Le Parlement ukrainien reconnaît l’indépendance et l’« occupation » de la République tchétchène d’Itchkérie

Information peu relevée par les médias internationaux, le Parlement ukrainien a adopté le 18 octobre une déclaration reconnaissant la République tchétchène d’Itchkérie (terme utilisé par les indépendantistes tchétchènes depuis 1991) comme un territoire « occupé » par la Russie. Ce texte qualifie en outre l’action menée par Moscou lors de ses guerres dans le Caucase de « politique de génocide menée à l’encontre du peuple tchetchène ». Ce vote des élus ukrainiens traduit une attention accrue accordée aux mouvements nationaux et aux aspirations des minorités ethniques au sein de la Fédération de Russie. Notre partenaire, le site d’information grani.ru, interdit en Russie, suit ce dossier de près. Nous proposons la traduction d’un article qui regroupe des faits pratiquement ignorés en Occident, du moins en France.

Le Parlement ukrainien (Verkhovna Rada Oukraïny) a adopté une déclaration reconnaissant la République tchétchène d’Itchkérie1 comme temporairement occupée par la Russie et condamnant les crimes internationaux commis pendant les guerres de Tchétchénie, ainsi que « la politique de génocide menée à l’encontre du peuple tchétchène ». La résolution en question a été votée par 287 députés.

La déclaration stipule que le territoire tchétchène a été occupé par la Russie à la suite d’une agression armée commise en violation de la Charte des Nations Unies.

Les députés affirment que la Russie a commis de nombreux crimes internationaux pendant les guerres de Tchétchénie, dont le génocide des Tchétchènes, et que ce génocide s’inscrit dans la continuité des actes criminels du régime tsariste (la guerre du Caucase de 1817 à 1864) et des autorités soviétiques (la déportation des Tchétchènes en 19442).

La Rada rappelle que la Russie a dénoncé de manière unilatérale le traité fixant les termes de la paix et des relations avec la République tchétchène d’Itchkérie signé le 12 mai 1997, et qu’elle a poursuivi sa guerre agressive contre l’État tchétchène.

La Rada appelle les États membres des Nations Unies à garantir une enquête indépendante et impartiale sur les crimes internationaux commis sur le territoire de la République tchétchène d’Itchkérie et à traduire les auteurs en justice.

Oleksiy Gontcharenko, l’un des députés à l’origine de l’initiative, est membre du groupement parlementaire inter-factions Za vilny Kavkaz (Pour un Caucase libre). Il a déclaré que des discussions étaient en cours avec « toutes les organisations internationales et tous les États » pour soutenir la reconnaissance de la souveraineté de l’Itchkérie et la libération des « peuples que la Russie a occupés et auxquels elle fait périodiquement subir des génocides ».

Le réfugié politique Akhmed Zakaïev, qui se présente comme le leader du gouvernement d’Itchkérie en exil, a qualifié la décision de la Rada d’événement historique pour les Tchétchènes et pour tous les « peuples opprimés par le Kremlin ». Il déclarait : « Nous étions informés de cette initiative. Le 15 octobre, parallèlement à l’initiative du groupe de députés visant à reconnaître l’indépendance de l’Itchkérie, nous avions adressé des courriers au président de la Verkhovna Rada et au président ukrainien Volodymyr Zelensky. Nous avons reçu la confirmation que le génocide du peuple tchétchène avait été reconnu il y a seulement une demi-heure. ». Il a également ajouté que des discussions sur la reconnaissance de l’indépendance de l’Itchkérie étaient en cours avec les gouvernements d’autres pays.

Le 14 octobre à Kyiv s’est tenu le Forum des peuples occupés du Caucase avec des participants représentant l’Abkhazie, la Géorgie (entière), l’Adyghée, le Daghestan, la Crimée, l’Ingouchie, le Tatarstan, la Circassie (Tcherkessie) et l’Itchkérie. Parmi les autres participants du forum figuraient Akhmed Zakaïev, Refat Tchoubarov (président du Majlis3 du peuple tatar de Crimée), Ilia Ponomarev (ancien député de la Douma russe) et les frères tatars Nafis et Rafis Kachapov. Les participants du forum ont appelé les dirigeants et les Parlements des États membres des Nations Unies à « reconnaître le droit à l’autodétermination des peuples du Caucase retenus de force par la Russie », leur droit « à décider librement de leur statut étatique, et à se développer de manière indépendante sur les plans ethnique, culturel et économique ».

