Comment démanteler le culte de la victoire « russe » de 1945 qui est au coeur de l’idéologie de Poutine

Spécialiste de l’extrême-droite en Europe, l’auteur se penche ici sur l’importance du pacte germano-soviétique de 1939, appelé « pacte Molotov-Ribbentrop », qui selon lui est le véritable point de déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Si l’un des signataires, l’Allemagne nazie, a perdu la guerre, l’autre, l’URSS de Staline, en est sortie victorieuse. Selon le chercheur, le culte de la victoire dans la Seconde Guerre mondiale, qui sert de base idéologique au pouvoir de Poutine, doit être démantelé, et l’Ukraine a sur ce plan un rôle de premier plan à jouer.

Une chronologie traditionnelle nous enseigne que la Seconde Guerre mondiale a commencé le 1er septembre 1939, lorsque le Troisième Reich a envahi la Pologne. Or, cette chronologie omet un élément essentiel. La guerre a commencé avec la signature d’un document définissant le nouvel ordre européen tel que l’envisageaient le Troisième Reich et l’URSS. Ce document, connu sous le nom de Pacte Molotov-Ribbentrop, a été signé le 23 août 1939 et a divisé l’Europe du nord-est et du centre-est en sphères d’influence du Troisième Reich et de l’URSS. Compte tenu des alliances politiques et géographiques, la mise en œuvre d’un tel pacte allait nécessairement impliquer un conflit mondial. Les dirigeants allemands et soviétiques étaient donc parfaitement conscients qu’en signant ce pacte, ils jetaient des dizaines de millions de vies dans la fournaise de la guerre.

La guerre a commencé précisément au moment où ces deux régimes totalitaires ont convenu ensemble d’écraser des millions de personnes.

La planification délibérée d’une guerre d’agression est l’un des crimes qui a coûté la vie à Joachim von Ribbentrop, le ministre des Affaires étrangères allemand signataire du pacte. Ainsi, il a été condamné à mort par le tribunal militaire international de Nuremberg en 1946. En revanche, ni Viatcheslav Molotov, le ministre des Affaires étrangères soviétique signataire du pacte, ni aucun autre dirigeant soviétique n’a été jugé ni même condamné pour avoir délibérément planifié une guerre d’agression, ni pour les crimes de guerre commis par les Soviétiques pendant la Seconde Guerre mondiale.

Lorsque l’URSS et l’Occident libéral ont annoncé leur victoire en 1945, ce qu’ils sous-entendaient était différent : il s’agissait de deux victoires tout à fait opposées. L’Occident célébrait sa victoire sur une agression qui avait prétendument commencé en septembre 1939, tandis que les Soviétiques célébraient leur victoire dans une guerre qu’ils avaient eux-mêmes contribué à déclencher cette même année. Grâce à cette victoire, les Soviétiques ont obtenu encore plus de territoires européens, élargissant leur sphère d’influence au-delà de ce que prévoyait le pacte germano-soviétique de 1939. Et malgré sa participation directe à d’ignobles crimes de guerre, l’URSS a été autorisée par l’Occident à occuper d’immenses territoires en Europe orientale, centrale et septentrionale.

Il s’agissait véritablement d’un pacte faustien qui a abouti à la création d’un récit « antifasciste », un récit erroné mais malheureusement largement accepté, selon lequel les Soviétiques auraient libéré la moitié de l’Europe du fascisme1. C’est le résultat d’un malentendu, voire d’un aveuglement. Dans le même ordre d’idées, en 1941, les nazis ont prétendu libérer la Croatie en créant l’État indépendant de Croatie, État fantoche dirigé par des individus qui leur étaient loyaux.

Ce que les Soviétiques ont appelé « libération » était en fait une occupation pure et simple. En permettant aux Soviétiques d’occuper la moitié de l’Europe et de jouir ainsi d’une victoire totale dans la Seconde Guerre mondiale, l’Occident démocratique a accepté une victoire partielle. En 1989-1991, l’écroulement du bloc socialiste a rapproché l’Occident démocratique d’une victoire plus complète. Économiquement laminée, l’URSS s’est repliée des territoires européens qu’elle occupait et a fini par s’effondrer.

Mais la Russie, en tant que principal successeur légal de l’Union soviétique, n’a jamais admis sa culpabilité ni sa responsabilité dans le déclenchement de la guerre ni dans l’occupation. Il n’y a pas eu de tribunal militaire international pour juger les crimes de guerre soviétiques. La Russie n’a jamais versé de réparations aux pays occupés par les Soviétiques. L’idéologie totalitaire du communisme, contrairement au fascisme, n’a pas été condamnée au niveau international. Après avoir flirté, de manière ostentatoire, avec la démocratie pendant quelques années, les dirigeants russes ont décidé de restaurer la puissance soviétique. Il s’agissait pas de restaurer l’URSS en tant que telle ni de faire revivre le communisme, mais de retrouver la puissance géopolitique que détenait l’URSS. Ce que Vladimir Poutine a finalement réussi à créer, c’est une sorte d’Ours-Béhémoth chimérique, dont l’énormité monstrueuse constitue la principale raison d’être.

