Psychologue de Kyïv, Oksana Glouchtchenko nous livre un récit glaçant, diffusé sur plusieurs réseaux sociaux : comment elle a perdu sa mère dans une explosion à Marioupol.
Ce n’est qu’aujourd’hui, le 20 juin, que je suis en mesure de vous livrer le terrible récit de ce qui s’est passé dans ma famille.
[Le 31 mars], mon père et ma mère étaient en train de marcher au bord de la mer pour aller chercher des colis d’aide humanitaire, tout en essayant de trouver du réseau pour nous joindre. Mon père allait derrière ma mère. À 10 h 00, une explosion a retenti.
Ma mère avait marché sur une mine. L’onde de choc a frappé mon père de plein fouet. Il a reçu le coup dans la poitrine. Sa cage thoracique est restée douloureuse pendant longtemps après cela. Sa vue s’est brusquement brouillée. Son œil droit a subi plus de dommages que le gauche. Le pendentif en croix à son cou a été soufflé par l’explosion. Lorsqu’il a repris ses esprits, il s’est précipité vers ma mère.
Elle n’avait plus de jambes. Elles avaient été arrachées. Elle lui a demandé de l’asseoir. Il l’a fait. Calmement, elle lui a dit qu’elle avait trop chaud. Il lui a ôté sa veste. Elle a demandé à boire. Papa lui a donné de l’eau, elle a bu la première gorgée, mais n’a pas réussi à avaler la deuxième.
À 10 h 08, maman a succombé, elle avait perdu trop de sang. Pendant ses huit dernières minutes de vie, mon père l’a embrassée et lui a parlé.
Il n’a pas eu la force de la porter et de la ramener à la maison. Il était très affaibli depuis un mois par les bombardements incessants, les séjours dans la cave, la mauvaise alimentation. La veille, une bombe au phosphore est tombée devant chez eux, et l’explosion a provoqué une commotion cérébrale à mon père. Ma mère avait passé tout le mois dans la cave à prier, la Bible entre les mains.
Mon père est rentré chercher une brouette, puis il est revenu, a chargé ma mère dedans et l’a poussée toute la journée jusqu’au soir, s’enfonçant dans le sable à chaque pas.
Le corps de maman est resté deux nuits à la maison. Il était plus que temps de prendre une décision. Papa a trouvé du film étirable renforcé, a emballé le corps et l’a chargé sur la brouette. Aucun voisin n’a accepté de l’aider à enterrer maman, car les combats étaient intenses dehors. Mon père a déclaré qu’il n’éprouvait aucune peur, et que même dans les films, on ne voyait pas d’horreurs telles que ce qu’ils venaient de vivre.
Il s’est approché du premier char sous les tirs et a demandé qu’on le laisse passer afin qu’il puisse enterrer sa femme. Le soldat lui a donné son feu vert. On lui a ouvert la route. Il est arrivé au cimetière avec ma mère dans la brouette. Toutes les tombes étaient retournées sous l’impact des bombes. Il lui a fallu tirer à même la terre le paquet qui contenait ma mère.
Il s’est mis à creuser près de la tombe du père de ma mère. Quelqu’un a fait feu vers lui. Il lui a crié en réponse de viser mieux.
Il a fait un trou. Y a enterré ma mère.
Mon père a 72 ans.
Maintenant, il se rend tous les jours sur la tombe de ma mère et lui apporte des fleurs du potager fraîchement cueillies. Chez lui, il discute avec elle en photo. Elle lui manque terriblement. Il a en permanence devant les yeux l’image de ce qui lui est arrivé. Il ne dort plus de la nuit.
Il nous répète sans cesse cette histoire au téléphone. Il y a quelques jours, en me la racontant, il s’est mis à pleurer. C’est la première fois de ma vie que j’ai entendu papa pleurer.
Pour l’instant, il reste à Marioupol. Il ne veut pas partir. Il a avec lui ses trois chiens et ses quatre chats qu’il aime. Qui descendaient à chaque bombardement par l’échelle dans la cave et restaient en bas avec eux. Par cette échelle que j’arrivais à peine à descendre, moi, alors que ces gros chiens, eux…
Cela fait quatre mois qu’il n’y a plus d’eau, plus de gaz, plus de réseau, plus d’électricité… On a réussi à lui rétablir un réseau au prix d’efforts considérables. Il est le seul de toute la rue à en avoir. Mais les communications sont très mauvaises. On entend mal, et parfois, il est impossible de le joindre pendant plusieurs jours.
Quand il parle avec nous, il va un peu mieux.
Il se sent terriblement coupable de ne pas avoir protégé maman.
En ce moment, c’est l’âge de pierre là-bas. On ne mange plus à sa faim. Papa dit qu’il n’en peut plus des pâtes. Les colis d’aide humanitaire se font rares et sont peu garnis. Par cette chaleur, il est obligé d’allumer un feu pour cuire les aliments. À son âge, c’est difficile, et puis la nourriture tourne très vite. Les chats et les chiens ont beaucoup maigri. Ils sont sales.
Mon père aime beaucoup lire. Et toutes ses nuits sans sommeil, il les passe à lire grâce aux personnes attentionnées qui lui ont apporté des bougies. […]
Ces quatre mois d’épuisement et d’horreur pour ma famille et moi ont laissé des traces. Mon état de santé s’en ressent…
Ma mère s’appelait Elena, Vassilievna de son patronyme. Elle avait 68 ans. Elle a été institutrice dans une école pendant trente ans sans interruption. Elle nous a élevés avec mon père, nous, ses trois enfants.
Traduit du russe par Nastasia Dahuron.
Oksana Glouchtchenko est psychologue et sexologue qui pratique à Kyïv.