Alexandre Men, un prêtre de l’Église orthodoxe russe en dialogue avec la société

32 ans après son assassinat (le 9 septembre 1990), le souvenir du père Alexandre Men (1935-1990), prêtre atypique de l’Église orthodoxe russe, reste vivace. Si la plus grande partie de son activité s’est exercée dans une semi-clandestinité, sa personnalité a émergé brusquement quelques années avant sa mort à la faveur de la perestroïka. Slavisant et intellectuel catholique, Yves Hamant rend hommage à ce personnage hors du commun.

Il est né en 1935, à l’époque où le régime soviétique était entré dans sa pleine maturité et où l’athéisme régnait en maître. Alors qu’aux yeux d’un jeune soviétique de cette époque, un croyant paraissait aussi curieux qu’un animal préhistorique, Alexandre Men a été élevé dans la foi chrétienne. Ses parents étaient juifs, mais non croyants ni pratiquants. Sa grand-mère maternelle, qui avait suivi les conférences de Lénine en Suisse au début du XXe siècle, est restée communiste jusqu’au bout, mais sa mère s’était convertie au christianisme et l’avait fait baptiser clandestinement quelques mois après sa naissance, en même temps qu’elle, par un prêtre de l’Église des catacombes. Sa vocation religieuse s’est dessinée à l’adolescence et il a raconté qu’un événement avait cristallisé sa décision : un soir, il avait vu flotter dans le ciel de Moscou une gigantesque image de Staline peinte sur un dirigeable, comme une espèce d’idole.

Après ses études secondaires, il ne put entrer à l’université de Moscou — ses origines juives le lui interdisaient — et il se rabattit sur l’institut de la fourrure, bientôt transféré à Irkoutsk. Il était passionné par la biologie et aimait à répéter que l’étude de la nature fut sa première théologie. Cependant, il fut mis à la porte avant les examens finaux à cause de ses convictions religieuses. Encouragé dans sa vocation par le prêtre qui allait baptiser la fille de Staline, il fut ordonné en 1960. A l’époque, Khrouchtchev avait engagé une violente campagne antireligieuse et promis de montrer le dernier pope à la télévision. On fermait jusqu’à 150 églises par jour et une avalanche de littérature antireligieuse envahissait le pays. Paradoxalement, après la mise à l’écart de Khrouchtchev, on a pu voir monter dans les années Brejnev parmi la population un vague sentiment religieux prenant les formes les plus diverses et, sur ce fond, l’intelligentsia a commencé à se tourner vers le christianisme orthodoxe. Or l’État avait veillé à ce que n’entrent pas dans les séminaires des gens très instruits, et le clergé n’était pas préparé à répondre aux questionnements de cette intelligentsia.

Alexandre Men faisait figure d’exception. Par ses propres moyens, il avait acquis une érudition considérable, s’était procuré des livres, lisait Kant quand ses camarades étaient plongés dans l’histoire abrégée du Parti communiste, s’intéressait à tout, était très sociable. De bouche à oreille se répandit la renommée d’un prêtre avec qui on pouvait discuter. On venait parfois de très loin pour le rencontrer. En cette époque de « persécution feutrée », il enseignait, baptisait chaque mois plusieurs dizaines d’adultes. Les croyants étant très isolés au sein de la société soviétique, il avait organisé dans la clandestinité des groupes de prière, de catéchèse, d’études bibliques. Alors qu’il était très prudent, pour n’exposer quiconque à des répressions, et qu’il évitait de provoquer les autorités, il n’a jamais renoncé à l’activité de ces groupes, la dimension communautaire lui paraissant inséparable de la vie chrétienne. Il était néanmoins étroitement surveillé et régulièrement harcelé par le KGB. A plusieurs reprises, il avait été convoqué quotidiennement, pendant des semaines, à d’interminables interrogatoires auxquels il devait se rendre comme on se rend à son travail. Plusieurs fois, on a cru à l’imminence de son arrestation.

Sous la perestroïka, il est sorti de l’ombre, déployant une activité publique considérable, invité à donner des conférences dans des facultés et des maisons de la culture, apparaissant même fugitivement à la télévision.

