Relire André Glucksmann sur Poutine

Par Desk Russie et † AndrĂ© Glucksmann

Il y a bientĂ´t sept ans, le 10 novembre 2015, le philosophe AndrĂ© Glucksmann nous quittait. Clairvoyant sur Poutine et la guerre comme matrice de son rĂ©gime, limpide sur les errements et fourvoiements de nos dirigeants successifs qui pensaient traiter astucieusement avec le Kremlin mais se sont aveuglĂ©s, AndrĂ© Glucksmann avait dĂ©jĂ  tout dit de longue date. Il avait tirĂ© très tĂ´t la sonnette d’alarme sur le nihilisme et l’impĂ©rialisme guerrier rĂ©gnant Ă  Moscou. Le relire aujourd’hui, c’est faire le constat de cette extrĂªme luciditĂ©. Pour rendre hommage Ă  ce grand penseur, dĂ©fenseur infatigable des principes humanistes, et parce que ses Ă©crits nous aident encore aujourd’hui Ă  penser les Ă©vĂ©nements, Desk Russie publie un extrait du livre qu’il avait publiĂ© en 2011, La RĂ©publique, la Pantoufle et les Petits Lapins (Ă©ditions DesclĂ©e de Brouwer).

Quand le mirage russe tourne vision du monde

Mon rĂªve serait que les braves gens, les faux naĂ¯fs, les gros malins qui se croient plus malins que la rĂ©alitĂ©, bref, que les Occidentaux dans leur ensemble cessent de rĂªver russe. Qu’ils se frottent les yeux et renoncent Ă  imaginer la Russie telle qu’ils la voudraient au grĂ© de leurs utopies et de leurs calculs. Qu’ils consentent plutĂ´t Ă  la dĂ©visager telle qu’elle est, fondamentalement incertaine, et par instants suprĂªmement inquiĂ©tante. LibĂ©raux ou altermondialistes, atlantistes ou amĂ©ricanophobes, la plupart des militants, des commentateurs et des politiques professionnels rĂªvent debout devant Poutine. George W. Bush s’est Ă©perdu et perdu dans ses prunelles, il n’y a vu que du bleu. Berlusconi l’absout des massacres, des tortures, des villes rasĂ©es de TchĂ©tchĂ©nie — simples « lĂ©gendes Â», jure-t-il. Chirac coopte l’homme du KGB dans son « camp de la paix Â» — Paris-Berlin-Moscou —, dĂ©roule le tapis rouge aux pieds de l’assassin, claironnant que Moscou cavale en « première ligne des dĂ©mocraties Â».

Les charmes personnels du numĂ©ro 1 de Moscou n’y sont pour rien et comptent pour du beurre. Depuis trois siècles, l’Ă©lite occidentale s’intoxique et se came au mirage russe. Captive de son propre conte de fĂ©es, elle progresse de dĂ©convenues en dĂ©convenues. Ă€ peine Pierre le Grand eut-il complimentĂ© Leibniz, puis l’eut conviĂ© dans ses palais, que l’AcadĂ©mie française se mit Ă  tresser des couronnes au « tsar modernisateur Â». Les salons parisiens renchĂ©rirent, Voltaire en tĂªte, lequel, sans grande gĂªne rĂ©trospective, encensa le tsar parricide qui torturait Ă  mort son hĂ©ritier chĂ©ri. Seul, Diderot prit la peine et le temps d’une visite sur les terres de la « SĂ©miramis du Nord Â» et conclut que l’empire de la Grande Catherine avait pourri, par le knout et l’esclavage, avant que d’Ăªtre mĂ»r. Au siècle suivant, bourgeois et galonnĂ©s prirent le relais et Paris investit dans les mirifiques « emprunts russes Â» pour mieux se retrouver les poches percĂ©es, Gros-Jean comme devant. Au XXème siècle, tout le monde fredonne la sinistre chanson, intellectuels engagĂ©s, militants de base et d’en haut, damnĂ©s de la terre et déçus du ciel sacrifièrent leur bon sens, leur coeur, leur morale et surtout des millions, des dizaines de millions de vies humaines au « Soleil qui se levait Ă  l’est Â», tandis que les officiels les plus rassis et les nantis les plus prĂ©cautionneux tombaient dans le mĂªme panneau. Le dĂ©licieux « Oncle Jo Â» avalait Ă  Yalta la moitiĂ© de l’Europe, stalinisĂ©e sans pudeur ni scrupules.