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Akhmed Zakaïev avec des commandants tchétchènes à Kyïv, en juillet. // Ichkeria News, capture d’écran

Le 6 octobre, la Rada a adopté par 322 voix une résolution visant à soutenir le droit à l’autodétermination des peuples de Russie conformément à la Charte des Nations Unies et aux normes et principes universellement reconnus du droit international. La déclaration souligne que, tout en mettant en œuvre sa politique impérialiste agressive, la Russie commet depuis des siècles un génocide à l’encontre de ces peuples réduits en esclavage, ignore les principes d’égalité des droits et d’autodétermination, et viole gravement les droits des peuples autochtones et des citoyens des minorités nationales. Les députés soulignent que tout en menant une guerre agressive contre l’Ukraine, les autorités russes procèdent à un génocide des peuples de Russie, notamment par la mobilisation.

Le document stipule que le totalitarisme et l’autoritarisme des autorités russes constituent une menace pour le développement libre et démocratique des peuples de Russie et l’exercice de leur droit à l’autodétermination, tandis que sa politique impériale est incompatible avec la Charte des Nations Unies et les normes et principes généralement reconnus du droit international.

Le Parlement invite la communauté internationale à prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre fin à la persécution, par le régime du Kremlin, des dirigeants et des membres des mouvements de libération nationale, à mettre fin à la pratique de la déportation et du déplacement interne de citoyens de Russie dans le but de modifier et déformer la composition ethnique des régions, à garantir inconditionnellement aux citoyens russes leur droit à la liberté d’expression, d’opinion, de participation à des réunions pacifiques, à la liberté d’association, à la liberté de conscience et de croyance religieuse, et à assurer le libre développement de leurs traditions et de leur identité culturelle. La Rada appelle à un soutien accru et total de l’Ukraine pour qu’elle sorte victorieuse de la guerre russo-ukrainienne, une guerre qui doit être suivie de la dé-impérialisation de la Russie et de la décolonisation des peuples qu’elle abrite.

En juillet, les députés Oleksiy Gontcharenko et Moussa Magomedov, lui aussi membre du groupement parlementaire Pour un Caucase libre, avaient présenté à la Rada le projet de résolution reconnaissant l’indépendance de l’Itchkérie. Un mois plus tôt, avec deux autres députés, ils avaient proposé que la Rada reconnaisse le génocide des Circassiens perpétré par la Russie tsariste4.

En septembre, Akhmed Zakaïev avait déclaré au site ukrainien Ostrov qu’il se trouvait en Ukraine pour former le cinquième bataillon tchétchène destiné à combattre contre la Russie. Dans ce but, Zakaïev a passé plusieurs jours dans les régions de Kherson et de Zaporijjia. Selon Zakaïev, quatre bataillons tchétchènes combattent actuellement de manière officiel du côté ukrainien : trois d’entre eux font partie des forces armées ukrainiennes et de la légion étrangère, tandis qu’un autre, le bataillon de volontaires Sheikh Mansour, combat depuis 2014 aux côtés de l’Ukraine.

La veille, on avait rapporté que le commandant tchétchène Roustam Ajiev, connu sous le nom d’Abdoul-Hakim Chichani, avait reçu la citoyenneté ukrainienne. En Syrie, Ajiev avait dirigé le groupe Ajnad al-Kavkaz qui luttait contre les forces gouvernementales (du régime Assad). Selon les informations du site Kavkazki Ouzel, avant de se rendre en Ukraine, Ajiev vivait en Turquie depuis deux années, pour des raisons de santé.

Le 15 octobre, Zakaïev a publié une vidéo où il apparaît avec Ajiev, annonçant qu’un monitoring de la situation des « peuples opprimés en Russie » avait conduit à la création d’une nouvelle unité au sein des forces armées de l’Itchkérie, et qu’Ajiev avait été nommé commandant en chef adjoint par intérim de l’Itchkérie et promu au rang de colonel.

