Dans cet article, l’auteur analyse l’attitude de la population russe envers Poutine. Sa conclusion : c’est le culte de la force existant depuis des siècles et tout particulièrement vanté par la propagande depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir qui est à l’origine du soutien des Russes. Si Poutine perd la guerre en Ukraine ou s’il est renversé, le peuple ne lui pardonnera pas cette « faiblesse ». Un constat sévère.
Après plus de six mois de guerre en Ukraine, la position du peuple russe dans cette histoire demeure assez floue et contradictoire. D’un côté, des actes de protestation isolés et marginaux, qui coûtent très cher à leurs auteurs, d’un autre, une acceptation silencieuse, vague et difficilement mesurable que la grande majorité de la société semble offrir à Poutine. En pratique, la réalité est plus compliquée qu’elle n’apparaît dans des chiffres officiels. D’autant plus qu’il faut toujours se méfier des sondages en Russie, comme de tout autre exercice public, y compris des élections, manipulées par les autorités. On ignore quel est le soutien réel : 80 % ? 60 % ? Ou même 40 % ? Les réponses des personnes interrogées sont déformées par la peur, par la propagande, par l’indifférence séculaire, et enfin par l’absence de société civile, qui seule donne l’habitude de s’exprimer publiquement d’une manière honnête.
Sur les 140 millions d’habitants que compte la Russie, seules quelques centaines de milliers de personnes sont impliquées directement dans des actions militaires. Le nombre de morts et de blessés ne dépasse probablement pas quelques dizaines de milliers. Par conséquent, la majorité de la population poursuit sa vie quotidienne qui n’est pour l’instant pas particulièrement perturbée par la dégradation économique liée aux sanctions. Ces gens sont des spectateurs assidus des émissions télévisées propagandistes dont le ton ne cesse de monter jusqu’à affirmer que les crimes épouvantables de Boutcha sont de fausses informations, que l’Occident est en déclin, que Marioupol a été rasée par les Ukrainiens eux-mêmes, et que ces derniers sont gouvernés à la fois par les nazis et les Américains, au détriment des intérêts vitaux russes. Contrairement aux guerres mondiales du XXe siècle, la guerre en Ukraine n’a pas encore pénétré dans chaque foyer russe, dont les habitants ressemblent davantage à des supporters qui suivent un match assis sur leur canapé qu’à des guerriers déterminés.
Les échanges téléphoniques entre des soldats russes et leurs mères captés par les services de renseignement ukrainiens témoignent de la sauvagerie terrifiante des esprits associée aux calculs pragmatiques ayant pour but des contrats signés et des trophées de guerre. Ajoutons-y des fractures énormes au sein des familles russo-ukrainiennes, ou, plus largement, entre les individus à tous les niveaux, et on constatera qu’il y a dans la société russe profonde une agressivité primaire, un désir inconscient et presque viscéral de détruire l’Ukraine, qui ne sauraient s’expliquer seulement par des facteurs géopolitiques. Manifestement il ne suffit pas de renoncer, par exemple, à l’élargissement de l’OTAN pour calmer la rage des ceux qui ne vont pas combattre dans les tranchées mais qui se réjouissent déjà ouvertement des souffrances de ce qui était naguère un « peuple frère ».
Alors le soutien à la guerre est là, plutôt dans les paroles que dans les actes, ce qui ne devrait cependant pas nous empêcher de nous interroger sur sa nature.
Le régime de Poutine
De toute évidence, le régime de Poutine est en train de franchir le pas de la dictature électorale pour se diriger vers l’étape suivante, peu identifiable encore. Ce type de gouvernance — on le sait — ne laisse place ni aux libertés politiques, ni à la politique tout court. Mais les Russes ne sont apparemment pas préoccupés par cette évolution et n’ont guère envie de manifester leur opinion sur quelque sujet que ce soit. Mis à part quelques mois en 1917 et la courte période entre 1991 et 1993, l’histoire russe ne connaît pas d’expression démocratique digne de ce nom dans la vie publique, ce qui rend inaudibles des notions comme la légitimité électorale ou la séparation des pouvoirs. Le maire de Moscou, Iouri Loujkov, très populaire dans les années 1990 et 2000, élu et réélu triomphalement à plusieurs reprises, n’a pas pour autant évité une démission soudaine en 2010 suite à un décret présidentiel arbitraire. Personne n’est descendu dans la rue pour défendre ce maire bien-aimé. Au contraire, les moscovites ont voté en nombre pour le nouveau candidat parachuté par le Kremlin avec le même enthousiasme que pour son prédécesseur.
Il serait pertinent de penser que Poutine est apprécié non pas pour son aura personnelle ni pour les réussites de sa présidence interminable, mais pour l’image du pouvoir qu’il incarne. Cette même image qui demeure dans l’âme russe depuis toujours et s’est cristallisée au XXe siècle dans l’horreur du Goulag, les guerres sanglantes, les famines organisées, les déportations massives et d’autres séquences violentes. C’est l’État tout-puissant qui a été à l’origine de ces épreuves, en banalisant les cruautés et en se constituant comme une source de violences infinies et arbitraires. D’où l’idée que le pouvoir doit avant tout être fort et dur. La faiblesse, le doute même, sont impardonnables.
