Les quatre cibles de la propagande du Kremlin : la Russie, l’Ukraine, les pays du Sud, l’Occident

Anton Shekhovtsov, qui étudie depuis des années la stratégie russe d’influence en Europe, explique dans cet article en quoi consiste le discours russe en fonction de ceux qu’il cible : la population russe, l’Ukraine, l’Occident et les pays du Sud.

Bien que la Russie ait lancé une agression non provoquée et injustifiée contre l’Ukraine dès la fin février 2014, lorsque les troupes russes ont envahi la Crimée à bas bruit, l’année 2022 a constitué un tournant dans l’histoire de l’invasion russe en Ukraine car cette guerre s’est transformée en projet véritablement génocidaire. Aujourd’hui, en raison des changements profonds de la nature de l’agression russe, nous avons plus que jamais besoin de meilleurs outils conceptuels pour analyser la propagande et la désinformation. J’en propose ici deux pour nous aider à identifier, catégoriser et, en fin de compte, contrer plus efficacement les messages de propagande et de désinformation en provenance de la Russie. Tout d’abord, il importe de distinguer les narratifs stratégiques des narratifs tactiques.

Qu’est-ce qu’un narratif stratégique ?

Les narratifs stratégiques de la Russie reflètent sa vision à long terme de la guerre cinétique (c’est-à-dire menée avec des moyens matériels) ou politique. Le plus souvent, ils reflètent les convictions authentiques et profondes des dirigeants russes sur l’Ukraine ou le contexte plus large de l’agression. Même lorsqu’ils s’adressent à des cibles différentes, les messages stratégiques présentent une certaine logique interne et sont généralement cohérents. Toutefois, le simple fait qu’ils soient cohérents d’une manière logique n’implique pas qu’ils soient justes ou conformes à la réalité : cela signifie simplement qu’ils peuvent être bien structurés et élaborés.

Qu’est-ce qu’un narratif tactique ?

Les narratifs tactiques sont des étapes intermédiaires qui visent à renforcer la validité des narratifs stratégiques. Cependant, contrairement à ces derniers, les narratifs tactiques sont moins cohérents, car ils visent avant tout à manipuler en faisant généralement appel aux émotions. Mais pour le Kremlin et sa machine de propagande, il importe peu que les narratifs tactiques soient illogiques ou se contredisent : ils sont valables tant qu’ils viennent en appui aux narratifs stratégiques. Et dans la mesure où les narratifs tactiques sont souvent irrationnels et incohérents, leur durée de vie peut être assez courte, ou bien apparaître de manière sporadique : apparaître, disparaître, puis réapparaître.

Identifier les cibles de la propagande russe

On peut en identifier principalement quatre :

  1. la population russe en interne ;
  2. les Ukrainiens dont la Russie cherche à saper la volonté de résister à l’invasion génocidaire russe ;
  3. les pays occidentaux où la Russie cherche à faire baisser le soutien à l’Ukraine ;
  4. ce que l’on appelle « les pays du Sud »

Savoir faire la distinction entre ces différentes cibles nous aide à comprendre pourquoi certains messages lancés par la Russie dans cette guerre psychologique peuvent bien fonctionner dans une région du monde mais être considérés comme étranges ou même carrément ridicules à un autre endroit. Cependant, si un message est considéré comme efficace de manière plus ou moins universelle, la machine de propagande russe peut l’utiliser pour s’attaquer à plusieurs cibles différentes.

Par exemple, certains narratifs marchent bien dans les pays du Sud en général, mais également sur les électeurs de la gauche occidentale régressive. Ou encore, un certain message peut être attrayant à la fois en Russie et dans les cercles de l’extrême droite européenne. Et bien sûr, il existe des sous-ensembles au sein des quatre principales cibles identifiées. Ainsi, dans la catégorie « pays du Sud », la Chine est différente de l’Inde. Et au sein de l’Occident, la France se distingue de la Lituanie. Ici, je me concentrerai uniquement sur les quatre principales cibles identifiées.

Narratifs de propagande russe à usage interne

Le Kremlin et les médias russes contrôlés directement ou indirectement par le régime de Poutine, ciblent la population russe en utilisant principalement trois messages stratégiques :

  1. « La nation ukrainienne n’existe pas, et les soi-disant « Ukrainiens » ne sont que des Russes perdus ou manipulés. »
  2. « En tant que pays, l’Ukraine doit son existence à la Russie. »
  3. « L’Ukraine souveraine est un projet construit comme une « anti-Russie ». »

De nombreux narratifs tactiques sont utilisés par les dirigeants russes en appui à ces trois messages stratégiques :

  • « La guerre de la Russie contre l’Ukraine n’est pas une guerre, mais une « opération militaire spéciale ». »
  • « Les Ukrainiens qui s’opposent à la domination russe sont des nazis. » (la « dénazification » de l’Ukraine est donc un objectif de l’opération militaire spéciale)
  • « L’OTAN utilise l’Ukraine pour attaquer la Russie » ou « La Russie combat l’OTAN, pas l’Ukraine ».
  • « La Russie n’a jamais perdu de guerre donc nous allons nécessairement gagner. »
  • « L’Ukraine commet un génocide contre les Russes ethniques dans le Donbass et ailleurs en Ukraine. »
  • « Le territoire de l’Ukraine appartient à la Russie : nous n’occupons pas les terres ukrainiennes, nous rendons à la Russie ce qui lui revient de droit ».
  • « Les dirigeants de l’Ukraine sont des satanistes. »

