Ma ville se meurt dans la douleur

Nous publions le témoignage d’une femme qui a réussi à quitter l’enfer de Marioupol, ville martyre. Ce récit contredit entièrement la version officielle russe, selon laquelle la guerre vise à défendre les russophones et à débusquer les « nazis », sans que les villes soient bombardées ni les civils visés…

Par Nadejda Soukhoroukova

Bonjour, mes chers, je suis en vie et désormais je vivrai longtemps. Mais ma ville se meurt dans la douleur. Pendant vingt jours, j’ai côtoyé la mort avec elle. J’étais en enfer. Je ne suis pas une héroïne, je suis comme les autres et j’ai peur de mourir. Ces trois derniers jours, à chaque instant, ma ville se faisait bombarder. Sans interruption. Le vacarme des avions me tétanisait. Dans notre abri, tout le monde priait et priait pour que la bombe tombe à côté. Lorsque la terre tremblait, on soupirait avec soulagement. Mais « à côté » ne signifie pas « nulle part », cela signifie juste « pas chez nous ».

Savez-vous ce que c’est que d’être dans un abri toujours sombre avec seulement une faible bougie, sans distinguer s’il fait jour ou nuit ? Mais pour sortir, il faut avoir un courage particulier. Et l’on se jette sur chaque personne qui revient de l’extérieur avec l’unique question : quelles sont les nouvelles ? On te raconte d’une voix monotone qu’aujourd’hui les frappes ont ciblé l’immeuble n° 105. À partir du deuxième étage, tout est en feu, et bientôt les autres étages seront eux aussi avalés par les flammes. Autour ce n’est que des cendres, du verre et des sacs-poubelle qui s’empilent, comme s’ils voulaient atteindre le ciel sombre et fumeux. Les containers d’ordures débordent, car personne n’est venu les vider depuis plus de deux semaines.

On n’en a rien à cirer de ces containers. Personne ne vient ramasser les cadavres des voisins et connaissances. Les morts gisent sur les paliers et les balcons, dans les cours. Et on n’a même pas peur. Parce que la plus grande peur, ce sont les tirs la nuit.

Savez-vous à quoi ressemblent les tirs la nuit ? À la mort qui t’enlève toutes tes forces. Il est impossible de dormir la nuit. Parce que tu rêves d’une vie sans guerre. Tu refais surface et tu plonges dans un cauchemar.

D’abord, on entend des bruits. Des bruits métalliques repoussants comme si quelqu’un déplaçait un énorme compas en mesurant une distance jusqu’à ton abri. Pour frapper plus précisément. Après arrive un missile. Tu entends un énorme marteau frapper le toit en fer, suivi d’un grincement effrayant comme si on coupait la terre avec un énorme coutelas ou qu’un géant de fer marchait dans des bottes en métal en écrasant sur son passage les maisons, les arbres et les gens.

Tu es là et tu comprends que tu ne peux même pas bouger. Tu ne peux pas fuir, ça ne sert à rien de crier, ça ne sert à rien de se cacher. Le géant te trouvera de toute façon, s’il le veut. Ensuite tombe le silence, un silence mortel. À ce moment-là, nous attendons ce qui peut encore nous tomber sur la tête. Et si nous entendons de nouveaux bruits, nous nous immobilisons. Car nous ne comprenons pas ce qu’ils signifient. Quelle mort nous apportent-ils : une mort rapide ou effrayante et douloureuse ?

Nous avons l’impression qu’en quelques semaines les Russes ont expérimenté sur nous toutes sortes d’armes. Pour quoi faire ? Car eux, ont une approche créative et variée de l’assassinat. On n’a qu’une seule envie : devenir un petit pois et disparaître dans une faille de l’abri. Peut-être y a-t-il ainsi une chance de survivre.

J’ai appris à vivre sans lumière, sans gaz, sans électricité. On n’avait pas envie de manger, on s’efforçait de boire de l’eau avec parcimonie. Parce que l’idée même de chercher de l’eau à l’extérieur était effrayante. L’eau était apportée par des gens ordinaires, des volontaires qui la distribuaient gratuitement. Les queues énormes de gens bizarrement habillés se formaient et ne se dispersaient qu’en cas d’attaque aérienne.

Il me semble que personne d’entre nous ne se regardait plus dans le miroir. Honnêtement, on s’en foutait. Car la probabilité de mourir d’un instant à l’autre est tellement grande que l’aspect extérieur n’a plus aucune importance.

Mes cheveux sont devenus horribles. Ils se sont transformés en filasse. Mais ça non plus, cela ne me dérange pas. Tout le monde porte un bonnet. On le baisse jusqu’aux yeux parce que personne ne veut dépenser d’eau pour se laver le visage. J’ai rêvé à deux choses : qu’ils ne tirent pas et que je puisse prendre une douche chaude avant de mourir.

Savez-vous ce que j’ai vu lorsque mes amis m’ont fait sortir de là-bas et m’ont mise dans une voiture pour quitter la ville ? Je n’ai pas reconnu ma ville. Je suis restée trop longtemps dans l’abri, et pendant ce temps ils l’ont complètement détruite.

J’ai vu des maisons mortes, des murs calcinés, des arbres déracinés, des câbles rompus et des gens tués sur la route. Mais le plus effrayant, ce n’était pas cela.

Nous sommes passés devant un immeuble de quinze étages avec des vitres éclatées. Les rideaux et les voilages étaient agités par le vent. J’avais l’impression que ce bâtiment n’avait pas été touché. Mais nous l’avons contourné. Le mur opposé avait été arraché, des balcons percés par des éclats d’obus, des fenêtres soufflées par l’explosion. Cet immeuble était comme un défunt maquillé. De loin vivant, mais de près mort. Et de tels immeubles, il y en avait des centaines.

Je veux vous avouer que par peur j’ai trahi mon petit chat roux, Iossik. Je l’ai laissé à la maison. Je n’ai pas pu le prendre avec moi, car j’avais peur de monter dans mon appartement. J’ai laissé mon petit chat tendre et gentil en enfer. Parce que j’ai été brisée. Je ne peux imaginer comment il est là-bas. Je suis une traîtresse et une froussarde. C’est impardonnable.

Des gens sont restés dans cet enfer. Ils ne peuvent pas sortir. On les a abandonnés. Ces gens ne sont coupables de rien, de même que mon petit chat. Ne soyez pas des traîtres et des lâches. S’il vous plaît, même si nous ne pouvons pas sauver Marioupol, il faut sauver ses habitants. Ce sont des centaines de milliers de personnes. Elles veulent vivre.

nadejda
Nadejda Soukhoroukova. Photo d’avant la guerre. // Sa page Facebook

Publié sur la page Facebook de l’auteure, le 17 mars 2022

Traduit du russe par Sofya Petrichenko et Brigitte Evard

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