Jusqu’à présent Poutine a été très attentif à sa légitimité électorale tout en étant conscient que sa vraie légitimité se forgeait ailleurs. Il n’hésitait jamais à manifester sa brutalité méprisante à l’égard d’ennemis réels ou imaginaires. Plus elle était excessive, plus elle plaisait à la population. Au-delà des rêves impérialistes russes et d’autres constructions doctrinales, qui ont d’ailleurs toute leur place dans la machine de propagande, l’État ne manque jamais une occasion d’en remettre une couche ultime, la plus séduisante, celle qui véhicule le désir de domination. Les Russes n’ignorent rien des inégalités sociales criantes de leur pays, des injustices multiples et variées, des enrichissements spectaculaires des bénéficiaires de la « verticale » poutinienne, et ils ne les valident pas. Mais la sensation vertigineuse que Poutine possède ce droit autoproclamé d’imposer sa volonté au monde entier importe plus à leurs yeux que la pauvreté et les abus de pouvoir qui les entourent. Car eux-mêmes se comportent de la même manière au quotidien.
Le sacre de la violence
L’histoire de la Russie au XXe siècle est terriblement douloureuse. La compassion à l’égard des victimes des répressions ne devrait pas occulter, tel l’arbre cachant la forêt, des mœurs bien ancrées dans la société et qui n’appartiennent malheureusement pas qu’au passé.
Il suffit de se pencher sur les révélations des violences inouïes dans le système pénitentiaire russe pour se rendre compte combien les brutalités sont profondément enracinées en Russie. Les abus de force sont non seulement systématiques et organisés, non seulement connus et validés par les représentants de l’État, mais souvent gratuits, commis juste pour le plaisir. Les relations basées sur les rapports de force ont progressivement gagné tous les niveaux de la société. Les nouveaux conscrits dans l’armée subissent des humiliations en permanence. Dans les milieux d’affaires, on cherche avant tout à imposer ses conditions et non pas à trouver un compromis. Savoir dominer l’adversaire, le partenaire, le subordonné, l’obligé, même le voisin, est considéré comme une condition essentielle et nécessaire à la réussite et au respect.
De quel droit la Russie a-t-elle envahi l’Ukraine ? Les Russes connaissent la réponse : nous avons raison parce que nous sommes forts. Les Ukrainiens ont commis des erreurs et c’est à nous de les forcer à les corriger parce que nous en sommes capables. L’Ukraine est notre terrain et on n’y tolère pas la moindre fronde. C’est de ce point de vue-là que l’action de Poutine correspond parfaitement aux pulsions inconscientes du peuple russe. En outre, le président russe se dit prêt à faire le sale boulot quasiment tout seul, avec les forces armées existantes, sans annoncer de mobilisation générale ni de loi martiale, ce qui arrange tout le monde.
Ceux qui ont commis les massacres de Boutcha et d’Irpine, qui ont bombardé les centres commerciaux, qui ont approuvé la manière de mener une guerre en anéantissant des villes entières, qui ont déshumanisé les Ukrainiens en les dénigrant, sont les adeptes du culte de la force dont Poutine est le grand prêtre.
Verre à moitié plein
Bien évidemment, il ne s’agit pas de tous les Russes. Au fur et à mesure que la guerre avance, son prix augmente aussi bien en pertes humaines qu’en dégâts économiques. Toute résilience a ses limites. Il n’est pas interdit de penser que les Russes vont finir par lâcher Poutine en découvrant avec stupéfaction à un moment donné les crimes de guerre commis en Ukraine, comme ils avaient auparavant découvert le Goulag et l’Holodomor.
Si demain on apprend que Poutine a quitté ses fonctions pour des raisons de santé ou après avoir été écarté du pouvoir par une révolution de palais, il ne faut surtout pas s’attendre à des regrets de la part des Russes, et encore moins à des manifestations publiques. La chute de Poutine, quelle que soit son origine, sera perçue comme un signe de faiblesse. Malade ou renversé, il devra disparaître, n’étant plus capable d’exercer le pouvoir avec la force de jadis. Malheur aux vaincus, diront les Russes en haussant les épaules.
Le départ de Poutine présenterait donc une chance crédible de mettre fin à la guerre car son successeur, affaibli par définition, chercherait probablement une porte de sortie. En revanche, ce successeur, quel qu’il soit, aura bientôt la même tentation, à savoir s’appuyer sur l’état d’esprit d’une grande partie de la société russe qui accepte allègrement l’utilisation de la violence tous azimuts. L’héritier de Poutine aura du mal à se passer de cette image tellement pratique d’un Occident ennemi naturel de la Russie, n’ayant d’autre but que de causer à celle-ci toutes sortes de préjudices. Mauvaise nouvelle pour ceux qui veulent bâtir la sécurité européenne avec Moscou.
Vue sous cet angle, la paix durable et solide avec la Russie semble pour le moins problématique.
1965 - né à Moscou
1972 - 1982 - école spécialisée française à Moscou
1982 - 1988 - université de technologie chimique Mendeleïev de Moscou
1988 - 1990 - collaborateur du département de l'écologie à l'université Mendeleîev
1990 - 1992 - travail pour la ONG écologique soviétique/russe
1992 - 1998 - premières expériences en business, pas trop de réussites
1998 - 2018 - auto-entrepreneur en Russie, consultations financières des entreprises
2012 - résident en France avec ma famille
2018 - lancement au journalisme
2021 - auto-entrepreneur en France