Ă€ peine le Mur tombĂ© et l’empire soviĂ©tique effondrĂ©, la folie occidentale a repris de plus belle. Elle accorda le bon Dieu sans confession au repreneur du Kremlin, Ă  sa « famille Â» et aux clans mafieux qui pillent l’Ă©conomie russe, dĂ©tournant Ă  leur seul profit une dĂ©mocratie embryonnaire trop fragile pour rĂ©sister. Les yeux fermĂ©s, les grands de notre monde arrosent de leurs compliments et de leurs crĂ©dits les fines Ă©quipes qui se succèdent au Kremlin. « La banque mondiale et le FMI s’Ă©taient fermement prononcĂ©s contre tout prĂªt aux États corrompus, mais ce n’Ă©tait qu’une apparence : il y avait deux poids et deux mesures. Tandis que de petits pays non stratĂ©giques comme le Kenya s’Ă©taient vus interdits de prĂªts pour corruption, la Russie, oĂ¹ la corruption opĂ©rait Ă  une Ă©chelle infiniment supĂ©rieure, recevait sans cesse de l’argent. […] Quand on mit le FMI face Ă  la rĂ©alitĂ© — les milliards de dollars qu’il avait donnĂ©s Ă  la Russie Ă©taient rĂ©apparus sur des comptes en banque chypriotes et suisses quelques jours seulement après le prĂªt —, il prĂ©tendit que ce n’Ă©tait pas ses dollars… Certains d’entre nous observèrent, ironiques, que le FMI leur aurait facilitĂ© la vie Ă  tous s’il avait virĂ© l’argent directement sur les comptes suisses et chypriotes. Â»1

Loin de nettoyer les Ă©curies d’Augias-Eltsine, le nouvel homme Ă  poigne, Poutine, en quatre annĂ©es de pouvoir de moins en moins contestĂ©, n’a procĂ©dĂ© qu’Ă  une redistribution des privilèges entre grands fauves. Goussinski, Berezovski, Khodorkovski, les tĂªtes des oligarques volent, mais le dĂ©peçage continue. D’autres prĂ©dateurs succèdent, sur fond d’une permanente Saint-Valentin des clans auxquels s’agglutinent les appareils corrompus et policiers, dans une bouillie incongrue et par lĂ  terrifiante capitalisto-stalinienne. DopĂ©s par les prix Ă©levĂ©s du baril, les nouveaux seigneurs russes prospèrent grassement sur la rente pĂ©trolière tandis que la majoritĂ© patauge Ă  perpĂ©tuitĂ© dans la misère postcommuniste, n’ayant pour tout droit que de baisser les yeux et d’aduler le maĂ®tre. Et l’Occident rĂªveur de fĂªter par anticipation une nouvelle Arabie Saoudite, plus sĂ»re que l’ancienne, qui, du Caucase Ă  la SibĂ©rie, assurera sĂ©curitĂ© et stabilitĂ© Ă©nergĂ©tique Ă  la planète.

