Culture et dictature

Face à une vague de protestations contre la culture russe en Ukraine, l’ancien dissident et journaliste d’opposition, Alexandre Podrabinek exprime ses regrets. Selon lui, c’est justement la culture russe qui est le véritable ennemi de l’autoritarisme de Poutine, probablement la dernière force d’opposition du pays.

« Quand j’entends le mot culture, je saisis mon pistolet. » Dans cet aphorisme prononcé par le héros de la pièce Schlageter de Hanns Johst — poète, dramaturge et nazi allemand — la relation entre culture et pouvoir au sein des régimes despotiques est résumée de la meilleure façon possible. Cette vision de la culture est si représentative de la dictature nazie que, par erreur, l’expression est souvent attribuée tantôt à Goebbels, tantôt à Goering ou à d’autres dignitaires nazis. Il faut dire que le poète Hanns Johst lui-même était un nazi plutôt accompli : il fut président de la Maison impériale de la littérature et Gruppenführer de la SS. Sa pièce était ainsi dédicacée : « Écrit pour Adolf Hitler, avec une crainte révérencieuse et une loyauté sans faille ».

Le régime nazi nous fournit un grand nombre d’exemples éclairants, peut-être parce qu’il a été bien étudié et condamné publiquement. Mais des choses similaires, avec quelques variations en fonction des pays, se sont produites sous d’autres régimes despotiques : pendant la période d’« aggravation de la lutte des classes » en URSS, pendant la « révolution culturelle » en Chine, pendant le génocide perpétré par les communistes au Cambodge, après la révolution islamique en Iran et en de nombreuses autres occurrences. De nos jours, en Afghanistan, les Talibans se sont lancés dans une attaque en règle contre la culture.

La culture a toujours été la cible des pouvoirs despotiques qui cherchent systématiquement à la remplacer par un ersatz idéologique ou religieux. Le résultat n’est en général pas très convaincant, même s’il arrive parfois que les régimes policiers parviennent à recruter des talents ou des leaders d’opinion.

Plus la dictature est stricte, plus la culture se porte mal. C’est ce que l’on peut constater dans la Russie d’aujourd’hui. La guerre contre l’Ukraine et la répression politique qui l’accompagne font sortir la culture russe de la sphère officielle. Tous les domaines artistiques — littérature, théâtre, concerts, arts visuels, culture populaire — sont de plus en plus inféodés à l’État et doivent suivre les injonctions de l’agenda patriotique de la nation ou parfois tout simplement de la censure militaire. Certaines personnalités du monde de la culture émigrent vers des pays libres, d’autres tentent de s’adapter, certains continuent à écrire sans espoir d’être publiés ou se replient dans un « exil intérieur ». Rien de nouveau sous le soleil : si dramatique qu’elle soit, la situation est malheureusement banale.

À ce contexte sinistre s’ajoute un autre problème : l’Ukraine — qui lutte contre l’agression russe — a cessé de faire la différence entre l’agresseur et ceux qui s’y opposent. La culture, la langue, la littérature russes, et, d’une manière générale, tout ce qui est russe, tombent dans la catégorie des ennemis mortels de l’Ukraine. Alors qu’en réalité, c’est justement la culture russe qui est le véritable ennemi de l’autoritarisme de Poutine, probablement la dernière force d’opposition du pays. Après la défaite de l’opposition politique, elle est la seule à opposer une quelconque résistance. On a du mal à comprendre pourquoi l’Ukraine s’oppose aux ennemis du poutinisme. L’explication n’est pas rationnelle, elle est émotionnelle et adossée à la propagande. Il est en effet beaucoup plus facile d’unir une nation autour de la haine que de tenter de distinguer l’hétérogénéité d’une société, ses contradictions internes. Cependant, il n’y a rien d’extraordinaire dans cette attitude qui est une pratique courante en temps de guerre. Simplicité, formules lapidaires et intensité émotionnelle sont les éléments essentiels d’une propagande réussie.

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Démontage du monument de 1982 symbolisant l’unité russo-ukrainienne. Kyiv, le 26 avril 2022. // Service municipal

Toutefois, un gouvernement habile ferait de la culture russe son alliée. Or la culture a besoin d’une Russie libre, de la même manière que l’Ukraine a besoin de son indépendance. Frapper d’anathème la culture russe d’Ukraine ne causera aucun préjudice sérieux à la Russie, et n’offrira aucun avantage tangible à l’Ukraine. La culture russe ne s’en portera pas moins bien et la culture ukrainienne pas mieux. Le seul qui en tirera avantage sera Poutine. Irrité par les représentants de l’intelligentsia russe, il est probablement déjà en train de planifier quelques « avions des philosophes1 » pour les plus intelligents et les plus récalcitrants d’entre eux.

