Lettre d’un prisonnier politique

Homme politique et journaliste, Vladimir Kara-Mourza se trouve en dĂ©tention provisoire depuis le 12 avril, Ă  Moscou. Il est accusĂ© d’avoir diffusĂ© de « fausses Â» informations sur les actions de l’armĂ©e russe en Ukraine devant la Chambre des reprĂ©sentants de l’Arizona, aux États-Unis. Cet homme qui a survĂ©cu Ă  deux tentatives d’empoisonnement risque une lourde peine de prison.

5 mai 2022

Mes amis, je vous salue depuis la maison d’arrĂªt de Moscou n° 7. J’ai Ă  peu près tout vu depuis un mois : le bureau de police, la cellule de dĂ©tention provisoire, la dĂ©tention administrative, l’isolement au « trou Â», les cellules collectives ; les « paniers Ă  salade Â», les « armoires Â»1, les promenades dans la cour. Tout ce que j’ai pu lire autrefois dans les MĂ©moires des dissidents et qui nous parvenait comme l’écho d’un lointain passĂ©, tout cela est Ă  prĂ©sent sous mes yeux, jour après jour. Le fracas des portes dans le couloir, le cliquetis des clĂ©s du surveillant, l’escorte, les vĂ©rifications… MĂªme l’« accompagnement musical Â» qui fait retentir chaque matin les notes tonitruantes de l’hymne soviĂ©tique n’a pas changĂ© depuis l’époque de Vladimir Boukovski et de Natan Sharansky2 (ou plutĂ´t, il a changĂ©, mais brièvement).

Je suis dĂ©sormais habituĂ© Ă  me placer face au mur lorsque je sors de ma cellule, paumes contre la paroi, jambes Ă©cartĂ©es d’une largeur d’épaules. Il faut garder les mains derrière le dos quand on marche. Ce n’est pas pratique pour descendre les escaliers. Les ordres sont simples : « Debout ! Â», « CouchĂ© ! Â», « Ă‰vacuation ! Â», « Nom, prĂ©nom, patronyme, article ! Â»

Presque personne ne connaĂ®t l’article 207.3 du Code pĂ©nal, on me demande rĂ©gulièrement ce que c’est. (Ce n’est pas Ă©tonnant : cet article a littĂ©ralement Ă©tĂ© griffonnĂ© sur un coin de table pendant les premiers jours de ce-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom3). Depuis mon arrestation, dans tous les « Ă©tablissements Â» que j’ai visitĂ©s, pour ainsi dire, seuls deux ou trois employĂ©s se sont avisĂ©s de me demander, avec une indignation Ă©tudiĂ©e : « Mais alors, vous Ăªtes contre ? Â» La plupart d’entre eux ne disent rien. Beaucoup de prisonniers me regardent d’un air comprĂ©hensif. Mais ils sont stupĂ©faits de constater que, dans notre pays, au XXIe siècle, on peut prendre dix ans de prison pour avoir dit un mot.

Un jour, alors que nous sommes postĂ©s face au mur, un prisonnier qui se tient Ă  cĂ´tĂ© de moi me murmure sur un ton interrogateur : « Tu aurais sĂ»rement mieux fait de te taire. Â»

« Non Â», je lui rĂ©ponds sans l’ombre d’une hĂ©sitation. « Il ne faut pas se taire. Toute l’horreur que l’on voit dans le monde est perpĂ©trĂ©e avec la complicitĂ© de ceux qui se taisent. Â»

Tout le monde ne se tait pas, en Russie. Il y a quelques jours, j’étais dans un fourgon de transport de prisonniers avec AlexeĂ¯ Gorinov, le dĂ©putĂ© du district de Krasnosselski — il Ă©tait incriminĂ© en vertu du mĂªme article (et mĂªme alinĂ©a) que moi. MĂªme article Ă©galement pour l’ancien agent de la police moscovite SergueĂ¯ Klokov, l’artiste pĂ©tersbourgeoise Sacha Skotchilenko, l’enseignante de la ville de Penza Irina Guen, l’éditeur et ancien dĂ©putĂ© de l’AltaĂ¯ SergueĂ¯ MikhaĂ¯lov, et pour des dizaines d’autres personnes Ă  travers toute la Russie (et cela ne concerne que les condamnations pĂ©nales, pas les administratives). Ne les oubliez pas. Ce sont elles qui sauvent aujourd’hui l’honneur de notre pays.

Un immense merci pour vos lettres, pour vos pensées inquiètes, pour votre soutien. Tout ira bien. C’est juste avant l’aube que la nuit est le plus sombre.

Traduit du russe par Nastasia Dahuron

Le texte original est Ă  consulter ici

Voir Ă©galement : « LibĂ©rer Vladimir Kara-Murza Â», Desk Russie

kara murza vladimir

Vladimir Kara-Mourza est un opposant russe. Il a été le vice-président de Russie ouverte, une ONG fondée par l'homme d'affaires et ancien prisonnier politique Mikhail Khodorkovsky, qui faisait la promotion de la société civile et de la démocratie en Russie. Face à la persécution croissante de ses membres par le régime de Poutine, l’ONG s’est auto-dissoute en mai 2021.

Notes

  1. Cabine très exiguĂ« prĂ©sente dans des fourgons de police ou des maisons d’arrĂªt, oĂ¹ des dĂ©tenus passent parfois plusieurs heures debout, appelĂ©e en russe stakan, le « gobelet Â» [Toutes les notes sont de la traductrice.]
  2. Vladimir Boukovski (1942-2019) était un dissident soviétique, défenseur des droits de l’Homme et par la suite homme politique russe, emprisonné pendant douze ans entre 1963 et 1976. Il est le premier à avoir dénoncé l’instrumentalisation de la psychiatrie à des fins de répression politique en URSS. Natan Sharansky, opposant soviétique au communisme et militant sioniste, né en 1948, a été quant à lui incarcéré dans un goulag pendant neuf ans entre 1977 et 1986.
  3. L’article 207.3 a Ă©tĂ© adoptĂ© parmi d’autres par le Parlement russe le 4 mars 2022, soit neuf jours après le dĂ©but de la guerre dĂ©clenchĂ©e par la Russie contre l’Ukraine, et stipule que « la diffusion publique dĂ©libĂ©rĂ©e de fausses informations sur l’utilisation des forces armĂ©es de la FĂ©dĂ©ration de Russie Â» peut Ăªtre punie d’une peine allant jusqu’à quinze ans de prison, empĂªchant de facto le recours au mot « guerre Â» pour parler de ce conflit (appelĂ© officiellement « opĂ©ration militaire spĂ©ciale Â»).

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