas trop des décisions de nos partenaires occidentaux… ». Vladimir Mojegov se frotte les mains : « Ah oui, les sanctions ! […] Il ne reste plus qu’à nationaliser nos supercorporations et la révolution conservatrice peut être considérée comme achevée. Il semble que nous soyons tout à fait prêts pour cela. »
De façon révélatrice, le journaliste nationaliste Mikhaïl Demourine montre le lien entre la guerre d’expansion et l’ambition autarcique qui travaille les idéologues proches du Kremlin depuis des années : « L’opération militaire que notre pays mène contre le régime fasciste qui s’est emparé de Kiev en 2014 prend de plus en plus le caractère d’une opération politique d’épuration interne. Elle crève un à un les abcès qui se sont formés sur le corps de la Russie grâce aux efforts de l’Occident dans les années 1990 et qui n’ont pas été nettoyés dans les années 2000. » La déseuropéanisation planifiée en Ukraine est parallèle à celle qui s’applique déjà en Russie.
Ceux auxquels les vapeurs patriotiques n’ont pas fait tourner la tête, les économistes sérieux, comme Natalia Zoubarevitch, évoquent des perspectives moins riantes : « Nous reviendrons au régime alimentaire d’une simple famille soviétique – pommes de terre, chou salé et saucisse ». Ces économistes ont le courage de s’inscrire en faux contre la thèse officielle qui explique les sanctions par l’éternelle volonté des Occidentaux de détruire la Russie. Pour Natalia Zoubarevitch « Il y a une responsabilité collective. Parce que le pays a élu un dirigeant qui a fait ce choix. » Comme l’a fait remarquer le politologue Kiril Rogov, « On chercherait en vain un autre dirigeant capable de porter à son pays les dommages que Poutine a réussi à infliger en aussi peu de temps à l’économie russe (qui allait plutôt bien) » ; la Russie revient au communisme de guerre. Sauf que, comme pour le Covid, l’État russe n’a nullement l’intention de prendre ses responsabilités : Poutine vient d’annoncer qu’il faut accorder aux entrepreneurs le maximum de liberté. Il s’apprête déjà à se défausser sur des boucs émissaires tout trouvés.
Les experts prévoient pour les prochaines années une restructuration des relations économiques mondiales, qui se fera autour de la Russie et sans sa participation. La Russie risque la dégradation de toute son infrastructure économique et sociale. En moyenne, tous les biens importés ont déjà augmenté de prix d’environ 30 %. Les taux d’intérêt dépassent 20 %. Le secteur du bâtiment est déjà sinistré. Dans le secteur de la santé publique, les conséquences des sanctions et de la dévaluation du rouble seront catastrophiques, car l’industrie pharmaceutique russe est sous-développée. A partir du 6 mars, les Russes font l’expérience du rationnement dans les magasins. Par ailleurs, l’exode de la main-d’œuvre dû à la crise ukrainienne se constate dès maintenant en Russie. Les salaires des migrants ont déjà fondu de moitié à cause de l’inflation. En réponse aux sanctions occidentales Vladimir Poutine a décidé de fixer un plafond aux devises pouvant être transférées à l’étranger. Cela signifie que les résidents russes ne pourront pas transférer de fonds vers des comptes dans des banques étrangères. Pour les migrants des pays d’Asie centrale, il est devenu difficile de convertir leurs revenus russes en dollars et en devises nationales. Ce sont maintenant les Russes qui vont chercher à trouver du travail au Kazakhstan ! Selon l’économiste Andreï Netchaïev, les régions de l’Extrême-Orient risquent de devenir inaccessibles à cause de l’effondrement du transport aérien dû aux sanctions occidentales.
