Mark Beloroussets : « Notre espoir repose sur la voix de la littérature ukrainienne et sur sa polyphonie »

Propos recueillis par Andriï Krasniachtchykh

Mark Beloroussets est un grand traducteur de l’allemand vers le russe, qui vit et travaille à Kyïv. Il est surtout connu pour ses traductions de Paul Celan, ainsi que pour celles de Herta Müller, prix Nobel de littérature. Il a été dissident à l’époque soviétique, victime de persécutions pour ses convictions. Dans cet entretien accordé au journal Oukraïnskaïa Pravda, il évoque la « langue de la guerre » en cours, les intellectuels allemands qui prônent la « paix mondiale », et l’importance des poètes.

Alors que vos racines sont à Kyïv, vous êtes né en 1943 dans l’Oural où votre famille avait été évacuée. Vous avez dit un jour : « Pendant la guerre, un habitant de Kyïv ne pouvait naître que dans l’Oural. » En 2022, on devrait dire : « Pendant la guerre, un habitant de Marioupol ne peut naître qu’en Pologne, en Allemagne ou en France. » Lorsque vous entendez aujourd’hui les mots « collaborateur », « Gauleiter12 », « partisans », « camp de filtration », avez-vous le sentiment d’un terrible gâchis historique ?

Ce qui se produit actuellement est un retour à l’âge des ténèbres, voire pire. La Russie a orchestré un bain de sang barbare. On voit se resserrer de plus en plus autour de nous la cohorte des victimes de cette guerre.

Un bénévole, fils d’une actrice du Théâtre des personnes âgées où mon épouse monte des pièces, a été gravement blessé. Un autre, Illya Tchernilevsky, fils du poète et traducteur Stanislav Tchernilevsky, que nous connaissons bien, a été tué. Illya aussi était poète : il écrivait ses poèmes en ukrainien et ses chansons en russe, ce qui n’est pas un phénomène rare dans la littérature ukrainienne.

Les morts et les blessés, c’est le langage de la guerre qui écrit son texte, un texte qui semble sans fin. Tortures, abus, violences contre des personnes sans armes en sont les métaphores. Des destins brisés, des villes et des villages ukrainiens détruits en sont les images.

La Russie nous a imposé l’écœurant vocabulaire de la Seconde Guerre mondiale avec ses mots rouillés : bombardement, raid aérien, évacuation, déportation, occupation. Il s’agit d’un texte de style rétro qui récupère point par point celui de l’autre guerre. Il est tout aussi inepte et dégoûtant. Mais tout texte a un début et, inévitablement, une fin. La Seconde Guerre mondiale s’est terminée par le procès de Nuremberg.

Quand vous aviez trois ans, vous avez vu sur l’avenue Khrechtchatyk, à Kyïv, des prisonniers allemands échanger du savon contre du pain auprès des habitants. Votre grand-mère leur a donné son pain sans prendre le savon. Une chose pareille est-elle imaginable de nos jours, compte tenu du degré actuel de haine envers les Russes ?

Le rejet et la haine de la Russie sont devenus omniprésents en Ukraine. Presque tout le monde a son compte personnel à régler avec l’agresseur. Mais je vois également que les Ukrainiens ont des comptes à régler collectivement, pour tous ceux qui ont été tués, mutilés, rendus sans abri, volés et humiliés.

Dans un couloir de l’Institut national du cancer, un homme âgé était assis à côté de moi : il attendait son rendez-vous avec un chirurgien. Il m’a dit qu’il vivait dans un petit village de Polésie, non loin de la frontière bélarusse et de Tchornobyl. Les Russes ont pris son village en mars. L’un d’eux est entré dans sa khata3 et a immédiatement pointé sa mitrailleuse sur la trappe qui menait à la cave.

« Qui tu caches là-dedans ?

— Personne, seulement des bocaux de champignons4.