Le nouvel Eldorado eurasiatique fait rĂªver hard. Depuis plusieurs annĂ©es, Prodi et sa commission de Bruxelles s’Ă©poumonent, proposant d’investir dans les pipelines et les forages sibĂ©riens. Les compagnies privĂ©es, Ă©valuant risques et incertitudes, hĂ©sitent. L’Europe officielle insiste. Qu’importent les droits de l’homme, la libertĂ© d’expression, l’incontrĂ´labilitĂ© des oukazes, l’imprĂ©visibilitĂ© des luttes au couteau dans les antichambres du Kremlin. Tout pour la modernisation de l’hinterland europĂ©en ! En avant vers le partenariat Ă©nergĂ©tique, stratĂ©gique et nuclĂ©aire ! La Douma a dĂ©jĂ  votĂ©, les industries nuclĂ©aires allemandes programment et les Ă©colos consentent : les encombrants dĂ©chets nuclĂ©aires ne susciteront plus de spectaculaires dĂ©monstrations, plus de trains pris d’assaut, plus d’hystĂ©rie Ă  la frontière franco-allemande, les dĂ©chets honnis seront stockĂ©s dans l’Oural sous bonne garde d’un État qu’on espère solidement policier. SĂ©curitĂ© oblige ! Notre santĂ© l’impose, crèvent les enfants de Russie ! Foin des bons sentiments. Une pincĂ©e d’esprit nĂ©ocolonial agrĂ©mente ces songeries : l’arrière-pays sous-dĂ©veloppĂ© livrera ses richesses minĂ©rales, consommera europĂ©en et se rattachera Ă  la zone euro ; l’Allemagne reprendra industriellement son Drang nach Osten ; la France rĂ©Ă©ditera, spirituellement s’entend, de napolĂ©oniennes campagnes de Russie et l’Europe occidentale s’assujettira, sans coup fĂ©rir, son tiers-monde de l’Est. RivalitĂ© commerciale aidant, c’est Ă  qui s’aplatit le plus bas. Chirac tout miel raccompagne Poutine au pied de son avion, Berlusconi lui ouvre ses villas, Bush le reçoit dans son ranch, Blair chez sa reine et Schröder en vacances. Volodia ramasse la mise, il s’estime tout permis. L’Occident rĂªveur l’a couronnĂ© tsar.

Pourquoi s’inquiĂ©ter ? Sous la fĂ©rule du tout neuf despote Ă©clairĂ©, on promet Ă  la Russie une Ă©nième modernisation Ă  grand pas ; l’État de droit et les libertĂ©s individuelles suivront… plus tard, comme toujours. Ă€ gauche, l’inaltĂ©rable progressisme. Ă€ droite, l’Ă©conomisme libĂ©ral. Tous dĂ©crètent que l’Ă©volution est Ă  sens unique et qu’aucune sociĂ©tĂ© ne saurait tĂ´t ou tard Ă©viter de rejoindre le peloton des dĂ©mocraties florissantes. Tant d’optimisme vaut son pesant de XIXème et fleure bon la Belle Epoque, heureux temps oĂ¹ le dĂ©veloppement du chemin de fer et de la Bourse d’un cĂ´tĂ©, l’essor de la solidaritĂ© et de l’Ă©ducation de l’autre, Ă©taient censĂ©s inaugurer automatiquement une ère de paix et de bonheur pour tous. Bilan : deux guerres mondiales, deux États totalitaires, plusieurs fascismes, Auschwitz, la Kolyma… Ni les dĂ©mentis de l’expĂ©rience, ni la rĂ©sistance tĂªtue des faits ne sauraient troubler une Europe somnambulique disposĂ©e Ă  s’embarquer une fois encore pour quelque ouralienne Cythère.

