Le 23 octobre, lors de la Foire du livre de Francfort, les libraires allemands ont décerné le prix de la Paix à l’écrivain ukrainien Serhiy Jadan. Voici le discours qu’il a prononcé lors de la cérémonie officielle : le texte magistral d’un grand auteur et humaniste sur la guerre et la paix, la langue et la vérité.
Ses mains sont noircies et tannées par le travail : la graisse s’est incrustée dans la peau, elle a gelé sous les ongles. En général, ceux qui ont de telles mains savent et aiment travailler. C’est une autre histoire de savoir ce qu’ils font exactement comme travail. Un homme se tient debout : il n’est pas grand, il est calme et concentré. Il nous explique quelque chose sur la situation du front, sur sa brigade, sur les véhicules qu’il doit conduire en tant que chauffeur dans son unité. Soudain, il se lance et nous dit : « Puisque vous êtes des activistes, essayez de nous acheter un réfrigérateur ! — Pourquoi est-ce que tu as besoin d’un réfrigérateur sur le front ? disons-nous sans comprendre. Si tu en as besoin, on peut aller au supermarché, tu t’en choisis un et on l’achète pour toi. — Mais non ! explique-t-il. Vous ne comprenez pas : ce dont j’ai besoin, c’est d’un véhicule-réfrigérateur. Un camion frigorifique. Pour évacuer les cadavres. Parfois, on trouve des corps qui ont passé plus d’un mois au soleil. On les évacue en minibus, c’est irrespirable. » Il parle des morts comme si c’était un simple métier : de manière calme et décidée, sans bravade et sans hystérie. Nous échangeons nos coordonnées. En une semaine, on lui trouve un camion réfrigérant en Lituanie qu’on achemine jusqu’à Kharkiv. Lui et les hommes de son unité arrivent en groupe, ils reçoivent solennellement le véhicule, se photographient avec nous pour leur compte rendu. Cette fois, notre ami est armé et habillé proprement. Pourtant, à y regarder de près, ses mains sont toujours aussi noircies. Son travail est quotidien et pénible : ses mains en sont les meilleurs témoins.
Ce que la guerre change en premier lieu ? Le sens du temps, le sens de l’espace. La délimitation des perspectives, de l’écoulement du temps, change très rapidement. Dans l’espace de la guerre, l’individu essaie de ne pas faire de plans pour l’avenir, essaie de ne pas trop penser à ce que sera ce monde demain. Il n’y a que ce qui vous arrive ici et maintenant qui est important et significatif. La seule chose qui compte, ce sont les choses et les personnes qui seront avec vous maximum demain matin : si vous survivez et que vous vous réveillez. La tâche principale est de survivre, de s’en sortir une demi-journée de plus. Ensuite, plus tard, on verra bien ce qu’il faut faire, comment agir, sur quoi s’appuyer dans la vie, sur quoi se baser. Dans une large mesure, cela s’applique tant aux militaires qu’à ceux qui, en tant que « civils » (c’est-à-dire non armés), se retrouvent dans une zone où la mort s’approche. C’est ce sentiment qui vous accompagne dès le premier jour de cette grande guerre : une rupture dans le temps, un manque de continuité, la sensation d’un air qui se comprime et rend la respiration difficile : c’est la réalité qui fait pression sur toi, essaie de te faire basculer de l’autre côté de la vie, de l’autre côté du visible. Les événements et les émotions se compriment, tout semble se désagréger dans un courant épais et sanglant qui t’enveloppe et t’emporte. La réalité de la guerre est fondamentalement différente de la réalité de la paix à cause de cette pression, de l’impossibilité de respirer normalement et de parler facilement. Et pourtant, il faut parler. Même pendant la guerre. Surtout pendant la guerre.
