Avec une grande finesse, la journaliste ukrainienne Marianna Perebenesiuk analyse le sens et l’histoire très particulière d’une chanson ukrainienne présentée pour la première fois à l’Eurovision 2007, et qui acquiert une importance nouvelle dans le contexte de l’agression russe contre l’Ukraine.
« I want to see: Russia, goodbye! » : la chanson composée et interprétée par Andriy Danylko1, lors de l’Eurovision de 2007, est à la fois d’une actualité brûlante et d’une grande valeur historique.
Huit mois déjà que les médias français tentent de décrypter l’idéologie fascisante russe en recourant à des experts qui, à quelques rares mais d’autant plus précieuses exceptions près2, n’ont rien vu venir. Pourtant dans cette performance artistique d’il y a quinze ans, tous les symboles utilisés par la propagande russe étaient déjà présents : l’étoile rouge soviétique, les « jeunes communistes », les tenues renvoyant à la « grande guerre patriotique » et même l’usage caricatural de l’Allemand, caractéristique des films soviétiques consacrés aux nazis. Le tout recouvert d’une épaisse couche de bling-bling (la broche en forme de couronne britannique, cet ennemi juré des Russes depuis le XIXe siècle, portée par Andriy Danylko est un bonus). Parce qu’en 2007, sous un vernis (parfois trop) brillant, tout était déjà prêt en Russie pour lancer la reconquête de l’empire perdu : la propagande basée sur la « grande victoire », la glamourisation absurde et hystérique de la Seconde Guerre mondiale et du passé soviétique et plus encore la nazification des Ukrainiens. Ce sont tous ces codes de la machine propagandiste russe qu’Andriy Danylko travestit, moque et brave.
Ne vous méprenez pas : Danylko n’a jamais été un extrémiste nationaliste, mais bien un artiste très populaire dans tous les sens du terme. L’artiste qui avait tout (et surtout beaucoup d’argent) à perdre avec cette chanson. L’artiste qui se produisait principalement en sourjik, une sorte de créole qui mélange le russe et l’ukrainien et qui était courant dans les régions orientales de l’Ukraine. L’artiste qui avait un énorme succès en Russie et qui connaissait finement le public russe, d’où cette capacité à capter l’air du temps de la société russe avant tout le monde. Ou, cela serait probablement plus précis, avant que cela ne dégénère…
Car, à bien y réfléchir, capter cet air n’était pas si difficile que ça — surtout pour un artiste. Car c’est là, dans le monde du spectacle, que tout avait commencé — bien avant la création du « régiment immortel » (l’événement annuel central dans le culte de la grande victoire) — à l’époque où la directrice de RT, Margarita Simonian, n’était encore qu’une lycéenne. Cette entreprise d’idéalisation du passé soviétique fabriqué de toutes pièces n’est pas une œuvre d’ombre d’obscurs idéologues fascisants, mais s’est opérée au vu et au su de tous, sous maints applaudissements, à la télévision russe quand celle-ci était encore considérée comme « libre » et « de qualité ».
Deux années et deux noms marquent ce tournant. 1996 : cette année-là, dans la nuit du 1er janvier, fut diffusé, sur la principale chaîne publique russe, le film musical Les Vieilles Chansons sur l’essentiel imaginé par Konstantin Ernst et Leonid Parfenov. Les vieilles chansons qui ont réuni les plus grandes stars de la chanson et du cinéma de l’ex-URSS, mettent en scène, cela ne s’invente pas, la vie idyllique d’un kolkhoze des années 1950. À cette époque, rappelons les faits historiques, les paysans soviétiques vivaient une rude vie de misère, de labeur et de servitude sans aucune possibilité de se soustraire à cette existence ni même de quitter leurs villages — ils n’ont obtenu le droit d’avoir un passeport intérieur (servant de pièce d’identité en URSS) qu’en 1974. Qu’à cela ne tienne ! Dans le film, les paysannes stylisées, copies conformes des pin-up américaines, arborent des décolletés plongeants, dévoilent, ici et là, leurs porte-jarretelles et font tourner la tête à tous les hommes du village. Ces amourettes pastorales made in kolkhoz sont accompagnées de chansons soviétiques de l’époque, fortement marquées par la guerre. L’image glamour de l’URSS des années 1950 est née ! Ce fut une telle réussite qu’on en a produit une suite qui, chaque année suivante, provoquait, avec succès, la nostalgie des années 1960, puis 1970 et 1980.
