Le 9 décembre, la cour de Moscou a condamné Ilia Iachine, ancien député municipal et opposant au Kremlin, à huit ans et demi de colonie pénitentiaire pour avoir diffusé de « fausses informations » au sujet de l’armée russe « par haine politique ». C’est en raison d’une vidéo diffusée en direct sur sa chaîne YouTube en mai, dans laquelle Iachine dénonçait le meurtre de civils à Boutcha, que des poursuites contre lui ont été engagées. Dans sa dernière déclaration au tribunal, le 7 décembre, Iachine s’est adressé à Poutine.
Mesdames et messieurs, cher auditoire,
Vous admettrez que l’expression « dernière déclaration de l’accusé » sonne de façon très lugubre. C’est comme si, une fois que je me serai exprimé, on allait me clouer le bec et m’empêcher de parler pour toujours. Chacun comprend que c’est justement le sens qu’elle porte. Je suis isolé de la société et emprisonné parce qu’on veut que je me taise. Parce que notre parlement a cessé il y a quelque temps d’être un lieu de débat, et que la Russie entière doit désormais acquiescer sans broncher à tous les agissements du pouvoir.
Mais j’en fais la promesse : tant que je serai en vie, jamais je ne m’y résignerai. Ma mission est de dire la vérité. Je l’ai dite sur les places de nos villes, dans les studios de télévision, à la tribune de député. Je ne renoncerai pas à la vérité, même derrière les barreaux. Car comme l’a dit l’un de nos grands écrivains1 : « Le mensonge, c’est la foi des esclaves ; la vérité, c’est le dieu des Hommes libres ! »
Pour commencer mon discours, je voudrais m’adresser à la cour. Votre Honneur, je vous suis reconnaissant pour la manière dont a été organisé ce procès. Vous l’avez voulu public, vous l’avez ouvert à la presse et aux visiteurs, vous m’avez laissé m’exprimer librement et vous avez laissé mes avocats faire leur travail. Vous n’avez pourtant rien fait d’exceptionnel, a priori : c’est comme cela que doivent fonctionner les tribunaux dans n’importe quel pays normal. Mais sur le champ calciné de la justice russe, ce procès semble particulièrement vivant. Et croyez-moi, j’apprécie.
Je vais vous dire très franchement, Oksana Ivanovna : vous-même me laissez une impression inhabituelle. J’ai observé votre écoute attentive de l’accusation et de la défense, vos réactions à mes mots, vos doutes et vos réflexions. Pour le pouvoir, vous n’êtes qu’un rouage du système, qui doit remplir docilement sa fonction. Toutefois, j’ai en face de moi une personne vivante, qui ôtera ce soir sa robe de magistrat et s’en ira faire ses courses dans le magasin où ma mère achète du fromage blanc. Et je suis persuadé que les mêmes problèmes nous préoccupent, vous et moi. Je suis sûr que, tout comme moi, vous êtes bouleversée par cette guerre et suppliez que ce cauchemar s’arrête le plus vite possible.
Vous savez, Oksana Ivanovna, j’ai un principe, et je m’y tiens depuis de nombreuses années : fais ce que tu dois, advienne que pourra. Lorsque les actions militaires ont commencé, je n’ai pas douté une seule seconde de ce que je devais faire. Je devais rester en Russie, je devais dire tout haut la vérité et je devais de toutes mes forces tenter d’interrompre ce carnage. Je souffre physiquement de savoir que tant de gens sont morts dans cette guerre, que tant de destins ont été mutilés, que tant de familles ont perdu leur maison. Cela, il n’est tout simplement pas possible de l’accepter. Et je vous le jure, je ne regrette rien. Je préfère passer dix ans derrière les barreaux et rester un homme droit que de me taire et me consumer de honte devant le sang que fait couler notre gouvernement.
Bien entendu, Votre Honneur, je n’attends pas de miracle. Vous savez que je ne suis pas coupable, quant à moi, je sais que ce système fait pression sur vous. Il est évident que vous devrez me déclarer coupable. Mais je ne vous en veux pas et je ne vous souhaite rien d’autre que le meilleur. Cependant, essayez de faire tout ce qui est en votre pouvoir pour que ne soit pas commise une injustice. Rappelez-vous que votre jugement n’influera pas seulement mon destin personnel, mais qu’il s’agit d’un verdict rendu à l’ensemble de celles et ceux qui, dans notre société, veulent vivre en paix et de façon civilisée. Cet ensemble auquel, peut-être, vous appartenez vous aussi, Oksana Ivanovna.