De plus, la guerre modifie incontestablement la langue, son architecture, le champ de son fonctionnement. La guerre, comme une botte étrangère, perturbe la fourmilière du langage. Ensuite, les fourmis, c’est-à-dire les locuteurs de cette langue perturbée, tentent fébrilement de restaurer la structure détruite, de remettre en ordre ce à quoi elles sont habituées, ce avec quoi elles ont vécu. Finalement, tout revient à sa place. Mais cette incapacité à utiliser les mécanismes habituels, ou plutôt, l’incapacité des structures précédentes (celles qu’on utilisait en temps de paix, avant-guerre) à faire passer son état, à expliquer sa rage, sa douleur et ses espoirs est quelque chose de particulièrement douloureux et insupportable. Surtout si on avait l’habitude de faire confiance au langage, de se fier à ses possibilités, des possibilités qui semblaient presque inépuisables. Mais voilà que l’on découvre que les possibilités du langage sont limitées, limitées par de nouvelles circonstances, un nouveau paysage : un paysage qui se définit dans l’espace de la mort, l’espace du désastre. Le travail de chacune des fourmis est de restaurer la cohérence générale de ce discours collectif, du ton, de la communication, de la compréhension. Quel rôle joue l’écrivain dans cette situation ? Il est lui-même une fourmi, aussi hébétée que les autres. Depuis le début de la guerre, nous tentons tous de récupérer notre capacité détruite : notre capacité à nous exprimer clairement. Nous essayons tous de nous expliquer, d’expliquer notre vérité, nos propres limites dans la destruction et le traumatisme. La littérature, peut-être, a un peu plus de chances d’y arriver dans cette situation, parce qu’elle est génétiquement liée à toutes les catastrophes et blocages linguistiques du passé.
Comment parler de la guerre ? Comment faire face à des intonations qui contiennent tant de désespoir, de rage, de ressentiment, mais aussi tant de force et de volonté de ne pas abandonner les siens, de ne pas reculer ? Il me semble que notre difficulté à parler maintenant de ce qui est essentiel n’est pas seulement la nôtre : le monde qui nous écoute n’est pas non plus toujours capable de comprendre une chose simple, le fait que nous parlons avec des niveaux trop différents d’émotivité linguistique, de tension linguistique, d’ouverture linguistique. Les Ukrainiens ne doivent pas justifier leurs émotions, mais il serait bon qu’ils les expliquent. Pour quoi faire ? Ne serait-ce que pour ne pas garder toute cette douleur et cette colère en nous. Nous pouvons nous expliquer, nous pouvons parler de tout ce qui nous est arrivé et nous arrivera. Il faut juste se préparer au fait que ce sera une conversation plutôt difficile. Mais d’une manière ou d’une autre, il faut commencer dès maintenant.
Ici, il y a un point important à mentionner : la charge et la coloration différentes de notre vocabulaire. On pourrait dire qu’il s’agit d’une optique différente, d’un autre regard, d’un autre point de vue, mais avant tout, il s’agit de langage. Il semble parfois que le « monde », en commentant ce qui s’est passé au cours des derniers mois en Europe de l’Est, utilise un vocabulaire et des définitions qui sont depuis longtemps obsolètes, incapables d’expliquer la réalité. Mais il faut dire ce que le « monde » (je comprends le caractère éphémère et abstrait de ce concept, mais je l’utilise quand même) sous-entend quand il parle du besoin de paix. Il semblerait qu’il s’agisse de la fin de la guerre, de la fin de la confrontation armée, du moment où