Navalny, journal de prison, suite

Nous continuons à publier les textes d’Alexeï Navalny postés sur Instagram. Actuellement, Navalny subit le simulacre d’un nouveau procès intenté contre lui, à même la colonie pénitentiaire où il purge sa peine. Selon les accusations, M. Navalny et ses associés auraient fondé la Fondation de la lutte contre la corruption (FBK) afin de collecter des dons sous le prétexte d’activités anticorruption et d’en disposer pour leur bénéfice personnel. De surcroît, il est accusé d’avoir proféré des insultes à l’adresse d’un juge au procès de l’année dernière. Risquant jusqu’à 15 ans d’emprisonnement, il brave les interdits et appelle les Russes à descendre dans la rue pour protester contre l’invasion de l’Ukraine.

22 février

J’ai regardé hier la « séance du conseil de sécurité », ce ramassis de vieux gâteux et de voleurs (il me semble que notre Fonds anti-corruption a enquêté sur chacun d’entre eux), et cela m’a fait penser au même ramassis de gâteux de la nomenklatura issus du Politburo du Parti communiste, qui à peu près de la même façon, sur un coup de tête, s’étaient improvisés experts géopolitiques du « grand échiquier »1 et avaient pris la décision d’envoyer des troupes soviétiques en Afghanistan. Ils causèrent par leur décision des centaines de milliers de victimes, infligèrent un traumatisme à des nations entières — dont les conséquences sont toujours insurmontables tant pour nous que pour l’Afghanistan — et firent émerger l’une des causes principales de la dissolution de l’URSS.

Les gâteux du Politburo étaient habitués à une idéologie à deux visages. Les gâteux de Poutine n’ont même pas d’idéologie, ils ne sont adeptes que du mensonge constant et à peine voilé. Ils ne font même pas l’effort de doter leur casus belli d’un semblant de crédibilité.

Ceux-ci, tout comme ceux d’alors, n’ont besoin que d’une chose : il leur faut détourner l’attention du peuple russe des problèmes réels — la progression de l’économie, la hausse des prix, le régime d’illégalité généralisée — et la transformer en « hystérie impérialiste ».

Avez-vous récemment regardé les nouvelles sur les chaînes fédérales ? Pour ma part, je ne regarde que ça, et je vous assure qu’on n’y parle ABSOLUMENT PAS de la Russie. Littéralement. De la première à la dernière information, on n’y voit que : l’Ukraine, les États-Unis, l’Europe.

Mais ces vieux croûtons et ces voleurs ne se contentent plus d’une propagande sans fard. Il veulent du sang. Ils veulent jouer avec leurs petits chars en plastique sur la carte des opérations militaires.

Et voilà à présent le chef du Politburo du XXIe siècle qui s’exprime : ses propos sont véritablement déments. La métaphore la plus juste que j’aie pu lire au sujet de ce discours est sur Twitter : « C’est exactement mon grand-père quand il a trop bu à une fête de famille et qu’il bassine tout le monde avec ses histoires sur les vraies ficelles de la politique mondiale ».

Ce serait drôle si le grand-père ivre n’était pas un homme de 69 ans accroché au pouvoir dans un pays qui possède l’arme nucléaire.

Remplacez dans son discours « l’Ukraine » par « le Kazakhstan », « le Bélarus », « les pays baltes », « l’Azerbaïdjan », « l’Ouzbékistan » et ainsi de suite, mettez-y même « la Finlande ». Et demandez-vous jusqu’où le vieux croûton est prêt à pousser son raisonnement géopolitique. Cela s’est très mal terminé pour tout le monde en 1979. Et cela va très mal se terminer aussi maintenant. L’Afghanistan a été détruit, quant à l’URSS, elle a été mortellement touchée.

À cause de Poutine, des centaines d’Ukrainiens et de citoyens russes risquent de mourir aujourd’hui, et d’ici peu, des dizaines de milliers. Certes, il empêchera l’Ukraine de se développer, l’entraînera au fond du bourbier, mais la Russie subira le même sort.