— Ouvre-moi ça ! »

Il s’est emparé des quinze bocaux qui étaient là, est monté dans son véhicule blindé et est parti. Mon Dieu ! Mais prenez cinq bocaux ! Même dix, pourquoi pas ! Mais pourquoi tout ratisser ?

Après s’être tu quelques instants, l’homme a ajouté : « Au moins ils ne martyrisaient pas les gens, comme c’est arrivé dans un village voisin5»

Bien sûr, dans cette guerre, il existe des choses bien pires encore. Pourtant, cette histoire m’a presque fait pleurer. Dans les petits villages pauvres situés près de Tchornobyl et où la moitié de la population est morte des suites des maladies traitées à l’Institut du cancer, les occupants font irruption dans les maisons, emportent le peu qu’il reste aux gens et les martyrisent.

Ma grand-mère juive, qui donnait son pain à un prisonnier allemand à Kyïv après la guerre, le cacherait sûrement à l’occupant russe, meurtrier, violeur et voleur.

Quels souvenirs gardez-vous des premières semaines de l’invasion ?

Le tout début de cette nouvelle phase de la guerre russo-ukrainienne s’échappe de ma mémoire comme quelque chose d’absurde. Les premiers jours se ressemblaient, ils furent comme un seul et même jour se répétant comme un rêve oppressant. Ne reste que la date du 24 février, le point de départ de cette folie sanglante.

La lecture constante et fiévreuse des nouvelles au son des sirènes s’est muée en une sorte de rite. Peut-être qu’inconsciemment, nous nous attendions à ce que le journal Oukraïnska Pravda nous informe que la guerre avait finalement été « annulée ». Aujourd’hui, je me rends compte que je n’arrive plus à lire en russe les informations que je parcours chaque jour sur ce site depuis 20146, alors que jusqu’au 24 février, cela m’était égal de lire dans telle ou telle langue.

Au cours de ces premiers jours, on a vu apparaître à Kyïv des barricades de sacs de sable et des barrages routiers gardés par des combattants de la Teroborona (Défense territoriale). On les saluait avec la formule officielle « Slava Oukraïni !7 », devenue soudainement si chaleureuse et réconfortante, et on leur souriait comme on sourit à de bons amis.

Nous n’allumions pas la lumière le soir, si bien que les journées déjà courtes de février et mars l’étaient encore plus.

Pour échapper à la terrible réalité, j’essayais de me réfugier dans l’espace de la traduction, de m’installer pour quelques heures dans un texte. Parfois, j’y parvenais, mais à un moment, il fallait bien retourner à la réalité, et faire tout pour aider la Défense territoriale, ne serait-ce qu’en donnant à manger aux jeunes gens, garçons et filles, qui y sont engagés. C’est ainsi que s’est déroulée la moitié du mois de mars.

C’est un cauchemar dont on n’arrive pas à se réveiller. Actuellement, ce cauchemar est hanté par les hurlements du dictateur et de ses complices qui affirment que la Russie va utiliser des armes nucléaires en Ukraine.

C’est comme un rêve dans un rêve qui semble réémerger des années 50 du siècle dernier, à l’époque où le « camarade Staline » fouettait les chevaux de la guerre froide avec une cravache nucléaire. Mais la carriole de Staline a fini par lui rouler dessus. Ses larbins se sont occupés de lui.

Je pense qu’il en sera de même avec l’actuel « Staline ». C’est alors que l’on arrivera à se réveiller.

La propagande russe est l’héritière des propagandes nazie et soviétique. Selon vous, quel est le pire mensonge que la Russie a hérité de l’Union soviétique ?

À l’époque soviétique, les dirigeants et les propagandistes soviétiques racontaient souvent le joli conte de l’union des peuples fraternels. Pourtant, il n’y avait aucune fraternité. Et les républiques, qui avaient été rattachées par la force, étaient de fait des colonies de la Russie. Le fait que ces colonies aient été situées dans la continuité géographique de la métropole ne change rien. Lorsque l’empire s’est effondré, Moscou a hérité de ce conte sur la grande fraternité des peuples.