l’artillerie se tait et où le silence arrive. On pourrait dire que c’est la chose sur laquelle nous pouvons nous comprendre. Après tout, qu’est-ce que nous, Ukrainiens, voulons avant tout ? Bien évidemment, nous voulons la fin de cette guerre, la paix, l’arrêt des bombardements. À titre personnel, comme je vis au centre de Kharkiv, au dix-huitième étage, dans un immeuble d’où l’on peut apercevoir par les fenêtres les plus élevées les départs de missiles russes depuis la ville voisine de Belgorod, je souhaite de toutes mes forces, avec ardeur, la fin de ces tirs, la fin de la guerre, le retour de la normalité, du naturel de l’existence. Alors qu’est-ce qui alarme si souvent les Ukrainiens dans les déclarations des intellectuels ou des politiciens européens sur la nécessité de la paix ? Cela ne veut bien sûr pas dire que les Ukrainiens nient le besoin de paix. Cela veut plutôt dire qu’ils comprennent que la paix ne viendra pas uniquement parce que la victime de l’agression a déposé les armes. La population civile de Boutcha, Gostomel et Irpin n’avait aucune arme. Cela ne les a pas sauvés d’une mort terrible. Les habitants de Kharkiv sur lesquels les Russes lancent leurs missiles, régulièrement et chaotiquement, ne sont pas non plus armés. Que devraient-ils faire selon les partisans d’une paix rapide à tout prix ? Où ces derniers placent-ils la frontière entre le fait de soutenir la paix et celui de ne pas soutenir la résistance ? C’est juste que, à mon avis, lorsque nous parlons de paix aujourd’hui, dans le contexte de cette guerre sanglante et dramatique déclenchée par la Russie, certaines personnes ne veulent pas remarquer un fait simple : il n’y a pas de paix sans justice. Il y a diverses formes de conflits gelés, il y a des territoires temporairement occupés, il y a des bombes à retardement camouflées en compromis politiques, mais malheureusement, il n’y a pas de paix, de vraie paix, c’est-à-dire celle qui donne un sentiment de sécurité et des perspectives. Et en reprochant maintenant aux Ukrainiens leur intention de ne pas se rendre et en faisant de cette résistance quasiment une marque de militarisme et de radicalisme, une partie (assez négligeable, je dois dire, mais qui existe quand même) des Européens accomplit quelque chose d’étonnant : en faisant tout pour ne pas quitter leur zone de confort, ils dépassent tranquillement toutes les bornes de l’éthique. Et ce n’est déjà plus le problème des Ukrainiens, c’est le problème du monde, la question de savoir s’il est prêt (ou non) à avaler une nouvelle occurrence d’un mal total et incontrôlé au nom d’un mercantilisme douteux et d’un faux pacifisme.
Après tout, pour certains, cela s’est avéré être une forme bien commode de transfert de responsabilité : s’adresser aux gens qui défendent leur vie en blâmant les victimes, déformer les priorités, récupérer et manipuler les slogans positifs et éthiques. Tout est pourtant beaucoup plus simple : nous soutenons notre armée non pas parce que nous voulons la guerre, mais parce que nous voulons vraiment la paix. Seulement, la reddition douce et discrète qui nous est proposée sous prétexte de paix n’est pas le chemin de la paix et de la reconstruction de nos villes. La capitulation des Ukrainiens aidera peut-être les Européens à économiser de l’énergie, mais comment ces mêmes Européens se sentiront-ils en comprenant (et comment ne pas le comprendre ?) que la chaleur de leurs habitations a coûté à d’autres gens, des gens qui tendaient tout autant à la paix, la destruction de leur vie et de leur maison ?
