Dans cet article publié en anglais sur le site universitaire néerlandais Raam op Rusland, l’analyste politique ukrainien Mykola Riabtchouk pose une question urgente : comment pouvons-nous définir les atrocités russes perpétrées contre les « petits frères ukrainiens du village » ? Pour lui, les Russes mènent une guerre d’anéantissement, en déshumanisant les Ukrainiens, décrits comme des « nazis ».
En avril, le président Emmanuel Macron a provoqué une vive indignation chez de nombreux Ukrainiens en refusant de qualifier de « génocide » les méfaits des Russes en Ukraine, ce que n’avaient pas hésité à faire les présidents américain et polonais, ainsi que le Premier ministre britannique. Pour les Ukrainiens qui sont non seulement témoins mais aussi victimes des atrocités russes en temps réel, le terme « génocide » pourrait être le seul suffisamment fort pour refléter l’ampleur de leurs souffrances et de leur dévastation.
D’un point de vue purement juridique, le terme peut bel et bien être discutable, car son application stricte ne requiert pas seulement la preuve de l’extermination à grande échelle d’un groupe significatif de personnes sur la base de leur ethnie, de leur race ou de leur religion. Elle exige également la preuve d’une intention délibérée, d’une préméditation génocidaire, ce qui est généralement très difficile, voire impossible, à établir. Les historiens s’efforcent toujours de prouver que Staline, qui a fait mourir de faim près de 5 millions d’Ukrainiens lors de sa famine artificielle de 1932-1933, les a anéantis en tant que membres d’un groupe ethnique particulier et non « simplement » en tant que paysans ayant résisté à la collectivisation forcée de l’agriculture. (Dans les années 1940, les Soviétiques ont sagement supprimé la référence aux « groupes sociaux » incluse dans la définition du génocide formulée par Raphael Lemkin et adoptée par l’ONU.)
De même, on peut affirmer que Poutine n’extermine pas tous les Ukrainiens (en tant que groupe ethnique), mais seulement ceux qu’il qualifie arbitrairement de « nazis ». Ceux qui abandonnent leur identité ukrainienne et acceptent le point de vue de Poutine selon lequel ils forment « un seul peuple » avec les Russes seront épargnés par le massacre et même promus en tant que « Petits-Russes » exemplaires, ainsi que les Russes désignent les Ukrainiens de manière péjorative.
En effet, les Juifs n’avaient pas cette possibilité dans le Troisième Reich, puisqu’ils devaient être massacrés sans exception, indépendamment de leur acceptation de l’identité allemande au lieu de l’identité juive. La « solution finale » de la question ukrainienne est donc formulée non pas en termes ethniques mais en termes quasi idéologiques : la désukrainisation de l’Ukraine est présentée comme une « dénazification ».
Alors qu’en termes pratiques il est évident que Poutine veut anéantir les Ukrainiens en tant que nation dont il nie systématiquement l’existence et le nom même, en termes juridiques il prétend « simplement » exterminer des « fascistes » proverbiaux. Il se moque du fait que la grande majorité des Ukrainiens soit attachée à son identité civique ukrainienne et doive donc être soumise à la « dénazification ». Tous ne sont pas voués à l’anéantissement. Certains peuvent survivre en tant que collaborateurs loyaux, et beaucoup d’autres peuvent être « rééduqués », comme les Ouïghours dans les camps de concentration chinois.
Crime d’agression
Philippe Sands, le célèbre avocat britannique qui conseille le gouvernement ukrainien dans le cadre de l’enquête sur les crimes de guerre russes, reconnaît qu’il est très difficile de démontrer juridiquement l’existence d’un génocide et il suggère de se concentrer sur le crime d’agression que les juges de Nuremberg ont défini comme le crime suprême, car si la guerre n’avait pas commencé et ne s’était pas poursuivie, il n’y aurait pas de crimes de guerre ni de crimes contre l’humanité.
Selon Sands, il est absolument clair que nous pouvons parler d’un « crime d’agression » russe. Ce crime a été condamné dans une résolution de l’ONU et confirmé par la Cour internationale de justice qui a exigé de la Russie qu’elle mette fin à l’invasion et évacue ses troupes du territoire de l’Ukraine.