Les « patrons » de la Russie et ses propagandistes ont répété à l’envi ce mythe sur le prétendu âge d’or de la puissance soviétique, et sur l’amour fraternel qui unissait les peuples autour de la grande Russie. Moscou était en proie à des douleurs fantômes, et les républiques devenues indépendantes « lui faisaient mal », de même qu’une personne amputée de la main ou de la jambe peut encore ressentir une douleur dans son membre disparu.

En trente années d’indépendance, la Russie n’est pas venue à bout de ces douleurs fantômes. Et c’est parce qu’en son sein, l’empire-cadavre se frappe la tête contre les parois de son cercueil. Il veut ressusciter, faire revivre le passé, tordre la roue de l’Histoire pour en inverser la marche. Une Ukraine détruite et obéissante : c’est là le dernier espoir du cadavre.

Par la voix des dirigeants et des propagandistes russes, l’empire-cadavre maudit tous les Ukrainiens, les accusant d’être des satanistes, des nationalistes et des pervers. Il lance des imprécations à l’Occident qui se vautre dans la dépravation démocratique, et menace l’Ukraine et les pays européens d’attaques nucléaires. Plus la situation se détériore sur le front, plus les patriotes télévisuels s’excitent et fulminent.

Cet empire-cadavre fait la guerre à l’Ukraine depuis mars-avril 2014. Cela fait longtemps que le nombre de victimes de cette guerre se compte en centaines de milliers. L’empire-cadavre cherche à étrangler l’Ukraine dans son étreinte. Plus les chances que cela arrive s’amenuisent, plus les zones résidentielles sont bombardées, plus il y a de décombres et de victimes civiles.

Tel un vampire, ce cadavre est connu pour se nourrir de sang frais : il est prêt à envoyer des centaines de milliers de Russes mourir en Ukraine afin que la rivière de sang ne se tarisse pas, car il n’a même pas besoin de la Russie elle-même, il n’a besoin que de ressusciter l’empire.

Mais rien ne peut ramener le cadavre à la vie. Il ne pourra ni récupérer l’Ukraine, ni retrouver grâce à elle un lugubre éclat impérial. Un mort ne peut pas ressusciter, tout comme le passé ne peut pas dominer le présent et l’avenir.

Pour la Russie d’aujourd’hui, l’image collective de l’ennemi est le banderovets (partisan de Bandera)8. C’est une tradition qui remonte aux années 40. À quel point cela fait-il écho à la propagande soviétique ?

Je n’ai pas moi-même eu l’occasion de vivre dans l’ouest de l’Ukraine, mais je sais deux ou trois choses sur cette région par des témoignages de première main.

Pour le travail, ma mère se rendait souvent dans l’oblast’ (région) de Ternopil à la fin des années 40, et là-bas, elle s’est liée d’amitié avec deux jeunes enseignantes. Après avoir obtenu leur diplôme de l’institut pédagogique de Dnipropetrovsk9, elles avaient été affectées dans l’ouest du pays, travaillant pendant trois ans dans une école de la région.

Un jour, elles se sont présentées chez nous, dans notre appartement de Kyïv, et ont demandé à être hébergées pour y passer la nuit. Elles disaient qu’elles ne retourneraient plus jamais à Ternopil, au risque d’être sanctionnées pour ne pas être allées au bout de leur affectation.