C’est juste, je le répète, une question de langue. Il s’agit de savoir si nous utilisons ces mots de manière précise et appropriée, si notre intonation est la bonne lorsque nous parlons d’être à la limite entre la vie et la mort. Dans quelle mesure notre vocabulaire d’avant — celui avec lequel, hier encore, nous parvenions à nommer le monde — nous suffit-il aujourd’hui pour parler de ce qui nous fait mal ou, au contraire, nous donne des forces ? Car nous nous trouvons tous maintenant dans un endroit du langage d’où nous n’avons jamais parlé auparavant. De ce fait, notre système d’évaluation et de perception s’est déplacé, les références du sens ont été modifiées, de même que les frontières de la cohérence. Ce qui, de l’extérieur, d’un point de vue distancié, peut ressembler à des discussions autour de la mort, correspond en fait très souvent à une tentative désespérée de s’accrocher à la vie, à la possibilité que la vie continue. D’une manière générale, dans cette nouvelle réalité, brisée et décalée, où le thème de la guerre prend-il fin et où la zone de paix commence-t-elle ? Le camion frigorifique contenant des cadavres appartient-il au domaine de la paix ou de la guerre ? Lorsque l’on met les femmes en sécurité dans des zones sans bombardements, que soutient-on à ce moment-là ? Une résolution pacifique du conflit ? Le garrot tourniquet que vous avez acheté pour un soldat et qui lui sauve la vie : s’agit-il d’aide humanitaire ou d’aide aux combattants ? Et d’une manière générale, le fait d’aider ceux qui se battent pour nous, pour les civils qui se cachent dans les sous-sols, pour les enfants dans le métro, est-ce que cela dépasse les limites d’une conversation urbaine sur la gentillesse et l’empathie ? Devons-nous rappeler que nous avons le droit de continuer à exister dans le monde, ou ce droit est-il évident et indéniable ?
Il se trouve que de nombreuses choses, phénomènes et concepts nécessitent aujourd’hui, sinon une explication, du moins un rappel, une nouvelle évocation, une nouvelle définition. La guerre met généralement au jour ce que l’on a longtemps essayé d’ignorer. La guerre est le moment des questions délicates et des réponses difficiles. Cette guerre, déclenchée par l’armée russe, a soudainement entraîné toute une série de questions qui dépassent largement le cadre des relations russo-ukrainiennes. D’une manière ou d’une autre, il nous faudra aborder les sujets délicats dans les années qui viennent : le populisme et les doubles standards, l’irresponsabilité et le conformisme politique, l’éthique qui, comme on a pu le constater, a totalement disparu depuis longtemps du vocabulaire de ceux qui prennent les décisions cruciales dans notre monde. Nous pouvons dire que ces sujets ont trait à la politique, et que nous devons parler de politique. Pourtant, dans ce cas précis, le mot « politique » n’est qu’un écran, une couverture, une occasion d’éviter les angles vifs et de ne pas appeler un chat un chat. Pourtant, c’est exactement ce dont les choses ont besoin : d’être appelées par leur nom. Que les crimes soient appelés crimes. Que la liberté soit appelée liberté. Que la bassesse soit appelée bassesse. En temps de guerre, de tels lexèmes sont particulièrement expressifs et tranchants. Il est très difficile de les éviter et ne pas se blesser. Et d’ailleurs, il ne faut pas les éviter, pas du tout.
Un fait triste et révélateur : nous parlons du prix de la Paix [des libraires allemands] à un moment où la guerre a repris en Europe. Elle se déroule non loin d’ici. En réalité, elle dure depuis plusieurs années, pendant lesquelles le prix de la Paix a continué à être décerné, alors que la guerre se poursuivait. Bien sûr, la question ne porte pas sur le prix en tant que tel. La question est de savoir comment l’Europe est maintenant prête à accepter cette nouvelle réalité, une réalité dans laquelle il y a des villes détruites (avec lesquelles il était possible de faire des affaires jusqu’à récemment), une réalité dans laquelle il y a des charniers (où reposent des citoyens ukrainiens qui hier encore pouvaient venir faire du shopping dans les villes allemandes ou visiter des musées), une réalité dans laquelle il existe des camps de filtration pour les Ukrainiens des zones occupées (« camps », « occupation », « collaborateurs » : des mots qui ne sont plus guère utilisés dans le langage courant des Européens). Il s’agit aussi de la façon dont nous continuons tous à vivre dans cette réalité : avec des villes dévastées, des écoles brûlées, des livres détruits. Et avant tout, avec des milliers de morts, des gens qui, hier encore, menaient tranquillement leur vie quotidienne, faisaient des projets, réglaient leurs petits soucis, se fiaient à leur propre mémoire.