L’année suivante, en 1997, l’un des coauteurs des Chansons, Leonid Parfenov, présente une série de documentaires intitulés Namedni, dont l’influence est encore plus insidieuse. Chaque émission retrace les événements d’une année, de 1961 à 1999, en URSS et dans le monde3. Autrement dit, c’est une émission sur l’Union soviétique et sa place dans le monde. Détail important, cette histoire de l’Union soviétique ne commence qu’en 1961. Les décennies précédentes, les plus noires, le génocide des Ukrainiens, les répressions, les millions de morts n’y existent pas. Dans un pays où la population connaît encore mal l’histoire politique du XXe siècle et où on peine à y situer l’URSS, l’émission fait tabac ! La vie soviétique y est abordée sous des angles tout à fait nouveaux : histoire culinaire et sociale, villégiature, loisirs, mode, sport, etc. Le tout illustré par les images du cinéma et des archives soviétiques, flatteuses — et fausses — à souhait.
Quant au volet politique, l’émission offre au grand public une histoire de l’évolution de la politique intérieure et internationale de l’Union soviétique dans un contexte géopolitique mondial mouvant. Cela aussi est assez nouveau et attirant. Le problème est que non seulement l’émission est bien trop souvent indulgente avec la politique menée par l’URSS — par exemple, l’utilisation de l’euphémisme « événements » quand il s’agit d’une répression et d’une opération militaire à l’étranger — mais en plus, pernicieusement, elle crée une fausse équivalence entre l’URSS et les pays occidentaux. Les dirigeants américains se succèdent, les dirigeants soviétiques se succèdent ; la politique américaine évolue, la politique soviétique évolue, etc. — et à la fin, l’impression qui reste est que le processus démocratique aux États-Unis et les intrigues du Politburo se valent. Inutile de préciser en quoi et comment cela est dangereux et cela d’autant plus que l’émission, très bien conçue et brillamment présentée par le très urbain Parfenov, séduit un large public. L’Empire du mal séduit4.
La prestation de Danylko et le scandale qu’elle a suscité n’est que la suite logique de ces événements. Au moment même où les nations est-européennes, y compris les Ukrainiens, faisaient un difficile travail de mémoire, les Russes plongeaient de plus en plus dans le bain chaud d’un passé glamourisé et factice. Cette fracture entre une société qui affronte son passé et une société qui s’y refuse est devenue visible une décennie plus tard, au moment de la révolution orange de 2004-2005, quand les Ukrainiens se sont résolument tournés vers l’Europe et l’avenir, laissant les Russes enchantés du passé — le président Poutine en premier lieu — pantois. Effrayés même. Comment peut-on vouloir rejeter notre passé, tout beau tout neuf, et nos belles chansons de guerre des années 40 ? La réponse ne fut pas difficile à trouver : depuis ces mêmes années 40, la propagande soviétique avait un ennemi désigné — « le nationaliste bourgeois nazi ukrainien ». Depuis 2005, les médias russes n’ont jamais cessé de nazifier les Ukrainiens, pour une partie d’entre eux d’abord, en fonction de leurs convictions politiques ou de leur région de résidence, puis en totalité, comme au début de 2022.
Ce sont tous ces codes de la machine propagandiste russe qu’Andriy Danylko reprend, sans les nier, et qu’il pousse jusqu’au joyeux absurde. Son approche baroque est naturelle pour les Ukrainiens, familiers de ce mouvement culturel qui les a imprégnés aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’une des périodes les plus éclatantes de l’art ukrainien. Tout comme l’art baroque, l’humour de Danylko sait pousser les choses à leurs extrêmes et les mélanger dans un ensemble fantasque (comme il fait avec des nazis et des jeunes communistes recouverts de paillettes), mais non moins cohérent. Dans ses interviews, Danylko lui-même explore et reconnaît volontiers ses propres contradictions, liées à son enfance soviétique et à sa mentalité ukrainienne.
