L’histoire de la grand-mère au drapeau rouge

Pour faire croire que les Ukrainiens accueillent à bras ouverts les envahisseurs russes, la propagande du Kremlin s’est appuyée sur les images d’une paysanne ukrainienne — un malentendu érigé en mythe, que déconstruit l’écrivain et traducteur littéraire André Markowicz.

La Russie est inondée d’images et de statues d’une petite paysanne ukrainienne, qui, à l’arrivée de ce qu’elle pensait être l’armée russe, laquelle lui apportait des produits alimentaires, était allée chercher dans son grenier un vieux drapeau rouge que l’on utilisait au village, du temps de l’URSS, pour la fête du 9 Mai. Tous les soldats se ressemblent et, en fait, ce n’étaient pas les Russes, mais les Ukrainiens, et ces Ukrainiens, salués ainsi avec un drapeau rouge, avaient piétiné le drapeau.

Quelqu’un avait filmé la scène et, du coup, toute la propagande russe s’était emparée des images. Cette dame, voûtée, claudicante, qui venait à la rencontre de la Russie, c’était du pain bénit pour les poutiniens. Oui, la Russie, selon leurs dires, venait libérer l’Ukraine des nazis, et les Ukrainiens — la preuve par l’image — n’attendaient que l’arrivée des Russes pour être libérés, comme l’affirmait le président. On a vu des représentations de la scène sur des dizaines de fresques murales, il y a même eu des statues : à Marioupol, Sergueï Kirienko, premier adjoint du chef de l’administration présidentielle, qui supervise les zones occupées (ou, comme disent aujourd’hui les propagandistes russes, réunifiées), a inauguré une statue à cette dame, en prononçant un vibrant hommage à son acte d’héroïsme. Il a expliqué que, malheureusement, il ne connaissait que son prénom, Anna, qu’elle était donc pour l’instant anonyme, mais que, bien sûr, ils lanceraient une enquête pour la retrouver, et « se prosterner à ses pieds » (il a dit ça comme ça). […]

Évidemment, en Ukraine, l’acte de cette dame a été considéré le plus souvent comme une trahison : en pleine guerre, elle vient saluer les envahisseurs comme des libérateurs…

La BBC a retrouvé cette dame, qui ne se cachait pas du tout, c’est une paysanne de la région de Kharkov [Kharkiv] — du hameau de Bolchaïa Danilovka. Elle s’appelle Anna Ivanovna Ivanova. Sa langue première est l’ukrainien. Son époux, lui, est russe, il est natif de la région de Belgorod (en Russie — à une centaine de kilomètres de là, pas plus). Et les journalistes lui ont demandé ce qu’elle a fait, pourquoi elle a fait ça.

Anna Ivanovna, oui, était très heureuse de voir les troupes russes arriver, parce qu’elle était, dit-elle, au début de la guerre, très heureuse de voir la réunion possible de tous les peuples slaves, mais, surtout, surtout, elle ne voulait qu’une chose : qu’on arrête de bombarder. Sa maison tenait encore au moment où les journalistes l’ont retrouvée, et elle vivait dedans, avec son mari, sauf que toutes les vitres avaient été soufflées et une explosion avait précipité les carreaux sur elle, dans son lit.

Cela, dans le reportage de la BBC, elle ne le dit pas en russe. Elle ne le dit pas en ukrainien non plus, elle le dit dans une langue intermédiaire, le sourjik, qui n’est pas une langue mais plutôt une espèce de mélange, de pidgin entre les deux. Et elle pensait que les soldats, une fois arrivés, arrêteraient de bombarder. Et oui, elle était contre, visiblement, les nationalistes ukrainiens, parce qu’elle avait toujours vécu avec l’idée de l’URSS, l’idée que tous les gens étaient ensemble, des peuples, comme on disait, « frères », et qu’elle ne voyait pas pourquoi il fallait se séparer. Il y a eu des millions de personnes en Ukraine, avant la guerre, qui pensaient comme elle, et qui se souvenaient des nationalistes ukrainiens pendant la guerre de 41-45. Qui se souvenaient, surtout, surtout, du drapeau rouge.

