Notre collaboratrice Zara Mourtazalieva continue de recueillir les témoignages d’Ukrainiens de différentes régions pour dresser un portrait d’ensemble de l’Ukraine combattante. Voici le récit, à la première personne, d’une enseignante originaire de l’est du pays.
Je m’appelle Elena Znatkova. J’ai 50 ans et je suis diplômée de l’université pédagogique de Louhansk. Je suis aussi titulaire d’un diplôme d’études supérieures de l’institut régional d’administration publique de Kharkiv. Je suis divorcée et j’ai une fille.
En ce qui concerne la guerre, tout a commencé pour moi en 2014. Depuis, je vis avec un sentiment de douleur incessant. Je travaillais à l’administration régionale de Louhansk, au département de l’éducation et de la science, où je supervisais les établissements d’enseignement supérieur de la région. Quand la guerre de 2014 a éclaté, on m’a chargée de contrôler l’évacuation de tous les établissements d’enseignement supérieur vers les territoires sous contrôle ukrainien. Je servais donc en quelque sorte de ligne téléphonique d’urgence pour les étudiants et enseignants de la zone de combats. Il fallait assurer le transfert des établissements d’enseignement supérieur dans des villes des régions de Louhansk, de Donetsk et de Kharkiv. Ce fut l’été le plus difficile de ma vie.
Les militaires russes essayaient par tous les moyens de nous obliger, nous autres fonctionnaires, à prêter serment par écrit à la « République populaire de Louhansk » et à travailler pour eux. Je n’avais aucune intention d’obéir aux ordres de cette « République », ni d’en devenir citoyenne. Pendant quatre mois, je me suis cachée de ces gens. J’ai décidé de partir quand, le 2 août 2014, une roquette russe a touché un avion de transport militaire ukrainien avec un équipage de Vinnitsa. Les pilotes se sont catapultés sous mes yeux. L’avion s’est écrasé tout à côté de chez moi, et des débris sont tombés à quelques centaines de mètres. Le lendemain, je suis partie. Le seul endroit où je pouvais aller était Kharkiv.
Tous les « couloirs d’évacuation » qui étaient annoncés empruntaient l’itinéraire Louhansk-Krasnodon. À cette époque, une colonne de réfugiés avec des enfants avait été mitraillée près de Khriachtchevatoyé. Comme je ne voulais pas exposer ma fille à ce risque, j’ai pris des « chemins de contrebandiers » pour franchir clandestinement la frontière entre la Russie et l’Ukraine.
Pour aller à Kharkiv, il fallait passer par la Russie. J’avais vu ces « camps de filtration », sur lesquels on a beaucoup écrit récemment. On y amenait les réfugiés des régions de Louhansk et Donetsk. Ma fille et moi avions mis plus de trois jours pour atteindre Kharkiv. Nous n’avions pour tout bagage qu’un petit sac où nous avions mis nos papiers. Les Russes m’avaient pris mon travail et ma maison ; ils m’avaient séparée de mes parents qui, du fait des circonstances et en raison de leur état de santé, n’avaient pu partir avec moi. Ils étaient restés dans les territoires occupés et, pendant les huit années suivant mon départ, nous n’avions pu ni nous voir ni communiquer. Pas une seule fois.
En 2022, j’occupais à Kharkiv le poste de responsable de l’antenne régionale du ministère des Anciens Combattants. Dans la nuit du 23 au 24 février, je n’ai pratiquement pas fermé l’œil parce que je sentais dans mon for intérieur qu’il allait y avoir une attaque massive. Je savais ce qu’il fallait faire et, à 5 heures du matin, j’étais au bureau pour détruire les fichiers que nous avions, toutes les données personnelles, tous les registres où figuraient les noms des personnes dont nous nous occupions, c’est-à-dire les anciens combattants de 2014 et les familles de ceux qui étaient tombés au combat.
Depuis 2014, je ne craignais plus le fracas des explosions et des tirs. Figurez-vous qu’on peut s’y habituer. Je savais déjà ce qui se passait, quoi faire, comment se protéger — et protéger ma fille — dans l’appartement. J’ai préparé mon sac à dos « d’urgence » et fait des réserves d’eau et de nourriture. J’avais connu une situation analogue en 2014. Je n’ai donc pas perdu la tête et ai fait tout pour que nous soyons calmes et protégées au mieux.
En quoi les événements de 2022 différaient-ils de ceux de 2014 ? Ce qu’ils avaient en commun, c’étaient bien sûr les explosions, la tension, les commerces fermés. La ville était déserte et les orbites creuses de ses yeux avaient quelque chose d’effrayant. Jusqu’au dernier moment, personne ne voulut croire qu’une grande guerre allait commencer.
Ce qui m’a le plus frappée dans cette guerre, c’est le recours à l’aviation contre les populations civiles. Je ne sais même pas pourquoi ça m’a tant choquée. Peut-être parce qu’il me semblait que les bombardements et le bruit des avions de chasse appartenaient à la Seconde Guerre mondiale. Je n’oublierai jamais les canonnades permanentes, les alertes aériennes ni notre situation d’horrible impuissance.