Naturellement, certains de ces narratifs se retrouvent également en dehors de Russie. Par exemple, en qualifiant les Ukrainiens de « nazis », la Russie cherche d’un côté à déshumaniser les Ukrainiens pour permettre aux envahisseurs russes de commettre des actes génocidaires contre eux sans réticences psychologiques, mais elle cherche aussi à déclencher en Occident des sentiments anti-droite et à diminuer ainsi le soutien à l’Ukraine.

Toutefois, certains énoncés ne peuvent fonctionner qu’en Russie. Ainsi, le plus étrange d’entre eux, celui qui consiste à dire que les dirigeants ukrainiens sont des satanistes, est non seulement un message tactique à courte durée de vie, mais il a également été conçu pour le seul public russe. Il a été élaboré après un incident en Russie impliquant des recrues musulmanes : ces dernières ont tué plusieurs soldats russes sous prétexte que le commandant avait insulté leur foi musulmane. Moscou a alors cherché une façon d’éviter les conflits interreligieux entre militaires, au sein de sa propre armée, et a donc eu l’idée étrange de présenter les Ukrainiens comme les ennemis de tous les croyants, quelle que soit leur religion.

Dans certains énoncés s’exprime le complexe de supériorité/infériorité dont sont atteints de nombreux Russes. Dans la mesure où ils considèrent les Ukrainiens comme des êtres inférieurs, leur psychologie n’arrive pas à faire face aux succès militaires de l’armée ukrainienne sur le champ de bataille, et leur mécanisme de défense consiste à imaginer qu’ils se battent contre la puissante OTAN plutôt que contre les Ukrainiens.

Narratifs de propagande russe à destination des Ukrainiens

Principaux messages stratégiques :

  • « Les Russes et les Ukrainiens sont des nations fraternelles. »
  • « L’Ukraine fait partie de la civilisation russe. »
  • « L’Ukraine ne peut réussir qu’avec la Russie. »

Messages tactiques :

  • « Les dirigeants ukrainiens trahissent les intérêts des citoyens ukrainiens ordinaires. »
  • « L’Occident combattra la Russie « jusqu’au dernier Ukrainien ». »
  • « L’Ukraine ne devrait pas rejoindre l’Occident dégénéré ou « Gayropa »1. »

On notera sans difficulté que les narratifs destinés au public ukrainien sont moins agressifs envers l’Ukraine que ceux destinés au public russe. En effet, le Kremlin poursuit des objectifs différents en interne et en Ukraine. En Russie, le Kremlin tente de justifier ses intentions génocidaires et ses plans d’occupation de l’Ukraine. En Ukraine en revanche, il vise non seulement à briser l’esprit combatif de la société ukrainienne mais aussi à pacifier la population ukrainienne sur les territoires occupés par les envahisseurs russes.

Narratifs de la propagande russe visant l’Occident

Principaux messages stratégiques :

  1. « La Russie est une puissance mondiale qui a droit à sa sphère d’influence dont l’Ukraine fait partie. »
  2. « L’Ukraine, en tant que partie de l’Occident, représente une menace existentielle pour la Russie. »
  3. « L’Occident utilise l’OTAN pour encercler la Russie. »

Messages tactiques :

  • « L’Occident attaque la Russie en raison de sa profonde « russophobie ». »
  • « L’Ukraine est dirigée par des nazis ou a, tout au moins, un immense problème avec le nazisme. »
  • « Les sanctions occidentales sont dommageables pour les entreprises et les ménages européens. »
  • « L’Ukraine est l’un des pays les plus corrompus au monde : elle ne peut donc pas faire partie de l’Occident. »
  • « Les Russes et les Ukrainiens sont un seul et même peuple. »
  • « La Russie souhaite des négociations de paix, mais l’Ukraine et l’Occident ne sont pas intéressés par la paix. »
  • « Le soutien européen à l’Ukraine entraînera le déclin géopolitique de l’Europe. »
  • « Les États-Unis utilisent la guerre en Ukraine pour consolider leur position de puissance dominante. »
  • « Les armes occidentales données à l’Ukraine finiront chez les terroristes internationaux. »
  • « Menace nucléaire : l’Occident ne doit pas s’opposer à la Russie parce qu’elle possède des armes nucléaires ou qu’elle fabrique une « bombe sale ». »

Ces messages tactiques sont particulièrement révélateurs de la manière dont le Kremlin et les médias contrôlés par la Russie cherchent à exploiter les sentiments anti-américains de l’Europe occidentale et la haine de soi des Américains, les angoisses des Occidentaux face aux idéologies de droite, à la prolifération nucléaire, au terrorisme international, à la corruption, etc.