Par ailleurs, la position des dirigeants ukrainiens à l’égard de la langue russe est totalement incompréhensible. Certes, restreindre l’utilisation d’une langue qui est parlée par une proportion significative de citoyens ukrainiens est, pour le moins, une mesure étrange. Certes, s’en prendre à la langue russe en Ukraine est une manière infantile de résoudre un problème militaire. Mais il ne s’agit pas de cela. Le problème est que la langue est un outil à double emploi. D’un côté, elle peut être utilisée comme un outil de propagande au service de l’expansionnisme russe, et de l’autre, comme un moyen d’influencer le public russe et de freiner ainsi les appétits du Kremlin. Il est particulièrement important de s’adresser aux militaires, à la fois à ceux qui constituent les troupes d’invasion, et à ceux qui sont dans la réserve opérationnelle de l’armée russe. Après tout, l’Ukraine utilise bien du matériel militaire soviétique et réutilise les armes russes qu’elle récupère sur le terrain : comment peut-elle se priver de la langue de l’ennemi, cet outil de communication si précieux ? Même les dirigeants soviétiques, bien qu’intellectuellement fort limités, avaient généralisé dans les années 30 du XXe siècle l’enseignement de l’allemand dans les écoles, dans la mesure où c’était la langue de l’ennemi le plus probable. Quant à elle, l’Ukraine interdit l’étude du russe, une langue parlée par des dizaines de millions de personnes dans de nombreux pays, y compris dans ceux qui partagent avec elle des intérêts communs ! C’est comme si l’on vous offrait une arme et que, alors que vous êtes sans défense et persécuté, vous refusiez de l’utiliser parce que vous avez en horreur le nom de l’usine qui l’a fabriquée !

L’ukrainisation des rues dont les noms rendent hommage au patrimoine russe ne m’inquiète pas, pas plus que le déboulonnement des statues : à mon sens, il vaut mieux se débarrasser de ces rites païens. Le fait de supprimer les écrivains russes du programme des écoles ukrainiennes ne me choque pas du tout. En effet, chaque État est parfaitement souverain pour élaborer ses programmes scolaires. En revanche, je trouve un peu étrange et ridicule d’entendre des gens intelligents — des philologues, des enseignants — mettre sur le même plan le pacifisme de Léon Tolstoï et la fièvre militariste de Vladimir Poutine. Cela dit, chacun étant maître en sa demeure, ce n’est pas à nous qu’il revient de s’en plaindre.

Dans toute cette histoire, la seule chose qui me préoccupe vraiment, ce sont les conséquences politiques de cette campagne antirusse. Si ses causes sont claires et si, dans la conscience collective des Ukrainiens, elle est justifiée par la brutalité de la guerre et par les atrocités commises par l’armée russe en Ukraine, il est cependant quelque peu regrettable que le Kremlin puisse utiliser le sentiment antirusse comme un argument de plus pour justifier sa politique expansionniste. Mais il est bien plus regrettable encore que l’Ukraine renonce aujourd’hui à soutenir le front anti-Poutine au nom d’un renforcement illusoire de la cohésion de la société ukrainienne autour de la haine de tout ce qui est russe. Parce que faire la guerre à la culture russe revient à soutenir Vladimir Poutine.

Traduit du russe par Clarisse Brossard.

Alexandre Podrabinek est un journaliste indépendant russe, ex-prisonnier politique soviétique. Impliqué dans le mouvement démocratique en URSS depuis le début des années 1970, il a enquêté en particulier sur l'utilisation de la psychiatrie à des fins politiques. Deux fois jugé pour « diffamation » pour ses livres et articles publiés en Occident ou circulant en samizdat, il a passé cinq ans et demi en prison, dans des camps et en relégation. Son livre le plus connu est Médecine punitive, en russe et en anglais. Il est chroniqueur et journaliste pour plusieurs médias dont Novaïa Gazeta, RFI, Radio Liberty, etc.

Notes

  1. Allusion aux « Bateaux des philosophes », une opération spéciale menée en 1922 au cours de laquelle furent expulsés par bateaux des centaines d’intellectuels hostiles au nouveau pouvoir soviétique (NDT).

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