Pour compenser la faiblesse idéologique du monstre qu’il a créé, Poutine a transformé la victoire soviétique dans la Seconde Guerre mondiale en un culte, un culte qui est devenu le mythe binaire fondateur de l’Ours-Béhémoth. Ainsi, ce culte ne prend absolument pas en compte les immenses souffrances que l’agression et l’occupation soviétiques ont infligées à l’Europe, et est parsemé d’affabulations concernant l’« antifascisme » soviétique. C’est une stratégie de manipulation binaire qui conduit à traiter de « fascistes » et de « nazis » tous les peuples qui refusent d’être livrés en pâture ou soumis à l’Ours-Béhémoth « antifasciste ». Et c’est pour cela que le Kremlin prétend aujourd’hui que l’occupation russe et l’annexion de territoires ukrainiens constituent une « libération du fascisme ». Les Soviétiques ont brandi le même mensonge s’agissant des territoires européens qu’ils ont envahis, occupés et annexés.

Pour vaincre l’Ours-Béhémoth et rétablir la justice en l’Europe, nous devons frapper au cœur même de sa mythologie. Nous devons dénoncer le double mensonge de la « victoire soviétique sur le fascisme » et de la « libération soviétique de l’Europe ». En fin de compte, nous devons reconnaître l’URSS comme entité criminelle au même titre que le Troisième Reich, et condamner l’invasion et l’occupation soviétiques des nations européennes.

L’Ukraine, qui lutte héroïquement pour sa liberté et sa souveraineté contre l’invasion génocidaire russe, est l’élément clé de la lutte contre l’impérialisme et le colonialisme russes. Sans aucun doute, l’Ukraine doit se défendre de l’invasion qu’elle subit, en vainquant la Russie sur le champ de bataille. L’aide militaire, politique et économique de l’Occident est d’une importance vitale dans cet effort.

Mais il y a encore autre chose que l’Ukraine doit faire — et qu’elle est la seule à pouvoir faire — afin de contribuer à sa propre victoire en aidant l’Occident tout entier à repousser l’Ours-Béhémoth au travers même d’un discours historiographique.

L’Ukraine fut l’un des quatre pays fondateurs de l’URSS. Elle porte donc la responsabilité des crimes soviétiques perpétrés contre l’Europe pendant des décennies. Dans le même temps, en tant que successeur légal de la République socialiste soviétique (RSS) d’Ukraine et, partiellement, en tant que successeur légal de l’URSS, l’Ukraine se trouve dans une position unique pour condamner cette partie de sa propre histoire et faire ainsi sauter les fondements de la mythologie soviétique.

En reconnaissant sa propre implication dans les crimes soviétiques et en parlant au nom de l’ancienne puissance soviétique, l’Ukraine pourra condamner le pacte germano-soviétique qui a ouvert la voie à la Seconde Guerre mondiale et pourra présenter ses excuses aux pays européens occupés par les Soviétiques après 1945.

Par ailleurs, la RSS d’Ukraine étant également un membre fondateur des Nations unies, l’Ukraine doit utiliser la plate-forme de l’ONU pour lancer un processus de condamnation totale de l’URSS et de son idéologie. Un tel processus devrait aboutir à la création d’un tribunal international pour juger les crimes de l’URSS.

En 2015, l’Ukraine a adopté les lois dites de dé-communisation, mais leur mise en œuvre a jusqu’à présent été largement cosmétique, superficielle et finalement réactionnaire. Aujourd’hui, nous avons besoin d’une dé-soviétisation profonde, radicale et révolutionnaire. Or l’Ukraine est la mieux placée pour initier un tel processus à l’échelle mondiale. Non seulement cela permettra enfin de rendre justice à l’Europe, mais cela privera également l’Ours-Béhémoth russe de son fondement mythologique.

Traduit de l’anglais par Clarisse Brossard

Anton Shekhovtsov est directeur du Centre pour l'intégrité démocratique (Autriche), Senior Fellow à la Free Russia Foundation (États-Unis), expert à la Plateforme européenne pour les élections démocratiques (Allemagne) et chercheur associé à l'Institut suédois des affaires internationales (Suède). Son principal domaine d'expertise est l'extrême droite européenne, l'influence malveillante de la Russie en Europe et les tendances illibérales en Europe centrale et orientale. Il est l'auteur de l'ouvrage en langue russe New Radical Right-Wing Parties in European Democracies (Ibidem-Verlag, 2011) et du livre Russia and the Western Far Right : Tango Noir (Routledge, 2017).

Notes

  1. Dans le discours soviétique, le terme « fascisme » renvoie tant au fascisme italien qu’au nazisme hitlérien (NDT).

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