Selon Sands, poursuivre la Russie pour « crime d’agression » (l’un des quatre crimes internationaux définis à Nuremberg en 1945) présente un autre avantage : « En gros, c’est la seule possibilité de viser le sommet de Moscou, de poursuivre le président Poutine et le ministre des Affaires étrangères Lavrov, de viser le ministre de la Défense et les services secrets, et ainsi de suite. »
Ce ne sont probablement pas ces subtilités juridiques qui ont empêché Macron de qualifier de génocide les atrocités commises par la Russie en Ukraine, mais plutôt sa croyance ancienne et peut-être naïve en sa « relation spéciale » avec Poutine et l’espoir d’un « dialogue » possible. « Je veux essayer au maximum de continuer à pouvoir arrêter cette guerre et à rebâtir la paix, a déclaré M. Macron, et donc ne suis pas sûr que l’escalade des mots serve la cause. »
Le désir de garder la porte ouverte, quels que soient les crimes commis par le Kremlin, est déplorable mais compréhensible, tant que cela est voulu de bonne foi plutôt que par opportunisme traditionnel et par désir de s’asseoir sur deux chaises à la fois. Mais Macron a réussi à ajouter l’insulte à l’injure en tentant de justifier sa rhétorique de retenue par un argument encore plus douteux : « Je serais prudent avec de tels termes aujourd’hui car ces deux peuples [Russes et Ukrainiens] sont frères. »
Une métaphore inappropriée
Le ministère ukrainien des Affaires étrangères s’est dit déçu par les propos de M. Macron et a qualifié la métaphore d’« inappropriée », car ces soi-disant « frères » tuent des enfants ukrainiens, tirent sur des civils, violent des femmes et détruisent tout sur le territoire ukrainien. Même vos pires ennemis ne commettent pas ces atrocités contre des personnes pacifiques, a déclaré le porte-parole du ministère. Certains commentateurs ont rétorqué, de manière moins diplomatique, que les Russes ne sont pas les « frères » des Ukrainiens, mais plutôt les hordes de Gengis Khan. Le président Zelensky a défini la « fraternité » russo-ukrainienne par la métaphore biblique de Caïn et Abel.
La persistance du cliché propagandiste soviétique, qui s’est infiltré dans les esprits bien au-delà de la fin de l’Union soviétique et de l’actuel « monde russe », peut difficilement s’expliquer si l’on ne tient pas compte du pouvoir du « savoir impérial » — l’ensemble des représentations discursives de l’histoire et de l’ethnologie impériales qui promeuvent et consolident la domination sur un peuple soumis. Pendant trois siècles, ce savoir a été institutionnalisé au niveau international — dans les universités, les manuels scolaires et la culture populaire ; il est devenu, en fait, une sagesse commune, incontestable et non problématique.
De ce point de vue, les Ukrainiens ne sont qu’un sous-groupe ethnique des Russes, et l’histoire ukrainienne n’était qu’un accessoire régional de la Russie éternelle et « millénaire ». Pour prouver cela, l’affinité linguistique, culturelle et religieuse des Ukrainiens et des Russes a été exagérée, tandis que des différences importantes, voire cruciales, ont été ignorées — en premier lieu, le fait que les deux nations ont développé des cultures politiques fondamentalement différentes, puisque les Ukrainiens, jusqu’au XVIIIe siècle, vivaient dans le système politique du « Commonwealth » polono-lituanien, totalement différent de l’autocratie russe. Aujourd’hui, à l’ère des États-nations et de la prépondérance de l’identité civique, les appels à l’affinité, sans parler de l’unité politique, fondés sur les valeurs désuètes d’un christianisme orthodoxe non réformé, semblent ridicules.
Un frère aîné
Contrairement à ce que prétend Poutine, ce ne sont pas les Soviétiques qui ont inventé la nation ukrainienne — ils ne pouvaient tout simplement pas ignorer le puissant mouvement de libération nationale de 1917-1920 qui a abouti à l’éphémère République nationale ukrainienne. Les Soviétiques ont en fait gagné la guerre civile contre les « armées blanches » monarchistes (qui niaient farouchement l’existence de l’Ukraine), car ils ont dû faire des concessions à toutes les « ethnies » de la Russie post-révolutionnaire et ont attiré vers eux le spectre politique de gauche de ces peuples.
Comme ils ne pouvaient pas nier l’existence de la nation ukrainienne, ainsi que l’avaient fait leurs prédécesseurs monarchistes, ils ont dû, d’une part, inventer la métaphore de la « fraternité » pour promouvoir l’affinité russo-ukrainienne et, d’autre part, créer une forte hiérarchie au sein de cette « famille », en conférant aux Russes le rôle de « frère aîné » et, par conséquent, la suprématie politique et culturelle.