Elles ont raconté pourquoi il leur était impossible de rester. Pour la fête d’Octobre, à savoir un énième anniversaire du coup d’État bolchevique, les instructions du raïkom (comité de district) du Parti étaient les suivantes : célébrer la fête en grande pompe avec les enfants, et annoncer qu’il n’y aurait pas école ces jours-là. Pendant la nuit, « ceux » du maquis10 ont donné leurs instructions : « Vous êtes fous ou quoi !! Pas de fêtes soviétiques pour nous ! Les enfants iront en classe11 ! »

À Noël, le raïkom a de nouveau donné une instruction stricte : ne pas aller à l’église, sinon les organes de répression s’en prendraient à vous. Et ceux du maquis ont donné leurs instructions à leur tour : « Vous êtes fous ! Vous n’avez pas de Dieu dans votre cœur ? Il s’agit de la sainte fête de Noël ! Les enfants doivent aller à l’église ! Attention à vous si vous osez faire cours ce jour-là12 ! »

Quand ce n’étaient pas les uns, c’étaient les autres. Elles avaient donc décidé de s’enfuir.

Au début des années 80, Semion Glouzman, un dissident ukrainien qui avait passé dix ans dans un camp de Perm et en exil m’a raconté qu’au camp, il allait toujours prendre conseil auprès des banderovtsy qui purgeaient leurs interminables peines.

C’étaient des gens calmes, pleins de sagesse et de bienveillance. Leurs vies avaient été mutilées parce qu’ils s’étaient battus au premier sens du terme, les armes à la main, pour une Ukraine indépendante et libre. Leurs conseils permettaient de survivre dans les dures conditions des camps brejnéviens. Plus tard, Glouzman a évoqué ces souvenirs dans son livre Dessins de mémoire, ou Mémoires d’un dissident libéré13.

Je me souviens aussi de l’histoire de la famille d’une actrice ukrainienne qui était originaire de la région de Ternopil. À la fin des années 40, sa mère a été exilée en Sibérie avec son fils, alors nourrisson, et son mari. Sa mère avait deux frères : l’un était policier, l’autre était combattant de l’UPA14. Lorsque le frère policier a suggéré à sa sœur, et à d’autres membres de la famille habitant dans le même village, de se rendre au selsoviet (conseil de village) pour faire ses derniers adieux à son frère, le banderovets, elle fut la seule à oser y aller.

Dans la cave du selsoviet gisaient, ligotés, des combattants de l’UPA qui avaient été violemment tabassés. Ils avaient été repérés par les policiers et les yastrebky15. Parmi les combattants de l’UPA se trouvait l’oncle de la future actrice, le frère de sa mère. Ils ont été fusillés le lendemain…

Le poète et traducteur redonne du sens aux mots « usés » en appelant les choses par leur nom : en nommant la guerre, le génocide, l’effondrement économique. La tâche du propagandiste est inverse : la guerre devient une « opération spéciale », le génocide devient une « dénazification », et l’effondrement économique devient une « croissance négative ». Que pense le traducteur de ces exemples de novlangue russe ?

La novlangue russe avec la substitution des concepts qui la caractérise est un langage de la mort. Si l’on prolonge la liste qui comporte déjà des expressions comme « émerger de l’eau dans le sens inverse » (au sujet du croiseur Moskva)16 ou « lutter négativement contre un incendie » (pour parler d’explosions), on tombe tout au bout de la liste sur un concept de « vie inversée » : une vie « négative » au sens où on lui aurait adjoint le signe mathématique « moins ». Et enfin, la « dénazification » qui consiste à me sauver, moi qui suis russophone, et d’autres personnes comme moi, de l’oppression, revient en fait à détruire des villes et des villages, notamment dans le sud et l’est de l’Ukraine où la plupart des Ukrainiens ont le russe comme langue maternelle, et à assassiner des milliers de civils. Dans le dictionnaire de cette novlangue, le mot « libération » signifie la conquête territoriale, le pillage, la violence, la torture et le meurtre de personnes sans armes.

Je vois la Russie d’aujourd’hui comme une Égypte ancienne égarée au XXIe siècle, avec son culte des morts. Sur la place principale de la ville principale se trouve la chambre funéraire-mausolée du pharaon Lénine, mort il y a cent ans. Notons que la population n’y va plus pour lui rendre hommage. En revanche, en décembre, on voit se former de longues files d’attente devant la tombe du pharaon Staline17, sur l’ordre duquel des millions de personnes ont été anéanties.