La propagande russe visant les pays du Sud

Messages stratégiques :

  1. « La Russie est le leader du front mondial anti-impérialiste et anticolonial. »
  2. « L’Occident utilise la guerre en Ukraine pour dominer à nouveau le monde. »
  3. « L’Ukraine fait partie de la sphère d’influence légitime de la Russie. »

Il est évident que les énoncés 2 et 3 peuvent tout aussi bien fonctionner sur certains isolationnistes, populistes ou altermondialistes de gauche et de droite en Occident. Le premier énoncé en revanche ne fonctionnera probablement que chez certains gauchistes partisans de l’autoritarisme, également connus sous le nom de « tankies »2.

Les messages tactiques visant le Sud sont curieux en ce sens qu’ils se concentrent principalement sur l’Occident, plutôt que sur l’Ukraine, car pour de nombreux habitants des pays du Sud, en particulier en Afrique, en Amérique latine et en Asie du Sud et de l’Ouest, il n’y a guère de différence entre la Russie et l’Ukraine. Ainsi, dans le message que le Kremlin adresse à ces pays, l’Ukraine est mauvaise non pas parce qu’elle est vraisemblablement antirusse, mais en raison de ses liens avec le monde occidental souvent diabolisé :

  • « Le soutien occidental à l’Ukraine est motivé par le racisme antirusse. »
  • « L’Ukraine, avec le soutien de l’Occident, met en danger la sécurité alimentaire mondiale. »
  • « L’Ukraine développe des armes biologiques dans des laboratoires biologiques secrets financés par les États-Unis. »

Ici encore, on voit que la meilleure façon de s’adresser à des cibles particulières est d’exploiter leur sensibilité et leurs inquiétudes. Pour les pays du Sud, il s’agit de l’inégalité raciale, de la sécurité alimentaire et des pandémies. En Occident, en Ukraine, nous pouvons trouver certains de ces messages surréalistes, voire ridicules, comme l’affirmation selon laquelle les États-Unis ont formé une armée d’oiseaux migrateurs pour transporter des armes biologiques développées par l’armée ukrainienne.

Cependant, les messages de ce type ne nous sont tout simplement pas adressés : ils s’adressent aux pays du Sud où fleurissent les théories du complot sur des projets occidentaux visant à éliminer certaines populations. Mais il n’est pas surprenant que les théories du complot sur les laboratoires biologiques américains secrets en Ukraine soient également populaires auprès des adeptes de QAnon (mouvance conspirationniste d’extrême droite) et d’autres activistes ou cyberactivistes d’extrême droite en Occident et, en particulier, aux États-Unis où les théories du complot trouvent un terreau favorable.

Évaluer les réussites du Kremlin en partant de son cas personnel

Il est certes très difficile d’évaluer l’efficacité des narratifs stratégiques et tactiques de la Russie auprès de ses différentes cibles. Néanmoins, pour conclure, j’invite les lecteurs à examiner cette question à travers le prisme de leurs expériences personnelles.

Si, avant de lire cet article, vous aviez déjà entendu la totalité ou la plupart des messages que la Russie a destinées à la cible à laquelle vous appartenez, on peut alors dire que la Russie a réussi à vous transmettre ces messages personnellement : de manière directe, si vous avez consommé, en connaissance de cause ou non, des produits de propagande et de désinformation parrainés par le Kremlin ; ou indirectement, si vous avez entendu ces éléments de langage dans la bouche de quelqu’un que vous connaissez.

Mais le fait que ces messages vous aient atteint, ce n’est qu’un tiers du succès du Kremlin. Le deuxième tiers du succès est atteint si vous considérez l’un de ces narratifs comme un point de vue légitime sur les événements qui se déroulent en Ukraine et autour de l’Ukraine. Et cette opération psychologique que le Kremlin vous a destinée est un succès complet si vous êtes désormais convaincu que l’un ou l’autre message n’est pas uniquement un point de vue légitime sur l’agression russe contre l’Ukraine, mais qu’il est conforme à la réalité.

Traduit de l’anglais par Clarisse Brossard.

Anton Shekhovtsov est directeur du Centre pour l'intégrité démocratique (Autriche), Senior Fellow à la Free Russia Foundation (États-Unis), expert à la Plateforme européenne pour les élections démocratiques (Allemagne) et chercheur associé à l'Institut suédois des affaires internationales (Suède). Son principal domaine d'expertise est l'extrême droite européenne, l'influence malveillante de la Russie en Europe et les tendances illibérales en Europe centrale et orientale. Il est l'auteur de l'ouvrage en langue russe New Radical Right-Wing Parties in European Democracies (Ibidem-Verlag, 2011) et du livre Russia and the Western Far Right : Tango Noir (Routledge, 2017).

Notes

  1. Néologisme très fréquent dans la propagande russe constitué de Gay et de Yévropa (Europe) censé indiquer que la population occidentale est massivement homosexuelle, donc dégénérée. (NDT.)
  2. Tankie : communiste britannique partisan de l’écrasement en 1956 de l’insurrection de Budapest par les tanks soviétiques (d’où le nom « tankie »), équivalent des « staliniens » pour la France. (NDT.)

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