Ce mythe a été profondément intériorisé par de nombreux Ukrainiens à l’époque soviétique, mais il a été brisé avec fracas en 2014, après l’annexion russe de la Crimée et l’invasion du Donbass. Aujourd’hui, après que les atrocités russes en Ukraine ont été largement exposées, il s’est totalement dissipé. Il reste cependant à répondre à la question de savoir comment les Russes eux-mêmes peuvent commettre tous ces crimes odieux tout en croyant que les Ukrainiens sont une « nation fraternelle » ou, comme l’exprime Poutine, ne font qu’« un seul peuple » avec les Russes.
Une dialectique particulière
De toute évidence, une dialectique particulière est ici en jeu : les Russes aiment toujours les Ukrainiens comme de « jeunes frères », comme leurs cousins du village, le « merveilleux peuple slave » (pour reprendre les termes du philosophe ultranationaliste et belliciste russe Alexandre Douguine) qui nous appartient et qui est en fait « nous ». Le seul problème, c’est que ces Ukrainiens « fraternels » n’existent que dans leur imagination impériale, alors qu’en réalité, pendant la guerre, ils rencontrent un peuple absolument différent, avec des valeurs et des opinions politiques différentes, qui ne veut rien avoir en commun avec ces « frères » autoproclamés. Dans leur dialectique, ces Ukrainiens ne peuvent donc pas être de « vrais » Ukrainiens, ils doivent être des « nazis » et doivent être dénazifiés de force, c’est-à-dire dépouillés de leur « mauvaise » identité ukrainienne — « rééduqués », selon les termes officiels de Moscou, ou exterminés.
Et c’est ce que nous voyons aujourd’hui : ce ne sont pas les Ukrainiens que les Russes tuent, torturent et harcèlent. Ils combattent des nazis, des sous-hommes, des bandéristes [membres d’une mouvance nationaliste militante qui a combattu le régime soviétique en Ukraine occidentale entre 1945 et 1956, NDLR]. Il s’agit pour eux d’une déviation pathologique de la « vraie Russie », qui doit être éliminée car elle menace l’organisme sain des « bons Ukrainiens ».
Ces « mauvais Ukrainiens » sont pires que des ennemis — comme les Américains, les Britanniques ou les Polonais. Ce sont des traîtres, et aux yeux de Poutine, c’est bien pire — comme il l’a formulé il y a longtemps dans une conversation avec le journaliste Alexeï Venediktov [rédacteur en chef de la radio Ekho Moskvy, aujourd’hui interdite, NDLR] : « Les gens qui sont contre moi sont de deux types : les ennemis et les traîtres. Les ennemis sont un phénomène normal. Vous les combattez, puis vous faites la paix, puis vous devenez partenaires, et plus tard, vous leur faites à nouveau la guerre. Chaque guerre se termine par la paix et votre ennemi d’hier devient votre partenaire. Mais les traîtres sont des gens qui se sont rangés de votre côté, qui vous ont soutenu de tout cœur, puis, lorsque vous avez fait quelque chose de mal, ils changent de camp. Et vous poignardent dans le dos. Avec les traîtres, aucune conversation n’est possible. »
Pour les traîtres, selon Poutine, il n’y a ni règles ni lois de la guerre : ils peuvent être empoisonnés au polonium ou au Novitchok, assassinés dans la rue en plein jour, bombardés sans discernement avec des roquettes et torturés avec un zèle médiéval. C’est l’envers de la « fraternité », l’amour pervers qui se transforme en haine. Les Ukrainiens n’ont donc guère le choix : soit ils deviennent frères de leurs violeurs et leurs assassins, soit ils se battent jusqu’au bout pour quelque chose de plus précieux que la mythique « fraternité », quelque chose qu’ils appellent liberté et dignité.
Traduit de l’anglais par Clarisse Herrenschmidt
Mykola Riabtchouk est directeur de recherche à l'Institut d'études politiques et des nationalités de l'Académie des sciences d'Ukraine et maître de conférences à l'université de Varsovie. Il a beaucoup écrit sur la société civile, la construction de l'État-nation, l'identité nationale et la transition postcommuniste. L’un de ses livres a été traduit en français : De la « Petite-Russie » à l'Ukraine, Paris, L'Harmattan, 2003.