Ivan Pastouchenko : « La nation ukrainienne ne doit pas rechercher la paix à n’importe quel prix »

Propos recueillis par Zara Mourtazalieva.

Depuis le début de la guerre, Zara Mourtazalieva réalise une série d’entretiens avec des Ukrainiens. Cette fois, elle échange avec Ivan Pastouchenko, soldat de la 58e brigade Hetman Ivan Vygovski des forces armées ukrainiennes.

Que faisiez-vous avant la guerre ? Quelle était votre profession ?

Je travaillais depuis 2013 aux ateliers de réparation de matériel ferroviaire de Panioutino [région de Kharkiv, NDLR] comme régleur de machines-outils à commande numérique. En 2019, je me suis engagé dans l’armée avec maintien de mon poste dans le civil ; j’ai fait deux périodes dans la région de Donetsk dans la zone des opérations et puis en novembre 2021 on nous a déplacés vers Soumy [ville du nord-est de l’Ukraine]. Là, nous avons assuré notre service habituel jusqu’au 24 février. Le 25 septembre 2021, je me suis marié. J’aimais aller à la pêche, partir pour des randonnées de plusieurs jours en campant dans la nature. Je me débrouillais à la guitare. Bref, je menais une vie simple et sans doute j’étais heureux.

Où étiez-vous quand la Russie a attaqué l’Ukraine ?

J’étais à l’armée. Le 24 février à 1 heure du matin, l’alerte a sonné. Nous avons reçu l’ordre de préparer le matériel pour partir dans la zone assignée à Soumy. Au début, on avait du mal à croire à ce qui se passait et on espérait que c’était un exercice. On a conduit une partie du matériel dans un bois et moi j’étais de ceux qui le gardaient. D’autres sont allés chercher le matériel qui restait. On manquait de chauffeurs et pourtant il a fallu en une fois sortir tout le matériel. Et tandis que j’étais dans les bois près de Soumy en attendant que le commandant et les autres gars aient ramené tout le matériel, vers 4 heures et demie du matin j’ai entendu que, sur la frontière à une vingtaine de kilomètres de nous, l’artillerie et les systèmes de lance-roquettes multiples (MLRS) avaient commencé à tirer. Ça m’a fait un choc et j’ai compris que personne ne plaisantait plus. J’ai téléphoné à ma femme pour la réveiller et lui dire de faire sa valise et d’aller chez ses parents, qui ont chez eux une cave solide. C’était parti…

Les Russes ont essayé de nous encercler. On s’est dégagés et regroupés. L’aviation russe bombardait Soumy pendant les nuits. Les enfants ont été touchés comme les adultes. Quasiment rien n’est resté du village d’Okhtyrka. Les civils ont été beaucoup plus touchés que nous par les missiles, parce que nous, nous étions préparés et armés.

La population locale a beaucoup appris de la guerre, elle est entrée en résistance. Les partisans se sont emparés de camions de carburant, de véhicules blindés, de dépôts d’armes et de munitions. Ils ont fait brûler beaucoup de tanks et de matériel. Quant à notre brigade, elle s’est très bien battue ; par exemple, au début de mars, nous avons défait toute une colonne de kadyrovtsy [les unités tchétchènes, dont le surnom vient de Ramzam Kadyrov, le président de la République de Tchétchénie, NDLR].

Avez-vous actuellement le sentiment de défendre la patrie ou faites-vous votre devoir de soldat par obligation ?

Ce n’est pas facile à dire. Un peu les deux à la fois. Mais je dirais que c’est un travail que personne ne souhaite faire. On ne nous a tout simplement pas laissé le choix. Personnellement, j’avais encore quatre mois à faire avant d’être démobilisé. Déjà je me voyais passer des vacances en Égypte avec ma femme. Mais le malheur est arrivé là où, certes, on l’attendait, mais jusqu’à la dernière minute on ne croyait pas que les Russes finiraient quand même par oser. Au XXIe siècle, ça va contre tout bon sens… Ce que je dirais, c’est que nous avons été les otages des circonstances.

Vous venez de parler de « malheur ». De tout ce que vous avez vu depuis ce temps, qu’est-ce qui vous a le plus frappé ?

J’avais déjà fait deux périodes à l’est de l’Ukraine, et j’avais vu des destructions, j’avais entendu des bombardements, mais rien vu d’une telle intensité, et nous en avons été frappés, surtout ceux d’entre nous qui étaient à Ilovaïsk ou à l’aéroport de Donetsk [lieux de combats particulièrement acharnés dans le Donbass, en 2014-2015, NDT]. Ils ne se souviennent pas d’avoir jamais vu tant de ruines et de morts.

Le long des routes, les cadavres de civils étaient éparpillés comme des graines de pissenlit. Les gars ont vu des gens qui, pendant tout un mois d’occupation, avaient été enfermés dans des caves et soumis à toutes sortes de vexations. Ils ont vu un nombre énorme de maisons détruites. Des centaines, des milliers de vies mutilées. Les uns ont réussi à se faire évacuer, d’autres sont morts, d’autres encore, libérés des caves, ont compris qu’en dehors du malheur qu’ils avaient connu il ne leur restait plus rien, que leur vie d’avant ne reviendrait plus, qu’ils n’avaient plus ni toit, ni proches, ni souvenirs de leur vie d’avant.