Nous avons tout entre nos mains pour connaître un essor puissant au XXIe siècle — du pétrole, une population instruite —, or nous allons gâcher cette chance historique de mener une vie normale et riche au nom de la guerre, de l’abjection, du mensonge et d’un palais à Guelendjik qui arbore des aigles dorés.2

Poutine et ses voleurs gâteux du Conseil de sécurité et de son parti Russie unie. Poutine tue et veut davantage de sang. C’est le Kremlin qui nous appauvrit, pas Washington. Ce n’est pas à Londres que se décide la politique économique qui fait doubler le coût du « panier du borchtch » pour le retraité, c’est à Moscou.

Se battre pour la Russie et la sauver, c’est se battre pour écarter Poutine et ses kleptocrates du pouvoir. Mais aujourd’hui, cela signifie aussi banalement « lutter pour la paix ».

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Le Conseil de sécurité au Kremlin le 21 février 2022. Photo : kremlin.ru

24 février

Où est ma tribune, aujourd’hui ? Je n’ai plus de tribune, je suis sur le banc des accusés.

Mais je dispose d’un avantage. Vous savez, c’est comme dans une dispute, quand on dit parfois : « Je veux que tout soit clair, prenez bien note », alors qu’on ne notera rien, bien entendu.

Or dans mon cas, on prend bien note, au sens propre du terme.

Toutes mes paroles sont consignées. Voilà pourquoi mon procès a commencé aujourd’hui avec cette requête :

Mesdames et messieurs les magistrats, je veux faire une déclaration officielle et qui soit consignée dans les minutes : je suis contre cette guerre. Je la considère comme immorale, fratricide et criminelle. Elle a été déclenchée par la mafia du Kremlin afin d’avoir le champ libre pour continuer son pillage.

On est en train de tuer pour voler.

Il me semblait important que cette déclaration soit consignée officiellement. Afin qu’elle reste dans les archives. Afin que je me rappelle pour toujours avoir dit ces mots quand il fallait les dire : je suis contre cette guerre.

À votre tour de le dire.

2 mars

Nous – la Russie – voulons être la nation de la paix. Hélas, bien peu nous qualifieraient en ces termes aujourd’hui. Mais ne soyons pas une nation de muets apeurés, au moins. Une nation de lâches, qui font semblant de ne pas voir la guerre d’agression déclenchée par notre petit tsar en herbe, manifestement fou, contre l’Ukraine.

Je ne peux pas, ne veux pas et ne vais pas me taire alors que sous mes yeux, un délire pseudo-historique sur des événements vieux d’un siècle sert de prétexte pour que des Russes tuent des Ukrainiens, et que ceux-ci tuent des Russes pour se défendre.

Nous sommes dans les années vingt du XXIe siècle, et nous voyons aux informations des gens qui meurent brûlés dans des chars de combat et des immeubles bombardés. Nous voyons à la télévision les menaces les plus réelles se transformer en une guerre nucléaire.

Je viens d’URSS. J’y suis né. Et la phrase la plus importante que j’ai gardée de là-bas, de mon enfance, était : « la lutte pour la paix ». J’appelle chacun et chacune à sortir dans les rues et à lutter pour la paix.

Poutine n’est pas la Russie. Et s’il y a une chose dont nous pouvons être fiers par-dessus tout en Russie aujourd’hui, ce sont les 6 835 personnes qui ont été arrêtées après être descendues dans la rue, sans répondre à aucun appel, avec des pancartes pour dire « non à la guerre ».

Il paraît qu’on ne peut pas appeler à manifester si l’on n’est pas prêt à y aller soi-même et à risquer d’être arrêté. Moi, je suis déjà en prison, donc je peux le faire, je suppose.

Il ne faut pas attendre un jour de plus. Où que vous soyez. En Russie, au Bélarus ou à l’autre bout de la planète. Sortez sur la place principale de votre ville, à 19 heures les jours de semaine et à 14 heures les weekends et les jours fériés.

Si vous pouvez défiler, faites-le pendant le weekend. Certes, il y aura peut-être peu de gens qui sortiront le premier jour. Et le deuxième, encore un peu moins. Mais il le faut, nous devons serrer les dents, vaincre la peur et descendre dans la rue pour exiger la fin de la guerre.