Après le 24 février, je suis restée à mon poste et j’ai continué à travailler. Comme je ne pouvais m’acquitter de ma tâche de chez moi ou dans mon bureau, on m’a donné une chambre dans un hôpital, où je me suis installée avec mon chat et ma fille. C’est là que nous avons vécu. Jusqu’au moment où, du fait de la tension nerveuse constante, ma fille a perdu l’usage de ses jambes et ne s’est plus levée du lit. Le 12 mars, les militaires nous ont mises dans un train d’évacuation pour Lviv. De ma vie, je n’ai rien vu d’aussi affreux. Des milliers d’enfants et d’adolescents, des mères psychologiquement traumatisées, tous debout ou assis sur le sol jusque dans les toilettes d’un train bondé. Nous roulions presque sans arrêt. À un moment, l’eau a manqué et, quand nous nous arrêtions dans des petites gares, les gens criaient : « De l’eau ! De l’eau ! »
Nous avions tous quitté nos habits parce que nous étions serrés à en étouffer. En tout, le voyage a duré dix-huit heures. Nous sommes arrivés à Lviv de nuit, et c’est alors seulement que j’ai respiré parce que je ne sentais plus de menace. Mes collègues m’avaient trouvé un logement à quelques dizaines de kilomètres de Lviv, chez une famille qui nous a accueillis avec ma fille et mon chat.
Le lendemain, nous avons entendu encore des explosions. Les Russes avaient tiré un missile sur le terrain militaire de Yavorov. J’ai perdu la tête, prise de panique. La veille encore je me croyais en sécurité, et voilà qu’il y avait de nouveau des explosions. Je n’en pouvais plus.
J’étais tout simplement brisée. Je ne voyais plus ce qu’il fallait faire. Il fallait repartir. Quelques jours plus tard, nous sommes arrivés à la frontière polonaise, puis ce fut Tallinn. En Estonie, j’ai vu que le soutien à l’Ukraine était sans faille. Cela m’a impressionnée. Mais j’étais épuisée, je pleurais, je n’avais plus la force. J’ai fait un AVC. Pendant un mois et demi, j’ai dû réapprendre à marcher. Je voulais me remettre le plus vite possible et retourner en Ukraine. J’ai compris que la guerre est affreuse, mais qu’elle est encore plus affreuse loin de son pays. Une fois remise, je suis partie pour Kyïv, où maintenant je travaille dans un ministère. Je suis revenue dans mon pays et c’est précisément ce retour qui m’a donné des forces, de l’inspiration et la confiance que tout irait bien. Je travaille beaucoup et essaie de tout faire pour hâter la fin de la guerre.
Dès 2014, j’ai senti la valeur de chaque heure, de chaque minute de ma vie. Je chérissais les gens qui m’entouraient, j’essayais de les soutenir et d’accompagner ceux qui avaient besoin d’aide. Je me consacrais sans compter à mes anciens étudiants, à mes anciens professeurs, à mes collègues. À la guerre, on comprend que rien n’est aussi fragile que la vie humaine, et qu’il n’y a rien de plus important.
Pourtant, tout n’a pas été aussi simple. Pendant ces années-là, entre 2014 et 2022, nous recevions à Kharkiv les chaînes de télévision russes, qui nous assommaient de leur propagande sur le « monde russe ». Honnêtement, je détestais ces présentateurs et ces politiciens ukrainiens pro-russes qu’on voyait à l’écran, et je savais que des milliers d’habitants de Kharkiv les regardaient. Je me souviens aussi que lorsque nous étions allés au défilé des costumes nationaux ukrainiens dans le centre-ville, il y avait eu des gens pour nous siffler. Alors, oui, la propagande russe s’activait et il y avait des gens qui l’approuvaient.
Mais nous avons été les plus forts : plus forts que Poutine, plus forts que la propagande, plus forts que les politiciens vendus. Je ne peux pas ne pas être fière des Ukrainiens, mais il faut savoir que le combat pour la liberté n’a pas commencé en 2014, comme on le dit communément, mais sur la place de Maïdan en 2004-2005 dont, pour une raison que j’ignore, on ne parle plus guère.
Pour que l’Ukraine l’emporte, il ne suffit pas qu’elle reçoive des armes et un soutien économique. Il faut malheureusement que nous tirions toutes les leçons de notre triste expérience et que nous apprenions à les appliquer à la vie réelle. Ce savoir peut nous sauver. Il importe que les agents de l’État sachent informer, aider, secourir et accompagner ceux qui ont été victimes de la guerre, qu’ils sachent organiser une évacuation, répartir l’aide alimentaire, faire en sorte qu’il n’y ait pas de files d’attente et que celles-ci ne soient pas les cibles des roquettes russes. C’est à cette fin que j’ai réalisé un cours vidéo intitulé « Normes internationales relatives à l’aide aux personnes en cas de conflit armé ». Je souhaite beaucoup que ce film soit vu par tous les responsables de nos services et que chacun, à sa place, ait les compétences requises pour agir en cas de conflit armé ou pour anticiper les menaces. Plus vite on aura appris à réagir, plus on pourra sauver de vies.
Traduit du russe par Bernard Marchadier.