Les retombées
La position de Moscou s’affaiblit au sein de l’Union eurasienne et de l’OTSC. Le Kazakhstan a refusé d’envoyer des troupes en Ukraine. Les sanctions imposées à la Russie vont remettre en cause de grands projets économiques mixtes. Aucun de ces pays ne veut tomber sous le coup des sanctions occidentales. Le Tadjikistan et la Kirghizie sont les plus vulnérables, leur économie dépend des transferts d’argent par des migrants travaillant en Russie. Selon Andreï Serenko, un expert du Centre d’étude de l’Afghanistan moderne, ces derniers jours, certains commandants des talibans dans la province afghane de Badakhshan discutent de la possibilité d’envahir le Tadjikistan voisin. Ils escomptent que les conditions seront favorables en cas d’échec de l’opération spéciale militaire russe en Ukraine. « Les commandants talibans sont convaincus que l’échec de l’opération russe en Ukraine non seulement démoralisera Moscou, mais rendra également peu probable l’intervention dans de nouveaux conflits armés qui pourraient éclater dans d’autres parties de l’espace post-soviétique. En d’autres termes, les talibans estiment qu’en cas d’invasion du Tadjikistan par un groupe important de combattants, il est peu probable que la Russie soit en mesure de fournir un soutien significatif à Douchanbé. »
Ceux des Russes qui restent lucides envisagent deux scénarios pour la suite. Soit une révolution de palais initiée par les élites, qui ont commencé à se détacher de Poutine depuis 2008, puisqu’en 2011 elles souhaitaient que Medvedev fassent un deuxième mandat. L’historien Andreï Zoubov croit à ce scénario: Poutine « sera démis dans les prochains jours. Le nouveau dirigeant, et non Poutine, devra rendre leur » belle vie » aux grands seigneurs du régime, rétablir les relations avec l’Occident, obtenir le déblocage des comptes dans les banques étrangères, et la levée du séquestre sur leurs biens. Cela devra être une personnalité non entachée par les crimes actuels, mieux encore, quelqu’un qui les a condamnés bruyamment, mais qui est issu de leur milieu, quelqu’un avec qui on peut se mettre d’accord. »
D’autres, plus pessimistes, comme l’écrivain Vladimir Sorokine, sont persuadés que le régime poursuivra sa trajectoire régressive : « Comme un grand iceberg, le pays a flotté à travers le passé soviétique, et continue son cours vers le passé médiéval ». La Russie irait vers la fin du politique, comme le laisse entendre un éditorial de Niezavissimaïa Gazeta daté du 27 février 2022 : « L’effondrement rapide du statut financier et économique international de la Russie résultant de sanctions sans précédent n’a probablement pas encore été évalué de manière adéquate. ». Les Russes vont connaître une chute brutale de leur niveau de vie. Le pouvoir cessera de se soucier de sa popularité, arguant de la menace que font peser les Occidentaux sur l’existence même de la Russie. Parler de politique n’aura plus de sens : « Après tout, la politique est un attribut et un signe du temps de paix. »
De son côté, le politologue indépendant Kirill Rogov envisage un scénario selon lequel les troupes russes se retirent du territoire ukrainien, tandis que la télévision russe trompette « la restauration du Donbass élargi » et claironne que « les enfants de Donetsk peuvent dormir tranquilles ». Dans ce scénario, Poutine ne perd pas le pouvoir, et la Russie se transforme en une sorte d’« Irano-Turkménistan : une autarcie pauvre, répressive, clôturée par un rideau de fer ».
Atteint d’une blessure fatale, le régime continue à fonctionner comme il en a l’habitude, sur son erre, renforçant la répression et augmentant les décibels de la propagande. Les Russes clairvoyants l’expriment à leur manière. Pour le blogueur Alexandre Nevzorov, « le régime de Poutine ressemble maintenant à une poule décapitée qui continue à courir et à vouloir becqueter ». Le journaliste d’opposition Igor Yakovenko écrit mélancoliquement : « Nous vivons par inertie, sans remarquer que le pays est déjà mort. Je prononce des mots en russe et ils meurent à peine sortis de ma bouche ».
Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.