En mai, Akhmed Zakaïev s’était déjà rendu à Kyiv où il avait eu des entretiens au Parlement, dans l’administration présidentielle, avec des hommes politiques, des fonctionnaires, le chef des Tatars de Crimée, Moustafa Djemilev, et des combattants tchétchènes de l’armée ukrainienne.

Le 21 septembre, le leader tchétchène pro-russe Ramzan Kadyrov appelait les Tchétchènes impliqués dans la guerre en Ukraine à tuer Zakaïev : « Celui qui le trouve doit le détruire. Si vous tuez ce salaud d’un coup de feu et que vous rentrez à la maison, je vous donnerai la liberté et vous serez assurés d’une vie confortable pour le restant de vos jours… Chacun d’entre vous peut rentrer en Tchétchénie à une seule condition : soit vous baissez le froc de Zakaïev, soit vous lui tirez une balle dans le front ».

Le Comité des enquêtes de Russie (Sledstvenny komitet Rossii) a engagé une nouvelle procédure pénale à l’encontre de Zakaïev en vertu de l’article 205.4 du code pénal (organisation d’une association terroriste). La raison invoquée est une vidéo de Zakaïev au sujet de la création d’un nouveau bataillon des forces armées d’Itchkérie. Dans cette vidéo publiée en juillet dernier, Zakaïev indiquait que le bataillon ferait partie de la Légion étrangère des Forces armées ukrainiennes.

En juillet était apparue sur Internet une vidéo montrant deux hommes armés et masqués brûlant un drapeau kadyrovien : ils déclaraient le djihad contre Kadyrov et affirmaient que le maquis commençait à se réactiver en Tchétchénie. Anzor Maskhadov, le fils de l’ancien président de l’Itchkérie (Aslan Maskhadov, mort en 2005), et Islam Belokiev, le représentant du bataillon Sheikh Mansour, ont également évoqué le développement d’un mouvement clandestin au sein de la population tchétchène. Belokiev a publié une carte sur laquelle le territoire de la république est divisé en trois fronts — nord, centre et sud — et 16 secteurs. Selon Belokiev, dans chacun de ces secteurs aurait débuté un travail de recueil d’informations auprès de la population civile sur les forces de sécurité tchétchènes, leur déploiement et la quantité d’armements dont elles disposent.

Traduit du russe et annoté par Clarisse Brossard

Les articles de la rédaction

Notes

  1. Nom de l’État tchétchène de facto indépendant entre 1991 (proclamation de l’indépendance) et 2000 (deuxième guerre de Tchétchénie après laquelle est rétabli le contrôle de la Russie). C’est aussi le nom du gouvernement tchétchène en exil représenté par Akhmed Zakaïev.
  2. Du 23 au 28 février 1944, accusés à tort de collaboration avec les nazis, les peuples tchétchène et ingouche dans leur intégralité (un demi-million de personnes) sont raflés et envoyés en déportation en Asie Centrale sur ordre de Staline (opération Tchétchévitsa). Au moins le quart des déportés ne survivra pas à cette épreuve. Les Tchétchènes appartiennent à la longue liste des peuples déportés sur ordre de Staline au cours de la seconde guerre mondiale.
  3. Assemblée tatare.
  4. Dans le cadre de sa politique de conquête coloniale, l’empire russe déclenche les « guerres du Caucase » (1817-1864). Après avoir défait militairement les Circassiens (également appelés Tcherkesses ou Adyghés), la Russie décide d’exterminer par la faim ou de déporter vers l’empire ottoman la majeure partie du peuple tcherkesse, afin de récupérer ses terres arables et d’y installer des populations cosaques ou russes. Installés traditionnellement sur un large territoire s’étendant de Kertch à l’Ossétie (est) et à l’actuelle Stavropol (nord), les Tcherkesses ne seront que 10 % à pouvoir rester vivre sur leurs terres ancestrales. Les estimations du nombre de victimes fluctuent entre 600 000 et 1,5 million de personnes. Du fait de ces déportations, l’immense majorité des Tcherkesses vit de nos jours en Turquie ou au Moyen-Orient.

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