La foi d’Alexandre Men

Il répétait que le christianisme n’était pas une morale, une doctrine, mais la personne même de Jésus Christ. Il avait relevé dans le christianisme orthodoxe la coexistence de deux tendances illustrées dans Les Frères Karamazov de Dostoïevski par l’opposition entre deux moines, Zossime, personnage lumineux aux vues larges et éclairées sur le monde, et Théraponte, sévère ascète allant pieds nus, vêtu d’un manteau de soldat avec un ceinturon. Il déplorait que la deuxième tendance ait marginalisé la première et imposé aux laïcs le modèle de la vie monastique visant exclusivement le perfectionnement intérieur : cela avait conduit au divorce de la société, de la culture avec l’Église. Il se réclamait de la première en s’inspirant notamment de Vladimir Soloviev et de Nicolas Berdiaev, voyait dans l’Évangile une force créatrice. L’homme est un amphibie, disait-il, il est appelé à vivre dans deux dimensions à la fois, spirituelle et temporelle ; nous ne sommes pas seulement des esprits et pas seulement des êtres biologiques. Les Chrétiens devaient veiller à maintenir constamment l’équilibre entre les deux plateaux de la balance. Les nouveaux convertis étaient souvent tentés de laisser tomber toute activité scientifique, créatrice ou autre et il les en dissuadait vivement. Les Chrétiens devaient parler à leurs contemporains incroyants dans le langage de leur temps. Cela signifiait poser à neuf, comme si on les découvrait pour la première fois, les questions découlant de l’Évangile. Il s’agissait donc d’inculturer l’Évangile dans la culture contemporaine. Il avait lui-même une faculté exceptionnelle à trouver un même langage avec chacun de ses contemporains.

Tout en ayant conscience des faiblesses des évêques, il était indulgent à leur égard, connaissant des pressions qui pesaient sur eux et sachant que presque tous leurs prédécesseurs étaient passés par le Goulag quand ils n’avaient pas été fusillés. S’il souffrait du conservatisme de son Église, il se refusait à agir en « franc-tireur », ne mésestimait pas l’importance des rites pourvu qu’on ne les fétichise pas, appelait à faire la distinction entre la Tradition et les traditions.

Il prolongeait son enseignement oral par ses livres tapés à la machine que l’on se passait sous le manteau (le samizdat). La plupart parvinrent en Occident, où ils furent imprimés sous des pseudonymes et réintroduits clandestinement en URSS, comme cela se pratiquait avec les auteurs interdits en URSS. C’est seulement après sa mort qu’ils furent publiés ouvertement dans son pays, certains atteignant des tirages considérables. Il était également très soucieux d’introduire dans l’orthodoxie les données de la science biblique contemporaine, dont elle avait été entièrement coupée pendant 70 ans. Il se distinguait aussi par son ouverture aux autres religions et avait écrit une grande histoire des recherches spirituelles de l’humanité, des origines à l’avènement du christianisme. Enfin, il était célèbre par son souci œcuménique, son ouverture aux autres confessions chrétiennes, particulièrement au catholicisme, qui connaissait alors le bouillonnement du concile Vatican II. Enfin, il assumait et même revendiquait ses origines juives et était très sensible à la filiation entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Il avait par exemple appelé à débarrasser la liturgie orthodoxe des passages traitant les juifs de « peuple déicide », comme l’avait récemment fait l’Église catholique.

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Les obsèques d’Alexandre Men. Photo : Serguei Bessmertny

Le christianisme ne fait que commencer

Lors de sa dernière conférence, prononcée la veille de son assassinat, il avait beaucoup intrigué en affirmant que le christianisme ne faisait que commencer. L’idéal proposé par l’Évangile lui semblait trop élevé pour pouvoir être atteint en 2000 ans. Il mettait en garde contre l’idéalisation du passé chrétien. Les Chrétiens avaient devant eux un long chemin à parcourir, jalonné de crises, d’échecs, de persécutions aussi, qui avaient souvent eu pour cause leur inadéquation à leur mission. De même que le Temple de Jérusalem avait été détruit deux fois, ce n’était pas un hasard si de nombreux sanctuaires chrétiens avaient été désertés ou détruits. Ce n’était pas non plus un hasard si tant d’églises avaient été fermées lors de la révolution russe : le peuple avait été baptisé, mais non évangélisé. Dans l’histoire de l’Église, les ennemis de celle-ci remplissaient sans le savoir un rôle providentiel, ainsi que l’avait écrit Berdiaev : la conscience chrétienne se spiritualisait et s’humanisait à travers des crises et des catastrophes pouvant donner l’impression que le christianisme était mort. En fin de compte, les critiques ou les attaques de Spinoza, Voltaire, Kant, Hegel, Feuerbach, Marx, Nietzsche ont été un feu purificateur. L’athéisme même avait été un avertissement, un aiguillon pour les Chrétiens exposés à un dépérissement intérieur…

Les circonstances de son assassinat

Jusqu’à nos jours, son assassinat n’a pas été élucidé. On a pu penser à un meurtre antisémite. Ses origines juives lui valaient une véritable haine dans les cercles ultranationalistes s’exprimant ouvertement à la fin de la perestroika. Des libelles antisémites circulaient contre lui, il était l’objet de menaces. Tué d’un coup de hache : la hache brandie par les paysans contre les traîtres, la hache, arme des pogroms. Alexandre Men avait détecté la montée des sentiments identitaires dans l’URSS déclinante et, dans une interview à une journaliste espagnole quelques jours avant sa mort, il s’était inquiété de l’alliance entre le fascisme russe, le cléricalisme et la nostalgie du passé ecclésial. On est allé jusqu’à soupçonner des moines fanatiques d’avoir guidé le bras de l’assassin.