Dans les médias allemands, on voit régulièrement paraître des lettres ouvertes d’« intellectuels occidentaux » exhortant leurs dirigeants politiques à permettre à Poutine de « sauver la face ». L’un des plus grands philosophes de notre époque, Jürgen Habermas, appelle à des compromis afin d’éviter une Troisième Guerre mondiale. De manière intéressante, ces « colombes de la paix » sont particulièrement nombreuses en Allemagne. De quoi s’agit-il ? De ce fameux sentiment de culpabilité ?

Je ne suis pas un politicien, donc tout ce que je vous dis n’engage que moi, c’est ma vision subjective.

Les intellectuels allemands, de même que tous les Allemands, ont très peur d’une nouvelle guerre mondiale. Cette peur, enfouie quelque part dans leur subconscient, semble avoir été transmise par leurs grands-parents traumatisés par les bombardements et les années de disette qui ont suivi. À l’époque, comme me l’a raconté une artiste allemande, ils se réjouissaient lorsqu’ils recevaient des Américains une paire de bas et une boîte de café.

N’est-ce pas pour cette raison que leurs petits-enfants, les intellectuels allemands d’aujourd’hui, en viennent à se vanter légèrement de l’aversion qu’ils ressentent depuis longtemps, depuis les années 90, pour l’Amérique ? La plupart d’entre eux sont de gauche, ou prétendent l’être. L’Amérique, disent-ils, est arrogante, trop à droite et cherche à dominer l’Europe et le reste du monde.

Au milieu des années 90, Bill Clinton, alors président des États-Unis, a fait un déplacement à Berlin. J’y étais à ce moment-là, et je me suis retrouvé par hasard dans une brasserie où des « gauchistes » barbus buvaient de la bière, installés à une longue table. Un autre membre de leur groupe les a rejoints et, dès son arrivée, a annoncé : « Je sais pourquoi il est là. Il se pointe pour montrer qui est le patron en Europe. »

La gauche est favorable à la Russie depuis les années 90, selon la maxime « L’ennemi de mon ennemi est mon ami ». Et les Russes détestent les « Amerloques », et « l’Occident pourri ». Le fait que la Russie campe depuis longtemps sur des positions d’extrême droite ne les gêne pas. Cette gauche-là ne prête aucune attention à l’Ukraine, reprenant en boucle les mantras de la propagande russe. Après tout, c’est l’Amérique qui mène une guerre contre la Russie en se servant de l’Ukraine comme couverture. D’où leur conclusion : il n’est pas nécessaire d’aider l’Ukraine en lui fournissant des armes, nous avons besoin qu’elle fasse la paix avec la Russie quelles que soient les conditions, et c’est ainsi que nous éviterons la Troisième Guerre mondiale.

Dans le conte de Gorki18, le petit moineau s’exclame : « Pourquoi les arbres se balancent-ils ? Qu’ils s’arrêtent, alors il n’y aura pas de vent. »

Le terme « bon Allemand » est une expression qui s’est répandue après la Seconde Guerre mondiale pour désigner les Allemands qui « ne savaient rien » des crimes du nazisme : ils ne faisaient que travailler et s’occuper de leur famille. Aujourd’hui, on parle beaucoup des « bons Russes ». Quel est votre regard sur ce parallèle ?

Un jour, c’était à l’époque où la RDA existait encore, j’étais dans le train pour Weimar et j’ai regardé par la fenêtre tout le long du trajet. Mais je n’ai pas réussi à apercevoir l’ancien camp de concentration de Buchenwald, qui a été transformé en musée.