Il est important de mentionner la mémoire ici, et voici pourquoi. La guerre, ce n’est pas seulement une expérience différente. Quand on parle d’expérience, on parle de la partie superficielle, émergée, de ce qui se trouve en surface, de ce qui décrit beaucoup mais explique peu. En réalité, la guerre modifie notre mémoire, en la remplissant de souvenirs trop douloureux, de traumatismes trop profonds et de conversations trop amères. On ne peut pas se débarrasser de ces souvenirs, on n’arrivera pas à réparer le passé. À partir de maintenant, ce passé fera partie de nous, et ce ne sera pas la meilleure partie. Ce processus qui fait qu’on se retrouve figé, puis qu’on se remet à respirer normalement, cette expérience du langage qui se tait, et de la recherche d’un nouveau : c’est un processus trop douloureux pour que l’on puisse continuer à parler avec insouciance du magnifique monde que l’on aperçoit derrière la fenêtre. La poésie après Boutcha et Izioum est certainement possible, voire nécessaire. Cependant, l’ombre de Boutcha et d’Izioum, leur présence, va peser de tout son poids sur la poésie d’après-guerre et va largement déterminer son contenu et son ton. C’est une prise de conscience douloureuse mais nécessaire du fait qu’à partir de maintenant, le contexte des poèmes écrits dans notre pays sera celui des charniers et des quartiers bombardés. Bien sûr, cela n’inspire pas l’optimisme, mais cela permet de comprendre que la langue requiert de notre part un travail quotidien, une implication constante, un engagement. Après tout, qu’avons-nous dans nos mains pour nous exprimer, pour nous expliquer ? Notre langue et notre mémoire.
Dès la fin du mois de février, c’est-à-dire dès le début de ce massacre, on a clairement senti le temps perdre ses dimensions habituelles, son flux. En fait, il s’est mué en une petite rivière d’hiver qui, ayant gelé jusqu’au fond, a arrêté sa course et paralysé tous ceux qui se trouvaient au milieu du courant interrompu. Nous nous sommes retrouvés dans cet état d’intense congélation, au milieu d’une intemporalité glacée. Je me souviens très bien de ce sentiment d’impuissance : quand tu ne sens plus le mouvement, que tu te perds dans le silence, incapable de voir ce qui se trouve devant toi dans l’obscurité et le silence. Le temps de la guerre est vraiment le temps du panorama brisé, du pont détruit entre le passé et le futur, le temps de la sensation la plus aiguë et la plus amère du présent, de l’immersion dans l’espace qui t’entoure, de la concentration sur le moment qui te remplit. On y distingue certains signes de fatalisme. On cesse de faire des projets et de penser à l’avenir. On essaie avant tout de s’enraciner dans le présent, sous le ciel que l’on voit se déployer au-dessus de soi et qui est le seul à nous rappeler que le temps passe, que les jours cèdent la place aux nuits, qu’après le printemps arrivera l’été. Malgré les sentiments gelés, malgré notre engourdissement, la vie continuera à se dérouler, elle ne s’arrête pas un instant, elle qui contient toutes nos joies et nos peurs, tous nos désespoirs et nos espoirs. Ce qui vient de changer, c’est la distance entre nous et la réalité. La réalité est maintenant plus proche, elle est maintenant plus terrifiante. Maintenant, il faut vivre avec.
Quoi d’autre que le langage et la mémoire ? Quoi d’autre a changé en nous ? Qu’est-ce qui sera maintenant notre trait distinctif dans n’importe quel groupe humain, dans n’importe quelle foule ? Peut-être nos yeux. Ils absorbent le feu de l’extérieur, et une lueur ne les quittera désormais plus. C’est le regard d’une personne qui a vu au-delà du visible, qui a contemplé l’obscurité et a même réussi à y apercevoir quelque chose : ce regard sera toujours différent car des choses essentielles y s’y reflètent.