RĂ©veillons-nous. Les soldats qui pillent, violent et assassinent le civil tchĂ©tchène ne redeviennent pas des citoyens normaux sitĂ´t rentrĂ©s chez eux. Une population dĂ©cervelĂ©e par soixante-dix ans de communisme et dĂ©sabusĂ©e par le gĂ¢chis qui suivit patauge dans un dĂ©sespoir paralysant. Une Ă©lite Ă©duquĂ©e sous le totalitarisme risque de tomber sans recours dans un nihilisme sans frontières ni tabous. La sortie du soviĂ©tisme dĂ©bouche sur deux voies, celle de Havel ou celle de Milosevic. Celle d’une dĂ©mocratisation pĂ©nible et semĂ©e d’embĂ»ches, donc lente. Celle plus expĂ©ditive, belliqueuse et terrorisante, sinon terroriste, d’un replĂ¢trage autoritaire. Lorsque la police secrète, l’armĂ©e et les nomenklaturistes se partagent le Kremlin, un quelconque Milosevic est bien près de l’emporter.

Chaque fois que l’Occident a misĂ© tĂªte la première sur le mirage russe, il a trĂ©buchĂ©, plongĂ© dans un trou noir. A force d’imaginer, on dĂ©lire, le sommeil de la raison engendre des monstres. En donnant carte blanche aux maĂ®tres du Kremlin, quels qu’ils soient et quoi qu’ils fassent, l’Europe s’installe au bord d’un gouffre qu’elle contribue Ă  creuser. Rien n’est dĂ©finitivement jouĂ©, mais ceux qui nous dirigent prennent la mauvaise direction.

Opposons songe Ă  songe. Je rĂªve d’une autre Russie. Pas de celle oĂ¹, de Pierre le Grand Ă  Poutine, passant par une ribambelle des tsars et de chefs communistes, la caste gouvernante arrache Ă  l’Occident les instruments de la seule puissance et refuse l’État de droit ainsi que les règles humanistes qui permettent de contrĂ´ler tant bien que mal cette puissance. Une « dictature de la loi Â» qui n’est pas contenue par l’opinion publique et la communication de masse libres gĂ©nère une sociĂ©tĂ© nihiliste dominĂ©e par la corruption, les mafias privĂ©es et publiques, l’esprit spetsnaz, la dĂ©pression ou la servitude volontaire de la majoritĂ©, ce que Soljenitsyne appelait la « psychologie de la soumission Â» et qu’Anna Politkovskaia nomme le « dĂ©shonneur russe Â».

Je rĂªve d’une Russie qui ajoute Ă  sa modernisation la civilisation et la civilitĂ©, les droits de l’homme europĂ©en puis universel. Je rĂªve d’une Russie toujours possible qui faillit advenir Ă  l’orĂ©e du XXème siècle. LittĂ©rature, musique, ballets, thĂ©Ă¢tre, peinture, mathĂ©matiques, linguistique, philosophie, les Lumières venues de Saint-PĂ©tersbourg, Odessa et Moscou illuminaient le continent entier. N’eĂ»t Ă©tĂ© la Première Guerre mondiale et la catastrophique rĂ©volution bolchevique, l’Europe du XXème siècle s’annonçait culturellement russe et d’autant plus glorieuse. Cette Russie des Lumières, des droits de l’homme et des Arts, hĂ©ritière de Pouchkine, Lermontov, Tchekhov, TolstoĂ¯, DostoĂ¯evski… perce encore sous la chape de l’autocratie renouvelĂ©e. A nous, Occidentaux, de cultiver et protĂ©ger cette promesse inachevĂ©e. RĂªve contre RĂªve. Nous nous trouvons Ă  la croisĂ©e des chemins.

Qui manipule qui ?

Les lauriers de Mme Thatcher obsèdent les leaders occidentaux. Ne passe-t-elle pas pour avoir « inventĂ© Â» Gorbatchev, en l’adoubant prophĂ©tiquement ? Si la fin de la guerre froide, c’est lui, l’aura qui le nimbe, c’est elle. Pareils miracles n’ont lieu qu’une fois, après la surprise s’Ă©vente. Pourtant, l’ElysĂ©e entend reproduire le sortilège avec Dmitri Medvedev. EffacĂ©es comme par magie, ses longues annĂ©es de loyaux services poutiniens, le nouveau prince charmant conquiert les quais de la Seine et les stratèges Ă©lysĂ©ens discrĂ©ditent comme « angĂ©lique Â» ou « droit-de-l’hommiste Â» toute critique touchant la nouvelle lune de miel franco-russe. Ă€ mes yeux c’est l’inverse : la grande fraternisation Paris-Moscou ne relève pas du rĂ©alisme, mais d’une conduite magique et de ses faux calculs.