Chaque manifestant arrêté doit être remplacé par deux manifestants de plus.

Si pour mettre fin à la guerre, nous devons remplir à bloc les prisons et les fourgons de police, nous les remplirons à bloc.

Tout a un prix, et aujourd’hui, en ce printemps 2022, c’est à nous de payer ce prix. À personne d’autre. Ne soyons pas « contre la guerre ». Luttons contre la guerre.

5 mars

Je suis sidéré par les nouvelles, mais aussi par les nouvelles au sujet des nouvelles.

Bientôt, vous autres citoyens libres aurez le même accès à l’information que moi en prison. C’est-à-dire aucun. L’Écho de Moscou est fermé, Dojd est fermée. Ils sont tous bloqués les uns après les autres, alors qu’ils sont déjà couverts de haut en bas de bandeaux les désignant comme « agents de l’étranger ».

Roskomnadzor interdit le mot « guerre » et impose chaque jour aux médias de nouvelles exigences plus absurdes les unes que les autres. Bref, tout va mal.

Toutefois, vous savez comment je fonctionne : il ne faut pas se lamenter sur ce qui va mal, mais agir pour que ça aille mieux.

Donc je vous l’annonce solennellement (et je regrette affreusement de ne pas pouvoir couper de ruban rouge ni de vous arroser de champagne) : nous lançons un média. Un média aussi honnête et intransigeant que le travail mené par le Fonds anti-corruption pendant toutes ces années. Un média qui n’a pas peur de la censure, qui n’a peur de rien, à vrai dire.

Abonnez-vous. C’est une nouvelle chaîne appelée « Politique populaire », sur laquelle sort déjà chaque soir un grand programme d’information. Regardez-nous, faites-nous vos retours, et nous nous améliorerons. Ce média, c’est le vôtre autant que le nôtre. Les choses s’ajusteront au fur et à mesure du travail.

Nous faisons fi des lois criminelles de Poutine. Pas de bandeaux, pas d’« agents de l’étranger », pas d’« opérations spéciales ». Roskomnadzor est une institution dont l’opinion nous est parfaitement égale. Nous contournerons les blocages aussi longtemps qu’Internet fonctionnera en Russie. Et s’ils coupent Internet, nous continuerons à diffuser les nouvelles en morse. Nous voulons écrire des textes, faire des vidéos, des reportages, des interviews. Il reste un détail à régler : il nous faut du monde. Nous voulons engager des gens prêts à déménager, ainsi que des correspondants en Russie. Présentateurs, reporters, rédacteurs, producteurs, metteurs en page, monteurs et designers graphiques, écrivez directement à l’adresse hr@fbk.info.

Vous nous connaissez. Nous ne fermerons pas, ne disparaîtrons pas et ne rendrons pas les armes. Nous ne nous plierons pas aux « exigences légales » hypocrites et mensongères. Ce qui nous intéresse, c’est votre opinion, et non l’opinion des fonctionnaires et procureurs de la Fédération de Russie.

C’est pour vous que nous travaillerons. Quant à vous, ce qui compte, c’est que vous regardiez.

Traduit par Nastasia Dahuron

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Homme politique russe, prisonnier politique, fondateur de la Fondation de lutte contre la corruption (FBK), considéré comme le principal opposant à Vladimir Poutine.

Notes

  1. Référence à l’Eurasie, ainsi nommée par le politologue américain Zbigniew Brzezinski en 1997.
  2. Il est fait référence ici au « palais de Poutine », « datcha » de luxe dont l’ensemble représente 68 ha sur 7 000 ha de terrain, située au bord de la mer Noire à Guelendjik, et qui selon plusieurs sources (notamment le Fonds anti-corruption créé par Navalny) aurait été construite avec des fonds publics détournés pour l’usage personnel de Vladimir Poutine. Le palais arbore sur la porte d’entrée un aigle doré à deux têtes, blason officiel de la Russie, qui est d’après Navalny une copie exacte de l’emblème impérial des Romanov.

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