En Ukraine, le droit international nous oblige

Le droit international fait parfois figure d’instance oubliée chez les commentateurs de la guerre russe contre l’Ukraine. Il constitue pourtant le guide ultime devant fonder nos jugements et nos ambitions. L’agression russe a d’ailleurs été en partie permise par la négligence dont ont fait preuve les gouvernements occidentaux lors des précédentes opérations russes. Le droit international impose à ceux-ci de changer une partie de leurs récits sur la guerre en cours.

Il est fréquent que certains esprits prétendument forts traitent le droit international avec une certaine ironie. Ils voient la scène internationale comme l’enclos des rapports de force, dépourvue d’une véritable police et où l’application du droit serait de fait optionnelle en raison de la précellence des vainqueurs. Les plus forts imposeraient leur norme et la feraient prévaloir auprès des vaincus. Le droit devrait s’adapter à la force et c’est la force qui deviendrait justice. On a même pu voir jadis certains révisionnistes considérer ainsi le tribunal militaire international de Nuremberg qui n’aurait fait qu’édicter la loi des vainqueurs. Ce relativisme du droit est d’ailleurs souvent mis en valeur par l’agresseur russe, qui ambitionne de mettre à bas les normes édictées principalement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Déjà, la perpétuation en pleine lumière de crimes de guerre et contre l’humanité massifs en Tchétchénie et tout particulièrement en Syrie traduisait cette intention révisionniste. D’aucuns, sans abonder pour autant dans le sens du Kremlin, préfèrent lire la guerre russe à la lumière crue des conflits des siècles précédents comme si les normes internationales censées prévaloir aujourd’hui étaient soudainement devenues caduques.

Or, s’agissant de la guerre russe contre l’Ukraine et du projet génocidaire qui la fonde — il suffit de lire Poutine dans le texte et de constater le massacre délibéré et planifié de civils —, deux principes fondamentaux du droit international sont en jeu : le droit des frontières et ce qu’on appelle le droit humanitaire international dans sa dimension pénale, autrement dit la punition des crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crime de génocide et crime d’agression. L’application des règles qui les régissent n’est pas une option ou, pour dire les choses autrement, matière à négociations. C’est une obligation. Le droit international n’est pas un objet possible de transaction ou, s’il devenait tel, cela marquerait à la fois sa défaite et celle des démocraties. On ne peut transiger ni sur les frontières ni sur les peines. Aucun État ne peut s’accorder le droit d’aller dans ce sens.

Certains discours de responsables politiques, même les mieux intentionnés envers Kyïv, peuvent prêter le flanc à une telle critique.

Nous pouvons en citer trois catégories. Le premier réside dans l’appel à une médiation. Outre le fait qu’on ne pourrait décemment imaginer que celle-ci provienne d’États ayant une attitude ambiguë envers l’Ukraine, voire eux-même dictatoriaux et ne respectant guère les principes du droit international, une telle action de médiation pourrait conduire à remettre en cause le droit des frontières ou le droit pénal international. Elle ferait entrer le monde dans une zone de flou sur les principes que les démocraties considèrent comme intangibles. Elle reposerait de surcroît sur l’idée implicite d’une égalité entre les deux parties au conflit, rendant inopérante la distinction entre l’agresseur et l’agressé, sans la compréhension de laquelle les faits eux-mêmes n’auraient aucune valeur. Cette mise à équidistance relativiste serait déjà une encoche terrible au droit.