Le rĂªve de transmuer Ă  distance la politique du Kremlin berce l’Occident depuis longtemps. Certes, Poutine s’est rĂ©vĂ©lĂ© bien plus coriace que ne le prĂ©voyaient Blair lorsqu’il l’invita Ă  l’OpĂ©ra, Bush lorsqu’il lut good guy dans le bleu de ses yeux, Chirac lorsqu’il lui Ă©pingla la grand-croix de la LĂ©gion d’honneur et Schröder qui lui vendit son Ă¢me et son carnet d’adresses. N’Ă©pargnant pas les civils — deux cent mille TchĂ©tchènes tuĂ©s —, bafouant les bonnes manières dĂ©mocratiques, administrant quotidiennement la preuve que le KGB n’est pas l’ENA, le tsar moderniste qu’on nous promettait en 2000 n’a pas rempli son « rĂ´le Â». Rebelote : si Poutine n’est pas un dĂ©mocrate, il nous offre sur un plateau d’argent un nouveau Gorbatchev.

Certes, Medvedev se vante, en Ă©lève mĂ©ritant et un tantinet prĂ©tentieux, d’avoir lui aussi gagnĂ© sa guerre du Caucase — Â« La GĂ©orgie, c’est moi ! Â» roucoule-t-il, occupant 20 % d’un pays souverain et piĂ©tinant les accords de cessez-le-feu signĂ©s en aoĂ»t 2008 sous l’Ă©gide de… Nicolas Sarkozy. Est-ce une raison supplĂ©mentaire pour multiplier les « symboles de confiance Â» et lui fournir des armements dernier cri ? Outre quatre porte-hĂ©licoptères Mistral, Paris envisagerait la vente de tanks lĂ©gers amphibies Panhard (AFP, 2/2) et la rĂ©novation par Turbomeca des hĂ©licos poussifs Ka-60 (Interfax, 25/2).

Vive la GĂ©orgie, Monsieur ! Imaginez la fervente reconnaissance que vouent aujourd’hui Ă  la « patrie des droits de l’homme Â» les peuples qui, de la Baltique Ă  la mer Noire et la Caspienne, subissent les menaces rĂ©gulières de leur immense voisin… Ils lisent dans la doctrine militaire publiĂ©e par l’« ami Â» Medvedev que l’OTAN est l’adversaire numĂ©ro 1, bien avant le terrorisme, la prolifĂ©ration nuclĂ©aire et Ahmadinejad. Ils lisent l’option envisagĂ©e de guerres prĂ©ventives dans le « proche voisinage Â», fussent-elles nuclĂ©aires, Rien lĂ  n’empĂªche Paris de vouloir mettre au top la deuxième armĂ©e du monde. La campagne prĂ©sidentielle de Nicolas Sarkozy est loin. Pourquoi pareil revirement ?

Les affaires sont les affaires ? Les gros sous n’expliquent pas seuls le tĂªte-Ă -queue. On ne fait pas de bonnes affaires en s’abusant sur les dispositions prĂªtĂ©es au partenaire. Le pataquès Areva-Siemens devrait Ă©clairer les ingĂ©nus. En 2109, le trust allemand Siemens rompt sans crier gare avec le français et s’associe illico au russe Rosatom pour construire des centrales nuclĂ©aires concurrentes. Dindon de la farce, la France n’a rien vu venir. Combien de Mistral faudra-t-il fourguer pour compenser la vente ratĂ©e d’une seule centrale ?