Au printemps, vers mai, nous avons fait un spectacle pour une unité militaire qui était au repos après une longue et difficile période de combat. Nous connaissons cette unité depuis longtemps : nous leur rendons régulièrement visite pour des spectacles depuis 2014. La banlieue de Kharkiv, de la verdure, un terrain de football, une petite salle polyvalente. Nous connaissons personnellement de nombreux combattants. Beaucoup d’entre eux, de vieux amis originaires de Kharkiv, ne sont partis à la guerre que ce printemps. Drôle d’impression que de les voir en uniforme, les armes à la main. Mais encore plus inhabituels sont leurs yeux : comme du métal gelé, comme du verre reflétant le feu. C’est le deuxième mois de la grande guerre, ils ont eu le temps d’expérimenter les tranchées sous le feu russe. Maintenant, ils se tiennent devant nous, ils sourient, ils plaisantent. Et ces yeux dans lesquels on lit distinctement les deux mois d’enfer. « J’ai même réussi, raconte l’un d’eux, à faire un séjour à l’hôpital. Les Russes ont tiré des obus au phosphore, j’ai été touché. Mais ça va, je suis vivant, en bonne santé. Bientôt, je retourne au front. » C’est dans un cas comme celui-là qu’on ne sait tout simplement pas quoi répondre, la langue nous fait faux bond, elle ne suffit pas, on ne fait que chercher les bons mots. Pourtant, on les trouvera à coup sûr.
Quelle sera notre langue après la guerre ? Qu’aura-t-on à se dire ? Il faudra d’abord prononcer à haute voix le nom des morts. Ils devront être nommés. Sinon, ce sera un grand écroulement du langage, un vide entre nos voix, une faille dans la mémoire. Il nous faudra beaucoup de force et de foi pour parler de nos morts. Parce que c’est de leurs noms que nous ferons nos dictionnaires. Mais il ne nous faudra pas moins de force, de confiance et d’amour pour parler de l’avenir : pour l’exprimer, le dire, en dessiner les contours. D’une manière ou d’une autre, nous devrons retrouver notre sens du temps, notre sens de la perspective, notre sens de la continuité. Nous sommes condamnés à avoir un avenir, et de surcroît nous en sommes responsables. Il est maintenant façonné par nos visions, nos croyances, notre volonté d’assumer nos responsabilités. Nous allons retrouver le sens de notre avenir, car notre mémoire est maintenant encombrée de trop de choses qui exigent que nous soyons engagés demain. Nous sommes tous reliés par ce flux qui nous porte, qui ne nous lâche pas, qui nous relie. Nous sommes tous liés par notre langue. Et même si, à un moment donné, ses possibilités semblent limitées et insuffisantes, nous serons d’une manière ou d’une autre obligés de faire appel à elle. Car c’est ce qui nous fait espérer qu’il n’y aura pas de désaccords ou de malentendus entre nous à l’avenir. La langue semble parfois faible. Pourtant, c’est souvent une source de force. Elle peut s’éloigner de vous pendant un certain temps, mais elle est incapable de vous trahir. C’est le plus important, la chose la plus cruciale. Tant que nous avons notre langue, nous avons au moins une vague chance de nous expliquer, de dire notre vérité, de mettre de l’ordre dans notre mémoire. Alors parlons et parlons encore ! Même si nos mots font mal à la gorge. Même quand ils nous font nous sentir perdus et vides. Derrière la voix se cache une possibilité de vérité. Et c’est essentiel de saisir cette chance. C’est peut-être la chose la plus importante qui puisse nous arriver à tous.
Traduit de l’ukrainien par Clarisse Brossard.
Poète, romancier, essayiste ukrainien. Écrivain culte, il est l’un des piliers de la littérature ukrainienne post-soviétique. Son dernier livre paru en français : L’internat, Noir sur Blanc, 2022. En 2014 comme en 2022, il a participé à la défense de Kharkiv, sa ville natale.