Un détail intéressant : en 2007, suite aux polémiques qu’il a suscitées, Danylko, auteur-compositeur de la chanson en question, fut contraint d’en changer le titre et les paroles, transformant « Russia, goodbye » en « Lasha Tumbai » (qui ne veut rien dire). Pendant le direct, comme en atteste la vidéo officielle de l’European Song Contest (ESC) en direct, il a tout de même chanté « Russia, goodbye » bien que grand favori du concours et sachant qu’en cas de victoire, il serait déchu de son titre pour avoir bravé l’ESC. Le message avant tout. « Russie, au revoir ! » : l’Ukraine n’appartient pas à la Russie, les Ukrainiens n’en veulent pas. Non c’est non. En 2007.
Parce que oui, en 2007 tout y était déjà : la nazification des Ukrainiens dans l’opinion publique russe, la mise en place de l’idéologie fasciste russe avec toutes ces composantes qu’on lui connaît maintenant et l’Europe qui ne voulait rien entendre. Les « experts » et les politiques français n’ont rien vu venir : trop occupés à retransmettre ce que l’on leur soufflait à l’oreille à Moscou ou depuis Moscou et à mettre en avant, voire à glorifier, « les liens historiques et fraternels qui doivent lier l’Ukraine à la Russie à tout jamais ». Aveuglés par les paillettes du régime russe, parfois soumis par son argent, mais surtout, travaillés par le rouleau compresseur de la propagande russe et ses innombrables relais dans la classe politique, médiatique et universitaire.
Reste un mystère. La carrière de Danylko n’a pas souffert de son audace de 2007. Pourtant, il a ensuite, et jusqu’à aujourd’hui, nié avoir chanté le refrain initial et interdit, « Russia, goodbye », en avançant des explications ostensiblement ridicules. Il avait, par exemple, affirmé avoir chanté « Lasha Tumbaï », les mots qui selon lui signifieraient « crème fouettée » en langue mongole — affirmation démentie par l’ambassade de Mongolie en Russie. Pourquoi ce déni après le choix assumé, voire revendiqué ? L’artiste n’est pas à une contradiction près : sans doute un autre aspect baroque de cette affaire. Il faut dire que la littérature baroque est fortement marquée par les dédoublements, la duplicité et les jeux chimériques entre le vrai, l’imaginaire et le vraisemblable, jusqu’à la perte de tout repère. Quoi de plus baroque donc que de prétendre qu’il n’avait jamais chanté ce que tout le monde entend ? Un pied de nez supplémentaire à la machine médiatique russe qui abuse de ce même procédé et qui se retrouve larguée et perdue quand on lui renvoie cette balle.
Quoi qu’il en soit, depuis l’invasion de 2022, Danylko est l’un des rares habitants à ne pas avoir quitté l’immeuble sur l’avenue principale de Kyïv où il habite. Il met sa voix et son talent au service de son pays, l’Ukraine, participe à des œuvres caritatives, dénonce les crimes russes et… enfin chante « Russia, Goodbye » ouvertement.
Marianna Perebenesiuk est comparatiste, spécialiste de la littérature française, des métiers du livre et de l’audiovisuel. Auteur d’un essai en thanatologie, elle avait également travaillé avec des sociétés de production et des ONG et collabore avec l’hebdomadaire national ukrainien Ukraïnskyi Tyzhden. Depuis le début de la guerre, elle décrypte régulièrement le contexte ukrainien dans les médias français.
Notes
- À l’époque, l’Ukrainien Andriy Danilko se produisait en drag-queen sous le nom de Verka Serdioutchka, immensément populaire en Ukraine et en Russie (NDLR).
- Les livres de Galia Ackerman, Le Régiment immortel. La guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle, 2019 (réédité en 2022), et de Françoise Thom, Comprendre le poutinisme, Desclée de Brouwer, 2018, qui analysent cette idéologie et ses racines, en font partie (NDA).
- Ultérieurement, Parfenov a également produit des émissions consacrées aux années 1992 à 2003, puis, sur sa chaîne YouTube, des émissions sur les années 1921-1930, 1946-1960 et 2004-2021 (NDLR).
- Il faut quand même noter que le personnage de Parfenov est ambigu : il a activement participé au mouvement de contestation contre les élections falsifiées à la Douma et la réélection de Poutine, en 2011-2012, et il s’est publiquement prononcé contre la présence des troupes russes en Ukraine, en 2014, et contre la guerre d’agression en Ukraine en 2022 (NDLR).