Lors d’une visioconférence organisée le 22 mars par l’ISGAP (Institute for the Study of Global Antisemitism and Policy), Natan Sharansky a expliqué sa vision de Poutine et de la guerre en Ukraine. Selon lui, le chef du Kremlin se sent investi d’une « mission historique » consistant à « rassembler toutes les terres russes ». Mais il apparaît pour l’heure comme un unificateur sans précédent de l’Occident.
Dissident soviétique et militant des droits de l’homme bien connu, Natan Sharansky est né à Donetsk en 1948, a étudié à Moscou et a été condamné en 1978 à treize ans de camp pour ses activités en faveur des refuzniks comme lui (les Juifs soviétiques à qui l’on refusait la possibilité d’émigrer en Israël). Il a fui l’URSS au début des années 1980 et est devenu une personnalité politique de premier plan en Israël, membre du Parlement, ministre, directeur de l’Agence juive. Il est aujourd’hui président de l’ISGAP, une organisation américaine.
« C’était un Poutine très différent d’aujourd’hui », Natan Sharansky se souvient de ses premières rencontres, au début des années 2000, avec le jeune président russe de l’époque. « Bien sûr, c’était le même homme du KGB, avec le même état d’esprit. Mais à ce moment-là, il se battait vraiment pour être reconnu. Il voulait que la Russie, sous sa direction, soit à nouveau reconnue comme une superpuissance. Il pensait que la plus grande tragédie du XXe siècle était la chute de l’Union soviétique. Il considérait que Gorbatchev et Eltsine en étaient responsables. Mais il était surtout préoccupé par la reconnaissance par le président Bush, puis par Merkel, par tous les dirigeants occidentaux. »
« Chaque fois qu’il a pris l’initiative de me rencontrer, raconte Sharansky, il s’agissait de savoir comment faire pour que les Américains annulent l’amendement Jackson-Vanik, pour que la Russie retrouve le statut de nation la plus favorable. Il s’efforçait d’être accepté dans le club des grandes nations et des grands dirigeants. » Selon Sharansky, vingt ans plus tard, Poutine n’a pas ce problème car il voit que tous ces dirigeants, comme des pions sur un échiquier, ont été remplacés. « Bush est parti, Merkel est partie, Obama est parti. Et il est le leader depuis vingt ans, et il continuera à être un leader. Et maintenant, il n’a pas le choix — il sera le leader jusqu’à la fin de sa vie, car c’est le seul endroit sûr pour lui. »
Poutine se considère comme le dirigeant le plus fort du monde, car la plupart des autres seront tôt ou tard remplacés, affirme l’ancien dissident. Il voit sa mission historique dans la reconstruction, non de l’Union soviétique communiste telle que nous l’avons connue — car Poutine ne croit pas en l’idéologie communiste, mais plutôt en une monarchie tsariste. « Lors de nos rencontres personnelles il y a de nombreuses années, il a toujours dit que les personnes qu’il respectait le plus étaient Pierre le Grand et Catherine II. Parce que ces deux-là ont réussi à rassembler toutes les terres russes. Aujourd’hui, c’est à lui qu’incombe cette mission historique. »
Il a commencé à remplir cette mission il y a quinze ans, dit Sharansky. « Il a réussi avec la Tchétchénie : il était important pour lui de ramener le Caucase sous la tutelle russe. Il a réussi, très partiellement, avec la Géorgie. Et il a définitivement réussi avec le Bélarus. Mais la plus grande question pour lui a toujours été l’Ukraine. »
Après la chute de l’URSS, beaucoup pensaient que l’Ukraine indépendante deviendrait un pays comme la France, se souvient Sharansky. Non seulement en raison de sa taille, mais aussi de l’industrie et des ressources naturelles qu’elle abritait. « Le meilleur de l’industrie soviétique se trouvait en Ukraine — Dnipropetrovsk [Dnipro], Kharkov [Kharkiv], le Donbass. Un pays riche en matières premières et possédant le meilleur sol au monde pour l’agriculture. »
Selon Sharansky, même si Poutine est sûr d’être le leader le plus fort du monde, il comprend très bien que son armée n’est pas la plus forte. « Il cherche donc des moments où le monde n’est clairement pas prêt à se battre. Et le meilleur cadeau qu’il ait pu recevoir, c’est ce qui s’est passé il y a neuf ans en Syrie, lorsque le président Obama a déclaré que l’utilisation d’armes chimiques constituerait une ligne rouge, que dans ce cas, toute la puissance des États-Unis serait utilisée contre la Syrie, et qu’il ne l’a pas fait. Non seulement il ne l’a pas fait, mais il a décidé de négocier avec la Russie sur la manière dont la Russie jouerait un rôle régional. »
De l’avis de Sharansky, cette démonstration qu’il n’y a pas de ligne rouge au-delà de laquelle l’Occident prendra de réelles mesures a servi d’encouragement aux plans de Poutine. « Poutine a fait deux choses importantes. Tout d’abord, il a envoyé son armée en Syrie. Et la deuxième chose qu’il a faite, c’est s’emparer de la Crimée », déclare Sharansky. Selon lui, Poutine a commencé sa guerre contre l’Ukraine à partir de l’endroit où l’occupation serait facile à accepter sur le plan idéologique, car la Crimée avait été russe pendant près de deux siècles. L’annexion a même augmenté la popularité de Poutine en Russie. « À cette période, il n’était pas encore prêt à commencer la guerre avec l’ensemble de l’Ukraine, alors il l’a commencée dans les zones russophones, dans le Donbass. Ainsi, pendant toutes ces années, la guerre s’est déroulée sur un petit feu », explique Sharansky. « Il cherchait un autre moment approprié. »
Ce moment est arrivé avec le retrait de l’armée américaine d’Afghanistan, laissant le pays dans un désordre total. « Poutine a très bien compris que ce n’était pas le moment pour que les troupes américaines soient envoyées dans un autre pays. Il n’était pas assez fort pour se battre contre tout le monde libre, mais il savait que sa véritable force résidait dans sa volonté d’utiliser toutes les armes, alors que l’Occident n’était pas prêt à une telle option », dit Sharansky. « Et il avait raison de croire que cette menace paralyserait le monde libre. Cependant, il s’est trompé sur deux points : sur la volonté des Ukrainiens de résister et sur le degré d’unité dont l’Occident fait preuve par le biais des sanctions économiques. Ce dernier point a été une véritable surprise pour lui, car les dirigeants soviétiques et russes avaient toujours pensé que, dès qu’il est question d’économie, il ne peut y avoir d’unité entre les capitalistes. »
Il faut reconnaître à Poutine un certain mérite, conclut l’ancien dissident soviétique. Si quelqu’un a vraiment beaucoup contribué à la reconstruction de la nation ukrainienne, c’est bien Poutine. « D’un autre côté, c’est le président Zelensky. Parce que jamais les Ukrainiens ne se sont autant sentis au centre de l’histoire mondiale qu’aujourd’hui. Ils se sentent unis comme jamais auparavant. Et dans cet essor unique de la nation ukrainienne, le leader est un Juif qui n’est pas embarrassé par ses origines juives, mais qui en est fier. »
Née à Sébastopol, elle a construit sa carrière en Israël et en France, en tant que journaliste et traductrice. Installée en France depuis 2013, elle était la correspondante de Radio Free Europe / Radio Liberty à Paris. Elle est à présent la correspondante en France de la radio publique d’Israël, ainsi que traductrice et interprète assermentée près la Cour d'Appel d'Amiens.