Pire qu’une défaite : une « victoire » à la Poutine

À quoi peut aboutir l’offensive de Poutine dans le Donbass ? Kirill Rogov, l’un des politologues russes les plus mordants, aujourd’hui en exil, décrit la Russie comme un « avion fou » rempli de passagers saisis d’hallucinations, et que son pilote dirige tout droit vers le crash.

Ce qui arrive à la Russie est sans aucun doute un exemple parfait, quasi canonique et en même temps impressionnant, du ridicule et de la menace que l’autoritarisme et la dictature personnelle peuvent faire peser sur le destin d’une nation et d’un État.

En envahissant l’Ukraine, une décision désastreuse et irréfléchie, Poutine a commis une erreur monumentale dont quelques jours seulement auront suffi à révéler l’ampleur. Il s’est totalement trompé : 1) sur la situation politique interne de l’Ukraine et sur le niveau d’unité de la société ukrainienne face à l’agression russe ; 2) sur le potentiel de l’armée ukrainienne ; 3) sur la détermination de l’Occident à aider l’Ukraine et à faire pression sur la Russie ; et enfin, 4) sur les qualités de sa propre armée, en particulier ses capacités opérationnelles à s’engager dans un vrai conflit. Tout cela était manifeste dès les deux premières semaines du conflit.

Pourtant, si Poutine devait admettre qu’il s’est trompé sur tous ces plans, il dilapiderait le capital politique qu’il a amassé en vingt ans : l’image d’un mec costaud, un dur à cuire qui prend des risques, franchit les lignes rouges, ne bat jamais en retraite et finit par gagner d’une manière ou d’une autre, ou alors, a minima, s’en tire à bon compte.

Afin de ne pas perdre ce capital, Poutine poursuit la guerre, entraînant son pays toujours plus loin dans le cul-de-sac de sa mauvaise décision et du désastre imminent. N’ayant plus d’espoir de prendre Kyïv et comprenant qu’il est vain d’attaquer sur plusieurs fronts, il exige de ses généraux une offensive décisive et brutale dans le Donbass. Une fois qu’il aura obtenu le Donbass et le corridor terrestre vers la Crimée, il pourra revendiquer une victoire en annexant à la Russie les territoires de ce qu’on appelle « Novorossia », ou « Nouvelle-Russie », une annexion dont les revanchards russes rêvent depuis 2014. Cette bataille promet d’être encore plus effrayante que tous les épisodes que nous avons vus jusqu’ici dans cette guerre. Elle fera des milliers de victimes, tant parmi les civils ukrainiens que parmi les soldats russes.

Cependant, le vrai paradoxe, c’est peut-être que même si l’armée russe remplissait cette mission, ce serait, à moyen terme, encore pire qu’une défaite. Pire qu’une victoire à la Pyrrhus, ce serait une « victoire à la Poutine ».

Le 29 mars, après un mois de guerre, les négociations d’Istanbul avaient ouvert une fenêtre d’opportunité toute relative. Certes, l’hypothèse du retrait des troupes russes jusqu’aux lignes du 23 février 2022 (c’est-à-dire à la veille de l’invasion), et même l’hypothèse de la préservation des positions que les troupes russes occupaient au moment des pourparlers, apparaissaient aux yeux du Kremlin comme une défaite politique (puisque, militairement, la Russie perd déjà de facto cette guerre). Néanmoins, cela lui aurait permis de commencer à négocier pour tenter de limiter les sanctions internationales, d’ajourner la restriction des importations d’énergies fossiles russes, et de mettre en suspens les questions liées à la Crimée et au Donbass oriental. Plus généralement, c’était la perspective d’une normalisation de la situation grâce à un cessez-le-feu de long terme.

À l’inverse, poursuivre la guerre jusqu’à conquérir l’ensemble du Donbass et sécuriser un corridor terrestre fiable vers la Crimée, à supposer que cette mission réussisse, serait inacceptable pour l’Ukraine et l’Occident. Car cela signifierait que l’invasion de Poutine aurait produit quelques résultats (bien qu’incomplets). Dans ce cas, la position de l’Ukraine et de l’Occident serait extrêmement ferme : toutes les sanctions seraient maintenues et même étendues jusqu’à ce que la Russie se retire des frontières internationalement reconnues de l’Ukraine (y compris la Crimée et le Donbass oriental). Pour contrôler des territoires aussi vastes, l’armée russe aurait besoin de tyranniser la population. Les preuves de cette terreur entraîneraient de nouvelles sanctions et une mobilisation antirusse à l’échelle du monde.

Parallèlement, l’économie russe serait ramenée vingt à vingt-cinq ans en arrière, et les sanctions contre les énergies fossiles russes seraient progressivement renforcées au rythme du remplacement des importations russes sur les marchés européens. Le gaz destiné par le passé aux marchés européens ne pourrait pour autant être réorienté par la Russie vers d’autres marchés, car il serait impossible, dans un contexte de sanctions, de construire de nouvelles capacités de gazoduc ou des usines de gaz naturel liquéfié. La Russie serait alors tout simplement contrainte de réduire sa production de gaz. Le pétrole russe serait vendu à l’Asie avec un rabais de 40 %. Et ainsi de suite. Le Kremlin ne pourrait pas « profiter » pleinement de sa victoire compte tenu de la dégradation et de la désorganisation de l’économie. Et à ce stade, même la population russe ressentirait cette victoire comme un os en travers de la gorge, dans un contexte où l’ampleur des pertes réelles de l’armée russe et des perturbations économiques serait de plus en plus visible.

Le plus étonnant, c’est que les élites russes d’aujourd’hui regorgent de gens qui seraient capables de reconnaître, voire qui reconnaissent déjà, cette perspective désastreuse, mais il ne se trouve personne qui ait le pouvoir, et surtout la volonté, d’arrêter, ou du moins de freiner cet étonnant harakiri national. À ce jour, ils s’emploient tous à aider Poutine à dissimuler son erreur, entraînant ainsi le pays dans un gouffre de problèmes encore plus graves. Et en agissant ainsi, ils sont clairement complices du désastre, même lorsqu’ils cherchent à faire en sorte que leurs actions pratiques apparaissent raisonnables, vues de l’extérieur.

Ainsi, la Russie d’aujourd’hui ressemble à un avion fou dont les passagers agitent des drapeaux couverts de slogans idiots (« dénazification », « substitution des importations », « nous pouvons le refaire1 »). De temps en temps, ils jettent des regards empreints de crainte et de respect vers la nuque du pilote, qui fonce tout droit sur le flanc d’une montagne. Au moins, personne ne pourra dire que c’était un homme médiocre ou qu’il n’a pas « réussi à conserver le pouvoir ». Il aura réussi. Et c’est là l’essentiel du problème.

Traduit du russe par Clarisse Brossard

Kirill Rogov est un célèbre politologue, économiste et journaliste russe. Il est éditorialiste de Vedomosti et de Novaïa Gazeta, auteur et co-auteur de plusieurs livres consacrés à l’analyse de la Russie post-communiste. Il a dû quitter la Russie en mars 2021.

Notes

  1. Ces dernières années, cette expression datant de la Seconde Guerre mondiale est devenue un slogan populaire du jour de la Victoire, le 9 mai. Elle indique que la Russie est prête à réitérer l’exploit de la victoire sur le nazisme contre ses ennemis actuels. (NDT.)

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