Parmi les nombreuses publications consacrées à l’Ukraine, Quand l’Ukraine se lève : la naissance d’une nouvelle Europe, dialogue entre la journaliste française spécialiste de la Russie Laure Mandeville et le philosophe ukrainien francophile et francophone Constantin Sigov, occupe une place à part, car il s’agit d’un échange à la fois intellectuel et émouvant, inspiré par la foi inébranlable du penseur en la voie européenne de l’Ukraine. Pour saisir le propos de ce livre essentiel, qui vient de paraître chez Talent Éditions, voici un long extrait de l’introduction signée Laure Mandeville.
Nous dormions. Nous, l’Occident, nous avions la tête ailleurs. À l’exception de nos amis d’Europe centrale, des Baltes et de quelques spécialistes, nous étions naïfs, aveuglés, cyniques ou tout simplement ignorants. Nous avions cru le dragon néototalitaire soviétique à terre, alors qu’il était en train de renaître des décombres de l’URSS. Bien abrités derrière un parapluie américain dont ils rêvaient pourtant de s’affranchir, nos stratèges avaient fini par se persuader d’être débarrassés de la guerre et des vents mauvais de l’Histoire pour toujours. Quelle naïveté ! D’autres étaient si concentrés sur les graves ferments de décomposition, de doute et de discorde qui travaillent nos sociétés occidentales, qu’ils n’arrivaient pas à penser les autres menaces. D’autres encore — et notamment une large part de nos diplomates et de nos politiques, empreints d’une vision romantique du « monde russe », ou profitant parfois des prébendes du régime, jugeaient Poutine fréquentable et nourrissaient même l’espoir d’un grand rapprochement stratégique avec la Russie pour faire contrepoids aux États-Unis. Ils expliquaient qu’il ne fallait pas appliquer à la Russie les codes des sociétés occidentales et trouvaient toutes les excuses au maître du Kremlin. Certains en avaient même fait leur modèle, face à l’Occident « décadent ». Quel aveuglement !
Depuis six mois, tous ces calculs et illusions se sont effondrés devant la déferlante de la guerre de la Russie poutinienne en Ukraine : le déluge du feu, les armadas de fer, les dizaines de milliers de morts, les viols, les exactions, les fosses communes, les villes transformées en tas de ruines, les discours ouvertement fascistes, les propositions de paix indécentes, les mensonges quotidiens, les assemblées Potemkine des cités occupées, et même le chantage à l’arme nucléaire. Nous vivons un désastre stratégique et découvrons enfin que nous avons un grave problème russe. Mais nous découvrons aussi, surtout, la résistance churchillienne des Ukrainiens, leurs trésors de sacrifices patriotiques, leur courage et leurs ruses, leur intelligence du combat, leur unité miraculeuse au bord de l’abîme malgré toutes leurs divisions passées et la faiblesse de leur État postcommuniste affaibli par les oligarchies et la corruption. Face à l’ouragan néo-totalitaire poutinien qui a fondu sur elle, cette nation slave longtemps restée quasiment invisible sur la carte mentale de l’Europe a soudain émergé sous nos yeux stupéfiés pour défendre sa terre et ses libertés démocratiques, devenant le facteur politique et géopolitique le plus remarquable du moment historique que nous vivons depuis le début de l’invasion de Poutine le 24 février 2022.
Nous voyons l’Ukraine se lever. Les sources et l’enjeu de cette résistance, qui sera déterminante non seulement pour l’avenir ukrainien, mais aussi pour celui de l’Europe toute entière, et souhaitons-le, un jour, celui de la Russie, sont, avec l’analyse de l’ouragan russe et de la mobilisation tardive mais encourageante de l’Occident, le thème central de ce livre-conversation avec le philosophe ukrainien Constantin Sigov, ami de Paul Ricœur, et disciple de Hannah Arendt qui a passé plus de trente ans à construire des ponts intellectuels, éditoriaux et amicaux entre la France et l’Ukraine, l’Ukraine et l’Europe (et aussi, autant que possible, entre l’Ukraine et la Russie). Pendant les six mois qui ont suivi le début de la guerre, nous avons mené une série de conversations téléphoniques pour percer le brouillard de la guerre, et déceler les lignes fortes de ce moment historique, dont nous sentons tous qu’il sera décisif pour l’avenir. Constantin a répondu à mes questions depuis Kyïv, où il est resté dans son appartement ceint de sacs de sable avec son frère, son fils et sa vieille mère de 93 ans. J’ai mené ces entretiens depuis Paris, autre « front » au calme trompeur de la guerre hybride que Poutine mène sur plusieurs terrains : en Ukraine contre la nation ukrainienne, en Russie contre son propre peuple confronté à une véritable politique de purges, d’assassinats, et d’intimidation, et en Occident où se déploie une bataille de propagande acharnée pour diviser les Européens et les convaincre de forcer l’Ukraine à accepter l’amputation de son territoire en échange d’une paix précaire et potentiellement remise en cause à tout instant. Tous nos échanges ont tourné autour du trésor de la résistance ukrainienne et sa signification cruciale pour l’avenir européen. Mais ce voyage dans l’anthropologie et l’histoire de l’Ukraine ne ressemble en rien à une promenade académique. Car le terrain historique et politique, mais aussi philosophique et moral, où Constantin Sigov entraîne le lecteur reste toujours très concret. Mû par l’urgence de formuler un antidote à la terreur qui se déploie, il permet de comprendre exactement la nature du régime poutinien et les enjeux de la résistance, la différence entre « homme rouge » resurgi du passé soviétique et nouvel « homme orange » ukrainien fuyant la zone de non-droit russe pour rejoindre le concert des nations démocratiques. Il nous ouvre les yeux sur un ouragan qui fonce non seulement sur l’Ukraine mais sur nous. « N’ayant jamais pardonné la transformation de l’empire soviétique en champ de ruines, Poutine veut voir les décombres de l’Union européenne. C’est une sorte de revanche à la Néron qui met le feu à notre civilisation », avertit Sigov.