Cependant, il est difficile d’écarter une autre piste, celle du KGB. Comment imaginer l’état d’esprit de l’équipe de KGBistes chargée de le neutraliser et voyant à présent sa popularité dans la société ? A cette époque de décomposition de l’URSS, ne pouvait-il s’agir d’une initiative émanant de la police politique, comme on l’a avancé dans le cas de l’assassinat du père Jerzy Popieluszko en Pologne (étant entendu que les engagements des deux prêtres étaient assez différents) ? Manifestement, le meurtre avait été soigneusement préparé et perpétré par un ou des professionnels. On a parlé de hache, mais n’aurait-il pu s’agir d’une pelle de sapeur, non moins tranchante, comme celles utilisées contre les manifestants à Tbilissi le 9 avril 1989 ?

En 2005, le linguiste et philosophe Viatcheslav Ivanov a fait une révélation1. Rappelons que, dans ses tentatives de réformes, Gorbatchev avait fait créer une assemblée parlementaire élargie, le Congrès des députés du peuple de l’URSS, où diverses personnalités du monde culturel et scientifique avaient été élues et, parmi ellesux, par exemple, Viatcheslav Ivanov. Après l’échec du putsch d’août 1991, un libéral avait été nommé à la tête du KGB, Vadim Bakatine. Ivanov et deux autres députés ont eu alors l’occasion de s’entretenir avec lui et l’ont interrogé sur l’assassinat d’Alexandre Men et sur l’hypothèse d’une initiative prise à un niveau intermédiaire du KGB : Bakatine a répondu que cela venait de plus haut. Or on a également appris l’existence d’une note signée par Andropov quand celui-ci dirigeait le KGB sous Brejnev : Alexandre Men y était désigné comme un ennemi à surveiller à cause de son œcuménisme. Ajoutons qu’au cours de l’été 1990, il avait enregistré pour la télévision une série d’émissions destinées à être diffusées à partir de l’automne. Après son assassinat, on a découvert que les bandes avaient été mystérieusement démagnétisées.

Enfin, il faut relever une étrange coïncidence. Le 8 septembre 1990, la veille de l’assassinat d’Alexandre Men, le général Lebed, qui a joué un rôle ambigu dans cette période, a reçu l’ordre de préparer la division de parachutistes qu’il commandait pour une mission de rétablissement de l’ordre dans le sud du pays, semblable à celle à laquelle il avait été appelé à participer à Tbilissi en avril 19892. Cependant, deux jours plus tard, le 10 septembre, il recevait l’ordre de marcher sur Moscou à la tête de deux régiments de paras. Leur arrivée à Moscou suscita l’émoi des parlementaires et son supérieur ordonna au général de rebrousser chemin et d’expliquer à la population que ses hommes, arme au pied, avaient simplement été appelés à aider à la récolte des pommes de terre3. L’épisode peu connu de la tentative avortée de « putsch aux pommes de terre » n’a jamais été tiré au clair. Ce que l’on sait, c’est que Gorbatchev, tentant de reprendre en main une situation qui lui échappait, s’était alors engagé dans un processus qui devait conduire à la tentative de putsch d’août 1991, processus pendant lequel on ne sait pas très bien qui contrôlait quoi. Évidemment, il ne s’agit pas d’affirmer qu’il existe un lien entre l’assassinat du père Alexandre et cet épisode, mais seulement d’évoquer le contexte trouble dans lequel il a eu lieu.

Aujourd’hui, on est tenté de se demander ce que ferait le père Alexandre dans les circonstances actuelles, ce qu’il conseillerait. Question vaine. C’était le contraire d’un gourou. Il éduquait au sens de la responsabilité personnelle et a laissé tout un héritage où puiser : sa vie, son témoignage, son enseignement. Et surtout, quand la journaliste espagnole lui a demandé sur quoi s’appuyer, il lui a montré l’Évangile.

Yves Hamant est professeur émérite d’études slaves à l’université Paris-Ouest-Nanterre, il est notamment l’auteur de Après un régime d’oppression. Entre amnésie et catharsis (Presses universitaires de Paris-Ouest, 2012). Il a également été le premier traducteur d’Alexandre Soljenitsyne en France.

Notes

  1. Intervention de Viatcheslav Ivanov à la 15e conférence internationale consacrée au père Alexandre Men à la Bibliothèque de littérature étrangère de Moscou, le 8 septembre 2005.
  2. Il semblerait qu’il ne serait arrivé à Tbilissi que le lendemain de la tragédie.
  3. Aleksandr Lebed, Za derjavou obidno [On a mal pour l’État], Moscou, 1995.

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