À Dresde, j’en ai parlé à une amie. « Il est possible, ai-je supposé, que les habitants de Weimar n’aient pas remarqué le camp de concentration situé à proximité de la ville et qu’ils n’aient pas entendu parler des crimes horribles qui s’y déroulaient. »

Elle m’a répondu : « Tu ne l’as pas vu parce que tu es un étranger et que tu ne savais pas où regarder. Quant à eux, ils n’ont pas remarqué Buchenwald parce que, comme d’autres Allemands dont on pourrait dire qu’ils n’étaient pas impliqués dans le régime, ils ne voulaient rien savoir des camps de concentration, des fusillades, des tortures et des expériences médicales menées sur des gens. »

C’est ainsi que la génération des « enfants de la guerre » jugeait leurs parents, les « bons Allemands » qui ne savaient soi-disant rien du Troisième Reich dans lequel ils vivaient. Cette conversation a eu lieu quarante ans après la guerre. Je ne propose pas que nous attendions quarante ans pour condamner les « bons Russes ». Mais l’expression « un bon Allemand » me rappelle immédiatement la rengaine utilisée sur le front soviétique entre 1941 et 1945 : « Un bon Allemand est un Allemand mort. »

Aujourd’hui, nous entendons et lisons dans des interviews et des commentaires : « Un bon Russe est un Russe mort. » Ceux qui sont en première ligne ont le droit de dire une chose pareille, en tant que généralisation d’une expérience si durement acquise : si tu ne tues pas, ils te tueront. Mais pour ceux qui sont loin du front, qui sont à l’arrière, cette phrase n’est qu’une bravade vulgaire et sans valeur. En fait, nous ne devrions pas nous lancer dans un débat sur la question de savoir si les bons Russes existent ou non. Qu’est-ce que cela peut bien nous faire aujourd’hui, alors que chaque jour des missiles détruisent nos villes et que l’armée russe déverse ses mines dans nos champs.

Le poète Paul Celan, que vous aimez tant, vivait à Tchernivtsi lorsque les troupes soviétiques ont occupé la Bessarabie et la Bucovine du Nord en 1940, arrachant ces territoires à la Roumanie. L’armée soviétique disait : « Nous sommes venus vous sauver du capitalisme, nous allons vous montrer ce qu’est le paradis soviétique pour les ouvriers et les paysans. » Trouvez-vous une analogie avec ce qui se passe actuellement dans le sud et l’est de l’Ukraine ?

Ce n’est que dans les années quatre-vingt que je suis allé pour la première fois dans l’ouest de l’Ukraine, à Tchernivtsi.

Je commençais tout juste à traduire des poèmes de Paul Celan, l’un des poètes les plus importants du siècle dernier. Il est né à Tchernivtsi et y a vécu la première moitié de sa courte vie. Cette ville, autrichienne puis roumaine, a connu deux périodes soviétiques : une courte en 1940, et une longue de 1944 jusqu’à l’indépendance de l’Ukraine. Entre les deux, il y a eu l’occupation germano-roumaine, avec toutes les conséquences que cela a impliquées pour cette ville ukraino-juive.

Le pouvoir soviétique n’a pas été en reste. En 1940, il s’est tout de suite mis à arrêter et déporter dans des camps sibériens les militants de divers partis, les hommes d’affaires, les professeurs d’université, bref, les « éléments étrangers » pour reprendre la terminologie soviétique consacrée.

Lorsque l’armée soviétique s’est réinstallée à Tchernivtsi en 1944, tout a recommencé de la même manière : arrestations, rayons vides dans les magasins, persécution de toute pensée dissidente, confiscation des livres « nuisibles », impression de journaux et magazines remplis de mensonges et d’odes passionnées adressées à l’État des ouvriers et des paysans.

De nos jours, il suffit de remplacer le mot « soviétique » par le mot « russe » pour obtenir le paradis promis par Poutine, dans les villes et villages occupés.

