Le 18 octobre, la Cour de cassation de Russie, devant laquelle Alexeï Navalny s’était pourvu après sa condamnation, en mars, à neuf ans de prison supplémentaires, a, sans surprise, prononcé un arrêt de rejet. Deux jours plus tard, dans ses derniers messages, que nous publions, Navalny se dit visé par de nouvelles accusations, ce qu’atteste le tweet de son avocat Vadim Kobzev : « […] je confirme qu’ont été engagées contre Alexeï Navalny des poursuites pénales relatives aux infractions prévues par les articles 205.2, § 2, 280, §§ 1 et 2, 282.3, § 1 et 354.1 § 4. » De quoi reprendre le commentaire ironique d’une internaute, qui dit en substance que le code pénal russe devrait être rebaptisé « code Navalny », car il ne restera bientôt plus un seul article sous le coup duquel ne tombe pas l’existence même de l’opposant…
12 octobre
Excusez-moi, je suis le dernier à apprendre les choses. Mais dans le cas présent cela vaut la peine d’écrire même après tout le monde.
Si l’on m’avait demandé à qui remettre le prix Nobel de la paix, et même, ajouterai-je, si l’on m’avait posé cette question non pas maintenant, mais au cours de ces dernières années, j’aurais dit : « À l’organisation pour les droits de l’homme Mémorial. »
C’est une organisation de grande importance. Des personnes admirables et légendaires y ont travaillé et y travaillent encore. Eux et leurs semblables sont l’espoir de notre pays.
Je félicite et j’embrasse tout le monde à Mémorial ; je suis fier de vous.
Mes félicitations à Ales Bialiatski, à Viasna et à tout le peuple bélarusse, enfermé dans un immense quartier disciplinaire par ses autorités. La liberté viendra, le printemps viendra [Viasna signifie « printemps » en bélarusse, NDT].
Félicitations au Centre ukrainien pour les libertés civiles. Le prix de la paix a un poids et un sens particuliers pour un lauréat dont le pays est en guerre, où la « paix » n’est pas une abstraction banale mais ce pour quoi les gens se battent et meurent. Je suis certain que ce prix de la paix est le premier de ceux qui seront attribués à juste titre aux citoyens et aux organisations d’Ukraine. Que vienne la paix, que viennent les prix, que vienne une vie heureuse.
20 octobre
Serpent. Tigre. Singe. Sanglier. Cheval. Tigre. On se concentre… Encore raté.
Serpent. Tigre. Singe…
Je ne suis pas fou, je reproduis les sceaux de Naruto avec les mains. Qu’y a-t-il d’autre à faire en cellule d’isolement ? Il faut bien occuper à quelque chose ces seize heures sur les vingt-quatre que compte une journée. J’ai passé un moment debout, un moment assis et un autre à lire. J’ai décidé d’apprendre à réaliser très vite le sceau de Naruto.
À vrai dire, c’est Zakhar [le fils d’Alexeï Navalny, aujourd’hui âgé de 14 ans, NDT] qui me l’a fait découvrir.
Après mon empoisonnement et mon coma, mes mains ont tremblé pendant un bon bout de temps. Un jour, lors d’une promenade, Zakhar a déclaré après m’avoir regardé verser du thé dans un café en heurtant la théière contre la tasse : « Je vais t’aider. Tu dois prendre le contrôle de tes propres mains. Pour ça Naruto peut t’être utile. »
Ce disant, il a rapidement formé des signes complexes avec ses mains.
Ce n’était pas facile. Ma faculté de mémorisation n’était pas terrible à l’époque. J’étais bêtement incapable de me rappeler que le tigre suivait le serpent, et non l’inverse. Et joindre ainsi mes doigts était tout bonnement irréalisable.
Nous nous sommes entraînés pendant quelques semaines, sans résultat pour moi, bien que les exercices aient été utiles en soi. La motricité fine. Il faut la développer chez les enfants, les vieillards et ceux qui ont été empoisonnés au Novitchok.
Maintenant que je suis en cellule disciplinaire, je viens de me souvenir de ces exercices, et j’ai déjà appris à enchaîner les signes avec une certaine vélocité. Naruto aurait été content de moi.
Seulement je n’arrive toujours pas à faire la boule de feu à la fin 😢
Mais je n’abandonne pas. Et donc, si vous voyez des boules de feu vertes et rouges voler dans le ciel à l’est de Moscou, cela ne veut pas forcément dire que la guerre atomique a commencé. C’est peut-être que j’ai enfin réussi à exécuter le sceau de Naruto 😉
… Serpent… tigre… singe…
☙
Je suis un génie du monde du crime. Mis sur la touche, le professeur Moriarty fume nerveusement. Vous pensiez tous que depuis deux ans j’étais isolé en prison, mais en fait je m’adonne à des activités criminelles. Heureusement que le comité d’enquête de la Fédération de Russie a fait preuve de vigilance et que rien ne lui a échappé.
J’ai reçu une notification officielle indiquant qu’une nouvelle action pénale avait été intentée contre moi, car, pendant mon séjour en prison, j’ai :
- incité au terrorisme en le promouvant ;
- publiquement appelé à l’extrémisme ;
- financé des activités extrémistes ;
- réhabilité le nazisme.
Génial, non ? Rares sont les criminels qui ont autant sévi en liberté que moi derrière les barreaux. La seule chose qui entache mon autosatisfaction, c’est que ces succès ne sont pas seulement les miens, je les dois aussi à mes complices : Volkov, Jdanov, Tchanycheva. Je suis à la tête d’un groupe criminel, et eux exécutent mes ordres.
Par exemple, d’après ce que j’ai compris de la notification, je suis condamnable pour avoir fait la propagande du nazisme parce que Volkov a déclaré à l’antenne de « Politique populaire » [« Popouliarnaïa politika », une chaîne YouTube lancée en février dernier en Lituanie par des membres de la Fondation de lutte contre la corruption en exil, NDT] que « le colonel Stauffenberg a eu raison de tenter de tuer Hitler, il devait être tué ».
Du point de vue du comité d’enquête et de Poutine, Hitler c’est le pouvoir légitime, et abattre ce pouvoir c’est de l’extrémisme.
Tout le reste est du même acabit. Toutes les émissions de « Politique populaire » relèvent du terrorisme et de l’extrémisme que j’orchestre.
Mes avocats ont calculé que, compte tenu des peines prévues par ces articles, mes crimes sont passibles d’environ trente ans d’emprisonnement.
Qu’est-ce que je peux dire ? Abonnez-vous à « Politique populaire » 😉
Traduit du russe par Ève Sorin
© Desk Russie
Homme politique russe, prisonnier politique, fondateur de la Fondation de lutte contre la corruption (FBK), considéré comme le principal opposant à Vladimir Poutine.