Le drapeau rouge, on pourrait croire, il a apporté toutes les horreurs du stalinisme, et la collectivisation, et la famine (je devrais dire les famines car il y en a eu plusieurs, en plus de celle du Holodomor qui a fait des millions de morts). Oui, le drapeau rouge, il a apporté ça. Depuis 1918, il n’a apporté que la mort. Mais le drapeau rouge, ce qu’il a apporté aussi, c’est la victoire sur les nazis, et ça, pour des millions et des millions de personnes, c’est, et de très loin, l’essentiel. Et puis, il y avait l’URSS, il y avait, d’une façon ou d’une autre, une vie — pauvre et difficile, mais une vie, et une vie ensemble. J’ai l’impression qu’il y avait des millions et des millions de personnes en Ukraine, du temps de l’URSS, qui ne se sentaient pas « humiliées » de ne pas être indépendantes. Qui, juste, n’y pensaient pas du tout, à l’indépendance.

Et donc, Anna Ivanovna a d’abord salué ces soldats, qu’elle pensait russes, et elle a été bouleversée de voir le drapeau rouge — le drapeau de l’URSS, pas le drapeau de la Fédération de Russie — jeté à terre et piétiné par les soldats ukrainiens. Parce que, ce qu’ils piétinaient, pour elle, c’était la victoire de 1945. « Mes parents, a-t-elle dit, se sont battus pour ce drapeau. » Ce que ces soldats piétinaient, en fait, ce n’était pas ça, bien sûr : soudain, le drapeau fédérateur était devenu un drapeau d’envahisseurs et d’assassins. Comment accepter, sous les bombes, devant les décombres, de brandir ce drapeau que les Russes plantent sur leurs chars ?…

Ce qu’Anna Ivanovna explique aux journalistes anglais, c’est qu’elle voulait demander aux soldats russes de ne plus bombarder, elle « pri[ait] pour Poutine et les Russes » (ce sont ses propres mots) et elle aurait bien voulu téléphoner au « président Poutine » pour lui demander cela personnellement. Mais les bombes ont continué. De pire en pire.

Les soldats ukrainiens, qui apportaient de quoi manger aux quelques villageois restés dans une région dévastée (simplement parce qu’ils n’avaient nulle part où aller, et que tous leurs biens se trouvaient dans les masures qu’ils habitaient), ces soldats qui subissaient le choc de l’invasion, qui se battaient et trouvaient le temps d’aider les gens, comment devaient-ils réagir quand ils ont vu cette paysanne qui leur agitait sous le nez le drapeau devenu celui des occupants ? Ils lui ont quand même donné son paquet de produits alimentaires, évidemment. Et ils ont continué de la protéger.

Le soldat qui a foulé le drapeau rouge aux pieds est interrogé, lui aussi, par la BBC, et lui, il parle en ukrainien (le premier échange avec Anna Ivanovna avait eu lieu en russe, bien sûr) : lui, il en avait marre d’être en URSS considéré comme  le « petit frère » de la Russie. Et là encore des millions de personnes en Ukraine pensent comme lui.

Aujourd’hui, Anna Ivanovna explique qu’elle ne soutient plus les Russes, parce qu’ils ont tout détruit chez elle. Pas seulement chez elle, dans sa maison ou au village (dont il ne reste pratiquement rien, sauf quelques maisons qui tiennent encore), mais chez elle en Ukraine. Parce que, chez elle, ce n’est pas la Russie, c’est l’Ukraine. Elle était chez elle en URSS, à cause du drapeau rouge, à cause de la guerre. Elle était chez elle dans le souvenir de la guerre : dans la cause commune.

C’est le souvenir de cette cause commune qu’exploitent les criminels du Kremlin — Sergueï Kirienko en tête, dans les territoires occupés. C’est le souvenir de cette cause commune qu’ont ruiné les agissements de la soldatesque poutinienne. Ce que le monde a vu, c’est le renversement radical des valeurs : les « libérateurs », voulant « dénazifier », agissent comme les nazis. Le nazisme a changé de camp.

Poutine a tout détruit. Pas seulement tout l’est de l’Ukraine en tant que territoire, pas seulement des dizaines et des dizaines de milliers de vies, mais cette patrie-là, sans territoire, celle de la cause juste, la victoire sur Hitler.

Cela, la Russie n’a pas fini d’en payer les conséquences.

Page Facebook de l’auteur, 15 juin 2022

markowicz

André Markowicz est un poète et traducteur littéraire. On lui doit notamment la traduction de l’œuvre romanesque intégrale de Dostoïevski et du théâtre complet de Tchékhov (en collaboration avec Françoise Morvan). Plusieurs de ses traductions ont été récompensées, comme Le soleil d’AlexandreLe Cercle de Pouchkine (1802–1841), Anthologie poétique, Actes Sud, 2016.

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