Dire que l’Ukraine a longtemps été une Atlantide ignorée, absente de la carte mentale des Européens est un euphémisme. Je me souviens à cet égard de mon premier voyage à Kyïv en 1989, comme reporter arrivée dans les valises du président Mitterrand, qui y faisait une visite éclair pour rencontrer Mikhaïl Gorbatchev et tenter de s’entendre avec lui pour contourner la réunification de l’Allemagne. Il était allé lui dire l’attachement de la France à la pérennité… de l’Union soviétique ! Je me souviens que je bouillais d’envie d’aller à la rencontre de la population ukrainienne, dont j’avais entraperçu quelques silhouettes depuis le bus de journalistes accrédités qui nous avait acheminés à l’hôtel où avaient lieu les pourparlers. L’agenda était très serré mais je parvins à descendre dans la rue, dans la soirée, pour discuter avec quelques manifestants du mouvement nationaliste Roukh et d’un mouvement écologique lié à Tchernobyl, qui étaient venus se positionner près de l’hôtel pour attirer l’attention des journalistes. On sentait dans leurs explications un bouillonnement d’aspirations multiples, qui ressemblait d’ailleurs à celui qui traversait alors Moscou. Mais ce n’était pas le sujet de cette rencontre, en plein tumulte de la chute du mur de Berlin. L’Ukraine n’était qu’une toile de fond où le Français et le Soviétique se retrouvaient pour tenter de freiner l’Histoire en marche. L’idée que, deux ans plus tard, l’Ukraine ferait partie d’un mouvement de décolonisation plus vaste et proclamerait son indépendance ne traversait pas l’esprit des deux hommes ! Pour eux, elle n’existait pas !
Neuf mois plus tard, j’étais à Moscou. Dans une Union soviétique qui explosait déjà de toutes parts, je vis arriver un fax de Kyïv au bureau du Figaro où j’étais en reportage. Envoyé par le mouvement national ukrainien Roukh, il invitait les journalistes étrangers à participer pour trois jours à une grande fête, en la ville de Zaporijjia, aujourd’hui devenue célèbre pour les combats qui y font rage et le destin incertain de la centrale nucléaire qui y est déployée. Les organisateurs annonçaient qu’une grande célébration populaire se tiendrait à l’occasion de l’enterrement du crâne d’un ataman cosaque zaporogue nommé Tsyrko. Intriguée, je décidai de prendre l’avion. À mon arrivée à Kyïv, je fus embarquée, avec des milliers d’Ukrainiens à bord d’une armada de dizaines d’autocars, qui convergèrent vers Zaporijjia, drapeau bleu azur et jaune historique ukrainien flottant au vent. On était pourtant encore en Union soviétique ! Durant trois jours, dans une liesse et émotion touchante, les participants chantèrent à pleine voix que « L’Ukraine n’était pas encore morte », chant qui allait devenir l’hymne national du pays. Au milieu des centaines de groupes cosaques en uniforme qui défilaient, je fis la connaissance d’une foison d’intellectuels et de leaders politiques comme Viatcheslav Tchornovyl, leader de Roukh, qui aspiraient ouvertement à la souveraineté de l’Ukraine et se plaçaient résolument dans le sillage des Lituaniens qui avaient décrété leur indépendance quelques mois plus tôt. Sur les pancartes qu’ils agitaient, je découvrais des noms inconnus dont j’ignorais l’histoire et la symbolique tourmentée, et manipulée par l’historiographie soviétique : Petlioura, Bandera…
De retour à Moscou, cherchant confirmation de mes intuitions sur la signification de cette effervescence, je me rendis à l’ambassade de France pour faire part de mon étonnement et interroger le ministre conseiller de l’époque sur une possible marche de l’Ukraine vers l’indépendance. Il éclata de rire et plaisanta sur « l’imagination des journalistes ». Un an plus tard, dans la foulée du putsch raté d’août 1991, l’Ukraine proclamait son indépendance. L’épisode avait été révélateur. La diplomatie française, et plus largement occidentale, ne croyait pas à la réalité de l’Ukraine. Pour elle, cette nation n’existait tout simplement pas. Les Américains ne faisaient pas exception à la règle. George Bush père n’était-il pas allé à Kyïv, début août 1991, pour enjoindre aux Ukrainiens de rester dans l’URSS ? Même une fois l’indépendance proclamée, les Occidentaux ont peiné à mettre l’Ukraine sur leurs cartes géographiques et mentales ! On disait la construction fragile, mise en péril par l’opposition de l’Ouest, jadis partie intégrante de la Pologne, et par l’Est russophone. Ces différences n’empêchaient pas l’essentiel : l’émergence d’un acteur politique qui voulait échapper au soviétisme et à l’emprise de Moscou. La révolution orange de 2004 puis le mouvement du Maïdan en 2014 scellèrent cette aspiration à la souveraineté et à la démocratie de la société ukrainienne.
Grand reporter au Figaro, Elle a couvert, de 1989 à 2008, l'actualité en Russie, dans le Caucase et en Europe de l'Est. Elle fut la correspondante du Figaro à Moscou, de 1997 à 2000, puis, plus tard, de 2009 à 2016, à Washington. Elle est, depuis 2017, chargée des grandes enquêtes sur l'Europe et les États-Unis au Figaro.