Le deuxième type de discours est pour ainsi dire capturé par la formule, utilisée peut-être avec les meilleures intentions du monde, par Emmanuel Macron qui consiste à dire que c’est à l’Ukraine seule de déterminer quand elle sera disposée à négocier et sur quoi : « Ce n’est pas à nous de décider pour l’Ukraine, nous ne l’aurions pas accepté de nos alliés. » Il précisait à ce moment aussi qu’« à un moment donné, ce sera de l’intérêt de l’Ukraine et de la Russie de négocier ». Le président avait aussi insisté : « Le sujet de la souveraineté ukrainienne et de son intégrité territoriale est du ressort des Ukrainiens ». En même temps, il réaffirmait son soutien entier à l’Ukraine et au principe de sa souveraineté et de son intégrité territoriale. Cette position ne remet pas en cause l’appui français à Kyïv qui s’est encore intensifié avec de nouvelles livraisons d’armes, mais soulève des questions de droit international. Prenons l’hypothèse, absurde, où les Ukrainiens décideraient de négocier, ce que tant le président Zelensky que l’immense majorité de la population ukrainienne rejettent, conviendrait-il que les démocraties occidentales en soient satisfaites ? La réponse est non : le droit international qui régit les frontières l’en empêcherait. Il en va d’ailleurs de même de la punition des crimes imprescriptibles commis par les Russes en Ukraine. Pourrait-on même affirmer que des négociations territoriales seraient possibles le jour où l’Ukraine aurait reconquis les territoires envahis depuis le 24 février 2022 ? Là aussi, il ne saurait en être question : on ne peut tronçonner la souveraineté de l’Ukraine en accordant une considération spéciale pour tel ou tel territoire, en particulier la Crimée qui est ukrainienne en droit. Quand il existe un agresseur et un agressé, les seules « lignes rouges » qui importent ne sont pas celles que prétend définir le criminel, mais uniquement celles de la victime et, partant, celles du droit. En réalité, une demi-victoire pour les Ukrainiens serait encore une victoire du Kremlin : si la Crimée, voire une partie des régions de Lugansk et du Donetsk, devaient rester sous le contrôle de Moscou, cela signifierait que Poutine aurait obtenu une partie de ce qu’il cherchait. Il n’aurait certes pas pu détruire entièrement l’Ukraine et mettre à la tête du pays un de ses hommes de main, mais le coup de force commencé en 2014 aurait encore pour partie payé. Il aurait réussi à réviser les frontières par la force et conduit in fine les Alliés à l’avaliser. Il pourrait également continuer ses crimes (disparitions forcées, tortures, déportations) dans les territoires qu’il occupe toujours. C’est pourquoi toute forme d’allusion à des négociations territoriales doit être entièrement bannie du discours ainsi que toute insistance exclusive sur le 24 février. En quelque sorte, cette rhétorique laisse à penser que le problème est entièrement ukrainien et non pas universel. On demande ainsi à l’Ukraine de se défendre et on l’aide à le faire, mais en n’intervenant pas et en laissant la seule armée ukrainienne défendre nos libertés et nos principes communs, on provincialise pour ainsi dire la question du droit. D’international, il deviendrait dès lors d’application purement locale. On fait de la responsabilité collective devant les assauts contre le droit une responsabilité d’abord nationale. On est certes conscient des problèmes globaux de sécurité, d’où l’aide militaire, mais on les sépare de la question juridique.

Un troisième type de propos, plus ambigu, consiste en la focalisation exclusive sur l’Ukraine dès lors que nous traitons de la question russe. La guerre russe contre l’Ukraine a conduit, pour des raisons d’urgence certes compréhensibles, à concentrer tous les propos et les efforts sur la guerre à haute intensité actuelle. Mais pour se limiter aux questions de droit international, peut-on oublier que 20 % du territoire géorgien sont toujours occupés, que les attaques contre les populations civiles en Syrie continuent à ce jour, que les mercenaires de Wagner commettent toujours des crimes massifs dans certains pays d’Afrique, que la Transnistrie moldave reste toujours sous contrôle russe et qu’avec le soutien de Moscou Alexandre Loukachenko maintient le Bélarus sous une chape de plomb après les élections frauduleuses du 9 août 2020 ? L’ensemble de ces violations du droit international ne sauraient restées impunies. Dès lors, imaginer que, après la victoire totale de l’Ukraine, on pourrait suivre un cours des choses tranquille avec la Russie actuelle reviendrait non seulement à remiser les menaces qu’elle pose pour la sécurité collective, mais aussi à accepter le fait accompli. Quand nous évoquions la nécessité d’une défaite totale du régime russe, qui va au-delà de la seule victoire de Kyïv, c’est aussi pour cette raison. Ni la violation des frontières, ni les crimes de guerre et contre l’humanité commis par le régime russe ne sauraient être passés par pertes et profits.

