La culture russe comme culte messianique

L’historienne de l’art israélienne Lola Kantor-Kazovsky, d’origine russe, s’interroge sur le rapport messianique à leur propre culture qui est inculqué aux Russes littéralement avec le lait maternel. Mais a-t-on le droit de l’imposer aux Ukrainiens ou à d’autres peuples ?

Pourquoi est-il si difficile de faire effort sur soi-même et de « permettre » aux Ukrainiens de décrocher du canon de la littérature russe ? De fait, l’attachement à ce canon n’est pas de l’amour ni un choix esthétique conscient, mais bien une dépendance qui s’est formée dès l’enfance, un lien avec quelque chose de semblable au lait maternel, sans lequel c’est f* ; et quand nous voyons certains choisir autre chose, nous nous sentons mal à l’aise.

En ce sens, il est utile d’avoir vécu dans un environnement différent, cette expérience apporte toujours une autre mesure. Voici donc un cas parallèle. À notre arrivée en Israël (cela fait tout juste trente ans aujourd’hui), nous avions un problème : comment allions-nous transmettre ce canon à nos enfants, qui, grandissant dans un pays démocratique, avaient goûté à la vraie liberté et n’avaient pas très envie d’une liberté plus introspective ? Il y a maintenant quinze ans, et je me le rappelle comme si c’était hier, j’ai pleuré en racontant à une psychologue pour enfants que ma fille cadette ne voulait pas lire de littérature russe. « Eh bien, admettons que jamais elle ne le veuille. Que se passerait-il ? De quoi as-tu peur ? » m’a demandé la psychologue. Pour toute réponse, je lui ai exposé ma pauvre doctrine sur ce qui arrive à quelqu’un qui n’a pas lu une ligne de Dostoïevski ; le scénario se terminait de façon prématurée et très rude. Elle a soupiré : « Tu sais combien de fois j’ai entendu ça ? Et de la part de qui ? Des orthodoxes religieux. Eux aussi sont convaincus qu’une fois qu’un enfant quitte la Torah et la communauté, il va tomber dans cette horrible vie séculaire, qu’il s’y perdra, rompra avec ses parents et mourra. Mais aucun d’entre eux n’est mort — ils ont seulement découvert le monde réel. » Soudain cette conversation m’a placée dans une perspective anthropologique. Oui, le canon est un culte, en Russie c’est même un culte messianique, auquel on est voué dès l’enfance ; le lien profond avec lui n’est pas rationnel, donc lourd de violence (que ce soit contre un enfant ou une nation entière). Mais la culture moderne, c’est la culture du choix. Et si quelqu’un choisit Dante, Grégoire de Narek ou Agnon plutôt que Dostoïevski, sa vie ne s’en trouvera pas appauvrie le moins du monde, et lui-même ne s’en portera pas plus mal.

Pour ce qui concerne le rapport messianique à la culture : nous sommes excusables, ce dispositif mental nous vient de la fin de l’ère soviétique, quand la culture, et elle seule, était un champ de liberté. Le salut, autrement dit le royaume de la justice, pour échapper à la m*, à la répression, était plus proche avec chaque livre lu à la maison, chaque conférence, chaque nouveau poème, chaque conversation dans l’atelier d’un artiste, et il était presque impossible d’imaginer une autre voie. Il n’y avait rien de mal à cela, je suppose. Mais l’époque de l’escapisme culturel est révolue depuis longtemps. Il n’y a plus de conférences secrètes, d’expositions clandestines ou de séminaires confidentiels. Cette « période héroïque » a préparé le terrain à l’énorme industrie culturelle ramifiée des années 2000-2010 et au système éducatif qui forme les super-consommateurs de cette industrie. Cela soulève des questions tout à fait différentes. Que défendent ceux dont les discours ou les textes parlent de l’innocence de la culture russe et de l’intangibilité du canon ? La liberté ou leur propre part dans cette production et cette consommation, dont le déclin menace potentiellement la position et le financement de pans entiers de la recherche, de l’édition et de l’éducation ? N’y a-t-il pas là quelque chose d’intéressé ? Non, bien sûr, l’intérêt économique en soi fait légitimement partie de la production culturelle, comme de n’importe quelle autre production — mais puissions-nous laisser tranquilles ceux qui ont fait un autre choix et sont prêts à le payer d’une manière existentielle.

Traduit du russe par Ève Sorin

Lola Kantor-Kazovsky est maître de conférences au département d'histoire de l'art de l'Université hébraïque. Son domaine est l'art et l'architecture de la Renaissance et du début de l'ère moderne en Italie. Parallèlement, elle s’intéresse à l’art contemporain et mène des recherches sur l'histoire et les problèmes artistiques de la seconde avant-garde russe. Elle vit à Jérusalem.

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