Paul Celan n’a pas voulu rester sous le pouvoir des « libérateurs » soviétiques à Tchernivtsi et est parti en Autriche. Puis, en 1948, alors qu’il avait déjà obtenu la nationalité autrichienne, il a quitté ce pays, car les troupes soviétiques s’y trouvaient. Dans le même temps, Celan était accablé par le fait que la langue de sa poésie, l’allemand, était la même que celle de l’agresseur qui avait exterminé sa famille et son peuple. Ressentez-vous aujourd’hui les sentiments de Celan à l’égard de la langue russe ?

L’une des causes qui l’ont fait quitter Vienne pour Paris est peut-être qu’il ne pouvait pas vivre dans un pays où l’allemand de la vie quotidienne avait absorbé le vocabulaire nazi. Cela l’empêchait de chercher de nouveaux moyens d’expression, un nouveau langage poétique pour ses poèmes.

Et là, on peut voir des similitudes avec la situation actuelle dans laquelle on parle du russe comme de la langue de la guerre, comme de la langue des envahisseurs et des pillards.

Aujourd’hui, on entend des déclarations publiques selon lesquelles la langue russe devrait être abandonnée. Mais, il ne faut pas oublier qu’il y a une langue russe en Ukraine qui est la langue maternelle de millions de personnes. Il existe une littérature ukrainienne d’expression russe à Odessa, Kharkiv et Kherson. Ces millions de personnes ne peuvent pas aller à Paris pour nettoyer leur langue que la propagande de Poutine a polluée et transformée en langue de guerre et de violence.

L’Ukraine possède une littérature d’expression russe qui appartient à la littérature ukrainienne perçue dans sa dimension multiethnique. On doit commencer l’énumération par Nikolaï Gogol, puis mentionner Isaac Babel, Edouard Bagritski, ainsi que toute l’école littéraire d’Odessa.

Les écrivains Viktor Nekrassov, Myron Petrovsky, Volodymyr Kisselev, les poètes Leonid Vycheslavsky et Leonid Kisselev qui écrivaient tant en russe qu’en ukrainien, ont vécu et travaillé à Kyïv dans la seconde moitié du siècle dernier. À Kharkiv, on citera, entre autres, le poète Boris Tchytchybabine. De nos jours, à Odessa, Boris Khersonsky et Lioudmila Khersonska composent et publient de la poésie. Iya Kiva et Natalka Beltchenko, deux poétesses de Kyïv, écrivent en ukrainien et en russe.

Je sais pertinemment que cette liste ne se limite pas à quatre poètes. Tous ont des lecteurs. Et pourquoi pas ? En effet, des millions d’Ukrainiens considèrent bien le russe comme leur langue maternelle… Pourquoi devrions-nous nous priver de notre littérature ukrainienne d’expression russe et la céder à un vieux tonton qui non seulement n’est pas du tout de notre famille, mais qui en plus est notre ennemi ?

Quant aux classiques russes, y compris ceux du XXe siècle, leurs œuvres appartiennent à toute l’humanité, comme la poésie de Taras Chevtchenko, les œuvres de Lessia Oukraïnka et d’Ivan Franko.

Dans des lettres du camp qu’il adresse à sa femme et à son fils, Vassyl Stous19 cite le Poème de la fin de Marina Tsvetaeva dans la langue originale, puis analyse en ukrainien le style de Tsvetaeva et le contenu du poème. Au passage, il souligne le talent de la poétesse. Dans un autre courrier, il analyse des lettres de Pouchkine, évoque ses poèmes. Pour lui, en tant que poète, la poésie transcende les barrières linguistiques. Nous devrions peut-être réfléchir à la création d’un espace commun pour la grande littérature.

Aujourd’hui, on aime citer Theodor Adorno qui a parlé de l’impossibilité pour la poésie d’exister après l’Holocauste. Celan a donné un nouveau langage et un nouveau rythme à la poésie issue de la guerre. Mais la guerre, qui s’était immiscée en lui si profondément, a fini par le tuer, vingt-cinq ans plus tard. Après la guerre, nous aurons tous à vivre le dilemme de Celan, en cherchant des intonations qui nous permettent de surmonter le silence. Y a-t-il un moyen de s’en sortir ?

