La quatrième semaine de notre nouvelle ère vient de s’achever. Il ne peut y avoir d’issue institutionnelle à la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, ni de résistance au chaos qu’elle engendre et qui s’intensifie.
Après le début de l’agression russe contre l’Ukraine, le monde a changé. Nombre de canons qui semblaient pourtant immuables se sont effondrés. Les « Occidentaux » vont jusqu’à s’en prendre aux choses sacrées : au pétrole et aux métaux russes, et même au gaz, qui a été mis un tantinet sous pression.
Toutefois, une chose reste inaltérable.
Le politiquement correct.
L’Occident répète inlassablement que cette guerre est celle de Poutine, et non celle du peuple russe. Tous ceux qui le pouvaient se sont déjà adressés à ce peuple. Arnold Schwarzenegger a pris la parole pour lui parler avec une chaleur et une émotion désarmantes.
MAIS, il y a un mais.
Toutes ces prises de parole, quel que soit leur degré d’émotion, n’atteignent guère leur public cible pour l’instant. Car il y a un hiatus, et pas des moindres.
ELLES SONT RATIONNELLES.
ELLES SONT POLITIQUEMENT CORRECTES.
Elles sont guidées par une idée très simple. Cette guerre a été déclenchée par Poutine ; la population n’y est pas favorable. Certes, c’est simple comme bonjour. Mais c’est bien là justement le problème du politiquement correct : on ne peut pas appeler un chat un chat.
Cela ravive immédiatement dans mon esprit les images récentes au stade Loujniki de la célébration annuelle de la conquête de la Crimée.
Des centaines de milliers de personnes rassemblées non de leur plein gré mais parce qu’on les a conduites jusqu’au stade, n’ont pas sifflé Poutine ni ses clowns — qui ne sont toujours pas sous le coup des sanctions, pour une raison qui m’échappe — mais les ont applaudis.
L’armée russe, issue de ce même peuple, perpètre crime de guerre sur crime de guerre.
Car les pilotes et les artilleurs, en tant que membres de cette population russe, pourraient au moins manquer leur cible lorsqu’ils tirent sur des installations civiles.
Or la population russe, même si elle compte un certain nombre de « vrais impétueux »1, n’exprime aucune volonté de s’opposer farouchement à la guerre.
Et la toute-puissance du régime ne saurait ici tout justifier.
Les forces dont dispose le régime sont en mesure de disperser, sans employer de moyens spéciaux, un demi-million de personnes au maximum ; un million tout au plus avec le recours aux moyens spéciaux.
Et cela sans même prendre en considération le fait que les forces armées de l’Ukraine ont à ce jour sensiblement affaibli les capacités de Poutine, et dans certaines régions, elles l’en ont même privé complètement.
Les OMON et les SOBR [forces spéciales et forces d’intervention rapide] venant de plusieurs régions ont déjà été expédiés à la guerre. Ce qui veut dire que si un demi-million de personnes descendaient dans la rue à Moscou et le même nombre à Saint-Pétersbourg, et quelque 100 000 par ville dans d’autres régions de Russie, le pouvoir serait pour le moins en très mauvaise posture, voire s’effondrerait.
Le système n’a aucune ressource qui lui permettrait de faire régner une terreur totale.
Je ne parlerai pas du fait qu’il ne s’est trouvé pour l’instant en Russie aucun officier du Service fédéral de protection ou de la défense antiaérienne qui soit non seulement resté fidèle à son serment d’officier, mais qui ait en outre développé des ambitions comparables à celles du Sauveur.
La guerre continue, donc, et il n’y a en Russie aucun mouvement anti-guerre sérieux qui puisse l’arrêter. Même si l’on tente de récolter des preuves que Poutine a bien été sifflé à Loujniki, même si quelques téméraires font leur possible pour arrêter la guerre.
Comment expliquer cela ?
Parce que ce n’est pas Vladimir Poutine — ce criminel de guerre — qui se bat contre l’Ukraine. C’est la Matrice russe.
Cette fameuse Matrice brillamment décrite par Andreï Pilipenko2 et qui repose sur trois piliers.
L’impérialisme, le déni de l’individualité et l’autocratie.
L’impérialisme nécessite l’expansion d’un espace vital déjà immense.
Le déni de l’individualité réduit à néant le coût de cette expansion.
L’autocratie, en la personne de Poutine, utilise l’un et l’autre.
Aujourd’hui, personne ne peut comprendre les motivations de Vladimir Poutine. C’est qu’il est impossible de les comprendre en raisonnant rationnellement.
Et ce phénomène socioculturel qu’est la « Matrice russe » le confirme une fois de plus.
Il est cependant nécessaire de souligner un détail important. La Russie, en peu de temps, est tombée au niveau des États-voyous.
Avec toutefois une différence.
Les États-voyous, tels que la Corée du Nord, l’Iran, la Syrie, n’avaient jamais atteint le niveau auquel la Russie renonce désormais en commençant à dégringoler.
J’écris cela pour que personne ne se fasse d’illusions sur l’avenir. Il est clair pour tout le monde que la Russie a perdu.
Il ne peut y avoir d’issue institutionnelle à la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, et encore moins de résistance au chaos qu’elle engendre et qui s’intensifie.
La situation a atteint un point de non-retour.
Poutine a perdu jusqu’aux dernières miettes de confiance, il est inapte à tout accord, inapte à tout serrage de mains.
Les élites incarnent cette Matrice russe, en plus concentré. C’est une meute de Fidèles Rouslan, du récit éponyme de Gueorgui Vladimov3.
Et c’est justement de toute cette meute, constituée d’au moins 100 000 personnes, qu’il va falloir venir à bout, par les sanctions, puis devant les tribunaux, et enfin par un processus de lustration.
Quant à la posture de la Russie, que la meute a mise dans cet état, elle est comparable à celle de la commune dans la nouvelle L’Expérience du célèbre écrivain russe Arkadi Avertchenko4.
Emmurée, isolée.
Ce qui nous attend, c’est non seulement l’effondrement du régime de Poutine et la dissolution potentielle de la Russie, mais également le démantèlement de la Matrice russe, sur laquelle tout cela repose.
Traduit du russe par Nastasia Dahuron
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Notes
- Allusion aux paroles d’une chanson du célèbre chansonnier russe Vladimir Vyssotski (1938-1980), intitulée Lettre à la rédaction d’une émission de télévision : « Nous n’avons pas fait de scandale, il nous manquait un chef. Il y a peu de vrais impétueux, quant aux meneurs, il n’y en a pas. » [Toutes les notes sont de la traductrice.]
- Le philosophe russe Andreï Pilipenko (1960-2016) a notamment publié en 2013 un article intitulé « Le destin de la matrice russe », dans lequel il propose une analyse culturelle de la civilisation russe et de ses perspectives d’avenir, à travers l’identification notamment d’universaux structurels ayant traversé l’histoire du système culturel russe (la « Matrice »), et que cite ici l’auteur.
- L’écrivain dissident soviétique Gueorgui Vladimov (1931-2003) écrit en 1975 Le Fidèle Rouslan, récit de Rouslan, un chien de garde d’un camp de prisonniers qui vient de fermer, dans lequel il critique la déshumanisation et l’absurdité du système soviétique.
- La nouvelle de l’écrivain et dramaturge russe Arkady Avertchenko (1881-1925) dont il est question ici raconte de façon satirique une expérience imaginée par un Premier ministre bulgare, celle de rassembler et d’enfermer dans une commune aux conditions idéales des communistes pendant un an, afin de voir ce qu’il advient d’eux.