Realpolitik donc ? Non. Loin de pĂ©cher par rĂ©alisme (aux dĂ©pens des droits de l’homme), la nouvelle politique russe de la France pèche par naĂ¯vetĂ© (aux dĂ©pens d’une estimation rationnelle et raisonnable des partenaires). Un tropisme nĂ©ocolonial a prĂ©cipitĂ© l’industrie allemande sur le Far East. Pris Ă  l’improviste, le gouvernement français s’efforce d’attraper le train en marche, et, comme tout nouveau converti, il surenchĂ©rit sur les espĂ©rances germaniques en misant sur le marchĂ© de la mort. Est-il sĂ©rieux ou rĂ©aliste, de prĂ©tendre que les ventes d’armes encouragent les rĂ©formes et inhibent les passions impĂ©rialistes ?

Medvedev n’est pas, jusqu’Ă  nouvel ordre, le successeur de Poutine, il en est le colistier, la doublure, voire le « plastron Â» — ainsi appelle-t-on dans la littĂ©rature classique le valet qui dĂ©tourne les coups, quitte Ă  passer pour tĂªte de Turc. Poutine demeure le patron et l’Ă©mancipation du « plastron Â» se fait attendre. Il reste deux ans Ă  Medvedev, entend-on Ă  Paris, c’est une fameuse « fenĂªtre d’opportunitĂ© Â». Deux ans ? Et après quoi ? Et après qui ? Medvedev dĂ©nonce le « nihilisme judiciaire Â». Et après quoi ? Rien. Trente mille TchĂ©tchènes pourrissent en SibĂ©rie ; Khodorkovski semble condamnĂ© Ă  vie pour avoir dĂ©fiĂ© Gazprom ; les commanditaires des meurtres de journalistes, d’avocats, d’opposants ne sont pas inquiĂ©tĂ©s, mais les assassins libĂ©rĂ©s ; les rares flics qui dĂ©noncent la corruption se retrouvent embastillĂ©s, les oligarques prospèrent au bon plaisir du chef. Quelques purges s’opèrent dans l’obscuritĂ©, sans qu’on sache qui a fait quoi. Si les officiels français prĂ©tendent voir clair dans ce pot au noir, oĂ¹ trouvent-ils leur lumière ? Quelle prĂ©somption les pousse Ă  se croire capables de manipuler Moscou ? Ce « rĂ©alisme Â» porte un nom : rĂªve de toute-puissance.

Un argument imparable est ressassĂ© ad nauseam aux abrutis que nous sommes : « La guerre froide est finie ! Â» VoilĂ  qui est indiscutable, et visionnaire ! Elle est finie depuis vingt ans. Entre-temps, deux guerres de TchĂ©tchĂ©nie, trois en ex-Yougoslavie, une en GĂ©orgie, tensions en Ukraine, etc. Dans ces crises graves traversĂ©es par l’Europe depuis 1989, la Russie fut-elle un partenaire fiable ? Il ne suffit pas de proclamer la fin de la guerre froide pour que règne l’harmonie prĂ©Ă©tablie entre l’aigle Ă  deux tĂªtes du Kremlin et les vingt-sept Ă©toiles de l’Union europĂ©enne. Lorsque Vladimir Poutine qualifia la dislocation de l’URSS de « pire catastrophe gĂ©opolitique du XXème siècle Â», Dmitri Medvedev ne trouva rien Ă  redire. Au contraire, Ă  peine nommĂ© prĂ©sident, il entreprit la première annexion territoriale de facto sur le vieux continent depuis la chute du Mur. Un minimum de prudence s’imposerait. Lorsqu’un prĂ©sident reçoit un autre prĂ©sident, il est de bon ton qu’il soit poli et souriant, voire qu’il tombe dans ses bras. Mais pas qu’il s’Ă©blouisse, au risque de se retrouver captif de son fantasme.

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Notes

  1. Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, La grande désillusion, Paris, Fayard, 2002)

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