Je souhaiterais également utiliser cette tribune pour m’adresser au président de la Russie, Vladimir Poutine. À l’homme qui est responsable de cette guerre, qui a signé cette loi relative à la « censure de guerre » et qui a décidé de m’envoyer en prison.
Vladimir Vladimirovitch,
En voyant les conséquences de cette guerre monstrueuse, vous prenez certainement vous-même conscience de la lourde erreur que vous avez commise le 24 février. Notre armée n’est pas accueillie à bras ouverts. On nous qualifie de bourreaux, d’occupants. On associe désormais pour de bon à votre nom les termes de « mort » et de « destruction ».
Vous avez causé un mal terrible au peuple ukrainien, qui ne nous le pardonnera probablement jamais. Or vous faites la guerre non seulement aux Ukrainiens, mais aussi à vos propres compatriotes.
Vous envoyez dans l’enfer des combats des centaines de milliers de citoyens russes ; nombre d’entre eux ne reviendront jamais, il ne restera que leurs dépouilles. Beaucoup seront mutilés pour le restant de leurs jours et perdront la tête à cause de ce qu’ils ont vu, de ce qu’ils ont vécu. Pour vous, cela ne représente qu’un taux de perte, des lignes de chiffres. Mais pour de nombreuses familles, c’est la douleur insupportable d’avoir perdu un mari, un père, un fils.
Vous privez les citoyens russes de leur maison.
Des centaines de milliers de nos compatriotes ont quitté leur pays parce qu’ils ne voulaient ni tuer, ni être tués. On vous fuit, Monsieur le Président. Vous vous en rendez compte, tout de même ?
Vous sapez les bases de notre sécurité économique. En détournant l’industrie pour des besoins militaires, vous tirez notre pays vers l’arrière. Les chars et les canons redeviennent la priorité, et notre réalité, de nouveau, n’est plus que pauvreté et non-droit. Auriez-vous oublié que ce genre de politique a déjà mené notre pays à sa perte ?
Mes mots sonneront peut-être comme un cri dans le désert, mais je vous en conjure, Vladimir Vladimirovitch, mettez immédiatement un terme à cette folie. Il faut reconnaître que la politique menée vis-à-vis de l’Ukraine est une erreur, retirer les troupes de son territoire et s’engager sur la voie d’une résolution diplomatique du conflit.
Rappelez-vous que chaque jour supplémentaire de guerre fait de nouvelles victimes.
Ça suffit.
En dernier lieu, je voudrais m’adresser à celles et ceux qui ont suivi ce procès, qui m’ont soutenu durant tous ces mois et qui attendent avec anxiété le verdict.
Mes amis, quelle que soit la décision rendue par le tribunal, quelle que soit la sévérité de la peine, cela ne doit pas vous briser. Je comprends à quel point la situation est difficile pour vous actuellement, je comprends que vous soyez tourmentés par un sentiment d’impuissance et de désespoir. Mais vous ne devez pas baisser les bras.
Je vous en prie, ne soyez pas abattus, et n’oubliez pas que ce pays est le nôtre, à vous et moi. Il vaut la peine que l’on se batte pour lui. Soyez courageux, ne reculez pas devant le mal et résistez. Tenez bon, défendez votre rue, vos villes. Plus que tout, défendez-vous les uns les autres. Nous sommes beaucoup plus nombreux qu’il n’y paraît, et ensemble, nous sommes une force immense.
Et ne vous inquiétez pas pour moi. Je vous promets de surmonter toutes les épreuves, sans me plaindre et dignement. À votre tour, promettez-moi de rester optimistes et de ne pas perdre l’habitude de sourire. Car ils gagneront au moment précis où nous perdrons notre joie de vivre.
Croyez-moi, la Russie deviendra libre et heureuse.
Traduit du russe par Nastasia Dahuron.
Ilia Iachine est un activiste et homme politique russe. Résolument opposé au régime de Poutine, proche des grandes figures de l’opposition, comme Nemtsov ou Kasparov, il a été député et président du conseil des députés de l'arrondissement de Krasnosselski de Moscou (2017-2021).