Il reste aussi aux dirigeants occidentaux à effectuer un retour critique sur leurs fautes passées et à comprendre que l’oubli du droit en fut la première manifestation. Ils ont ainsi trop facilement effacé de leur mémoire les crimes commis en Tchétchénie et en Syrie au point parfois, alors qu’ils avaient déjà été perpétrés, d’imaginer des relations apaisées avec le chef du Kremlin. Ils ont tiré un trait sur l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud ainsi que sur la Transnistrie. Au-delà des condamnations verbales et de la non-reconnaissance de la Crimée comme russe, les sanctions ont été caractérisées par une grande faiblesse, de même que celles qui ont suivi l’occupation d’une partie du Donbass en 2014 et 2015. Ils ont feint de penser que la diplomatie pourrait régler les offenses au droit.

Sans doute faudrait-il d’ailleurs parler des différentes dimensions du droit international à faire respecter. Ce droit est toujours actif et impose un devoir d’action. C’est le cas lors de la constatation d’un crime de génocide, ce qui vaut directement pour l’Ukraine devant la déportation d’enfants par le pouvoir de Poutine et, plus indirectement, en raison de l’intention génocidaire de la guerre russe. Cela l’est aussi dans le cadre de la responsabilité de protéger (R2P), radicalement mise à mal bien avant 2014 dans de nombreux conflits. Comment ne pas nous interroger sur la responsabilité écrasante — je serais enclin à parler de culpabilité — que nous avons, nous démocraties de l’Ouest pour ne pas avoir sauvé beaucoup plus de vies ukrainiennes, et avant syriennes, à Marioupol et ailleurs et pour continuer, en fait, à laisser commettre des massacres massifs en raison de notre absence d’intervention et l’insuffisance de nos livraisons d’armes ? Allons-nous assez loin dans l’étendue des sanctions ? Faisons-nous déjà tout ce qui est en notre pouvoir pour mettre en place les conditions d’une justice internationale impitoyable et la plus complète possible ? Pouvons-nous d’ailleurs être totalement crédibles dans cette volonté quand certains, comme le chancelier Olaf Scholz, semblent encore enclins à ménager la relation future avec une Russie finalement inchangée ? Nous ne pouvons de fait séparer ce devoir d’intervention du volet pénal de la justice internationale. Un engagement militaire encore trop limité — avec certes l’espoir qu’il aille jusqu’au bout d’ici quelques mois — pose indirectement la question de notre volonté réelle de justice, car nous savons qu’elle requerra aussi des moyens de coercition. Si nous parvenons finalement à être totalement cohérents et résolus sur ces deux points en Ukraine, cela pourrait être d’ailleurs de bon augure dans d’autres régions du monde où notre attitude a été en partie similaire. Cela pourrait aussi actualiser l’armature doctrinale de la « communauté des démocraties » ou « alliance pour la démocratie » qui peine à sortir des limbes.

Les dirigeants occidentaux devront comprendre que, sur le plan historique, leurs actions seront jugées au regard du droit, non point parce que cela leur conférerait un brevet de moralité, mais parce que cela indiquera leur sérieux dans la protection et la défense de la démocratie. Il n’y a pas de casuistique du droit, autrement dit des domaines où l’on pourrait s’en affranchir et d’autres où il faudrait tenir bon. Chaque entorse au droit affaiblit l’intégralité de l’édifice. Il en sape la cohérence en même temps que la légitimité. Il est aussi la faille dans laquelle s’engouffrent et sur les parois de laquelle prolifèrent les menaces mortelles pour notre sécurité.

Analyste des questions internationales et de sécurité, ancien chef de service au Commissariat général du Plan, enseignant à Sciences-Po Paris, auteur de trois rapports officiels au gouvernement et de 22 ouvrages, notamment Quand la France disparaît du monde (Grasset, 2008), Le Monde à l'horizon 2030. La règle et le désordre (Perrin, 2011) et, avec R. Jahanbegloo, Resisting Despair in Confrontational Times (Har-Anand, 2019).

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