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Ivan Pastouchenko. // Courtesy photo

Je m’en souviens : nous avancions vers Tchernihiv, nous avions chassé les Russes de Zolotinka, un village à 20-25 km de Tchernihiv. Que dire : c’était l’horreur. Nous fouillions les maisons l’une après l’autre. L’ennemi avait disparu mais quelque 300 cadavres gisaient le long de la route. Essentiellement des femmes, des enfants et des vieillards. Des hommes aussi… La majorité des cadavres étaient là depuis plusieurs jours. Nous sommes entrés dans le sous-sol de l’école : il y avait là 254 personnes vivantes, dont 54 enfants et 4 invalides. Rien que des civils. On les avait enfermés à clef. Pendant tout un mois on n’avait laissé sortir personne. Les gens se nourrissaient de ce qu’ils avaient pu amener avec eux et faisaient leurs besoins dans un coin…

Au moment de leur évacuation, une voiture a explosé, tuant un de nos commandants. Il laisse une épouse et un nourrisson. Lors d’une de ces missions, un de nos chauffeurs a eu les jambes et la mâchoire arrachées, mais il est resté en vie… Dans des cas comme ça, on se dit qu’il aurait peut-être mieux valu mourir sur le coup plutôt que de survivre dans cet état. Au soir de ce jour-là, toute la compagnie avait perdu le moral : il n’y en avait pas un qui n’ait été découragé. Pour moi, surtout depuis cette affaire, je sais clairement qui est le nazi. Ces images peupleront longtemps mon sommeil. C’était la première fois que je participais à une opération de recherche et de secours. Je m’attendais à trouver des cadavres, mais je ne pensais pas que ce seraient en grande majorité des civils. On évacuait les corps avec beaucoup de précautions parce qu’ils étaient tous minés.

On parle beaucoup d’enfants molestés. Y a-t-il eu des cas dont vous auriez été le témoin ?

Personnellement, non. Une petite fille de 13 ans m’a juste raconté qu’on faisait périodiquement sortir tous les enfants du sous-sol et qu’on leur tirait par-dessus la tête à la mitraillette pour qu’ils se pissent dessus.

Les morts portaient-ils des marques de torture ?

Personnellement, je ne les ai pas approchés parce que, comme je l’ai dit, beaucoup de cadavres étaient minés. On nous l’avait d’ailleurs interdit. Les morts étaient d’abord confiés aux démineurs, puis la Croix-Rouge les emportait. Quand nos gars sont entrés dans les sous-sols d’écoles et autres bâtiments, les prisonniers qu’ils y ont découverts étaient vivants. Et puis, honnêtement, je n’avais pas trop envie de m’approcher des morts. L’atmosphère était suffisamment lugubre pour qu’on n’ait pas envie d’en rajouter. À la guerre, on perd tout désir de faire le curieux et de regarder ce qui se passe autour de soi. Au contraire, on cherche à en voir et en entendre le moins possible pour qu’ensuite, si on en sort vivant, on puisse tout oublier, comme un mauvais rêve. Bien sûr, si on y parvient. Je ne suis pas de ceux qui s’approchent sans raison des cadavres et les regardent par pure curiosité. De toute façon, après la guerre, on aura suffisamment de mauvais souvenirs comme ça.

Dans ces conditions, qu’est-ce qui vous aide à ne pas devenir fou et à ne pas perdre le moral ?

La famille. Je veux que ma femme et mon enfant puissent retourner le plus vite possible à la maison, que la paix règne dans un pays tout à fait différent de ce qu’il était avant la guerre. Je veux voir de mes propres yeux renaître l’Ukraine. Je crois qu’après la guerre nous ne serons plus un pays avec lequel personne ne compte sauf pour l’exploiter à fond. Aujourd’hui, notre armée tient bon : on nous a livré des armes nouvelles et apporté de l’étranger toutes sortes de « cadeaux » que nous réservons aux salopards d’en face. C’est sur YouTube que nous avons appris à nous servir de ces « cadeaux ».

Nous avons aussi pris à l’ennemi tout un butin d’engins avec des réservoirs pleins de carburant, nous avons fait des prisonniers. Au début on avait très peur, mais maintenant, quand l’aviation d’en face nous bombarde, quand on nous arrose de toutes sortes de Grad, d’Ouragan et de Smertch, il arrive que ça ne nous fasse même pas cligner des yeux. On voit les choses tout autrement. L’essentiel, c’est que la nation ukrainienne tienne bon et ne recherche pas la paix à n’importe quel prix.

Il faut seulement aller au bout. Sinon, ces fumiers reviendront un jour ou l’autre…

Traduit du russe par Bernard Marchadier

Journaliste tchétchène, elle fut arrêtée arbitrairement en 2004, à Moscou, et condamnée à huit ans et demi de pénitencier en Mordovie, malgré la mobilisation des médias et d’organismes de défense des droits de l’homme russes et internationaux. Libérée en 2012, après avoir purgé intégralement cette peine, elle a obtenu l’asile politique en France et a raconté son expérience carcérale dans un ouvrage, publié en 2014, *Huit ans et demi !* (aux éditions Books).

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