En 1949, Theodor Adorno déclare qu’« écrire un poème après Auschwitz est barbare ». Par la suite, il se dédira de cette déclaration en écrivant en 1966 : « La sempiternelle souffrance a autant de droit à l’expression que le torturé celui de hurler ; c’est pourquoi il pourrait bien avoir été faux d’affirmer qu’après Auschwitz il n’est plus possible d’écrire de poèmes. »

Aujourd’hui, l’Ukraine, torturée, crie par la voix de ses poètes. Mais les mots fondamentaux seront prononcés lorsque la guerre sera terminée et que les chemins empruntés par les troupes seront recouverts d’herbe. La poésie ukrainienne survivra au nom de cette parole, la plus importante et essentielle qui soit.

Paul Celan était atteint d’une maladie mentale incurable. On ne saura jamais ce qui a provoqué cette maladie, celle qui l’a poussé à se jeter dans la Seine : la mort de ses parents dans un camp de concentration, la guerre et l’Holocauste, ou bien quelque chose de plus individuel. Cette douleur, il avait pourtant réussi à l’exprimer dans ses vers. Il est possible que sa parole poétique ait contribué pendant quatre-vingts ans à faire obstacle à une grande guerre en Europe.

Notre espoir repose maintenant sur la voix de la littérature ukrainienne, et sur sa polyphonie.

Traduit du russe et annoté par Clarisse Brossard.

Version originale.

Historien de la littérature et critique littéraire ukrainien.

Notes

  1. Haut grade de la hiérarchie de l’appareil administratif nazi, responsable régional. Sauf mention contraire, toutes les notes sont de la traductrice
  2. .
  3. Maison traditionnelle en Ukraine et au Bélarus.
  4. En ukrainien dans le texte.
  5. En ukrainien dans le texte.
  6. Le journal Oukraïnska Pravda est publié en trois langues : ukrainien, russe et anglais.
  7. « Gloire à l’Ukraine ! »
  8. À partir de 1944, les banderovtsy se sont battus, pendant plus de dix ans, contre l’occupation soviétique de l’Ukraine occidentale, pour une Ukraine indépendante.
  9. Actuelle ville de Dnipro, située à l’est de l’Ukraine.
  10. Allusion à la résistance armée antisoviétique en Ukraine qui s’est prolongée jusque dans les années 50.
  11. En ukrainien dans le texte.
  12. En ukrainien dans le texte.
  13. Titre original : Rissounski po pamiati ili vospominania otsidenta, Kyïv, éd. Dmitri Bourago, 2012.
  14. UPA : sigle ukrainien de Oukraïnska povstanska armia (Armée insurrectionnelle ukrainienne), branche armée de la lutte antisoviétique et indépendantiste en Ukraine occidentale.
  15. Combattants des bataillons d’extermination du NKVD composés de militants du Parti et du Komsomol. [Note de la rédaction d’Oukraïnskaïa Pravda.]
  16. Après la perte par la Russie du croiseur Moskva, coulé en avril 2022 dans la mer Noire par des missiles Neptune ukrainiens, le conseiller présidentiel ukrainien Oleksiy Arestovitch avait publié le commentaire humoristique suivant : « Le croiseur Moskva, navire amiral de la flotte russe de la mer Noire, a émergé de l’eau dans le sens inverse non loin de l’île où on l’avait envoyé se faire f… »
  17. Pour commémorer l’anniversaire de la naissance de Staline, le 18 décembre 1878.
  18. Titre original du conte : Vorob’ichko.
  19. Grand poète et dissident ukrainien, qui a passé vingt-trois ans dans des camps soviétiques. Il est mort en détention, en septembre 1985.

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