Où en est l’opposition politique en Russie, après dix mois de guerre insensée et inutile ? Pourquoi le peuple russe, qui s’était soulevé contre le tsarisme en 1917, ne descend-il pas en masse dans la rue pour mettre fin aux mensonges de la dictature et à la sanglante guerre impérialiste ? Dmitri Goudkov, homme politique d’opposition, ancien membre de la Douma, et qui fait partie du Comité anti-guerre aux côtés desopposants Mikhaïl Khodorkovski, Garry Kasparov, Vladimir Kara-Mourzae et Viktor Chenderovitch, répond aux questions de Natalia Kanevsky.
L’opposition russe existe-t-elle toujours ?
Le régime a préparé le terrain bien avant la guerre et a pratiquement anéanti toute l’opposition politique en Russie. C’est la principale raison de l’absence de protestation de masse contre le régime en Russie ces derniers mois. L’opposition n’est pas le bon mot dans le contexte russe. Car aux yeux des pays démocratiques, une opposition est une force politique qui participe aux élections, qui dispose d’une infrastructure pour participer aux élections, qui dispose de d’outils légaux pour l’activité politique. En Russie, tout cela a été détruit il y a longtemps. Il n’y a pas d’élections, pas de médias indépendants – tout est fermé. Les réseaux sociaux sont censurés. Facebook et Instagram sont bloqués. Par conséquent, il est plus correct de parler de personnes qui s’opposent à Poutine et à la guerre et qui sont favorables aux changements en Russie. C’est comparable au mouvement dissident soviétique, mais avec un peu plus de capacités grâce à Internet. Lorsque la guerre a commencé, le territoire russe était déjà débarrassé des personnes indésirables. Alexeï Navalny a été jeté en prison, la plupart des personnes considérées comme des influenceurs de l’opinion publique ont dû quitter le pays ou aller en prison, comme Vladimir Kara-Mourza ou Ilia Iachine. Seuls quelques-uns restent désormais libres.
À ce jour, aucune organisation en Russie ne pourrait appeler les gens à manifester. Toutes les ONG indépendantes ont été détruites. Toute adhésion à ces organisations, comme celles de Navalny et de Khodorkovski, est illégale en Russie. Les organisations de ce type ont été déclarées indésirables ou extrémistes. Pour avoir participé à leurs activités, des gens reçoivent une amende et s’ils « récidivent », ils vont en prison. Les réseaux sociaux sont placés sous une surveillance tellement stricte qu’il n’est pas possible de faire sortir les gens dans la rue en y recourant. Après l’invasion russe de l’Ukraine, les lois en Russie ont été durcies à un point tel que nommer la guerre est devenu un crime, passible de jusqu’à dix ans de prison. L’opposant Ilia Iachine a été condamné à huit ans et demi de prison pour avoir diffusé sur sa chaîne YouTube les vraies images de ce qui s’est déroulé à Boutcha.
Aucune protestation n’est donc possible en ce moment en Russie ?
Le régime criminel de Poutine anéantit des villes ukrainiennes avec ses missiles, tue des civils et détruit des infrastructures, mais même une protestation pacifique est impossible. Poutine a à sa disposition la « Rosgvardia » (la Garde nationale russe), une armée spéciale pour la répression de la moindre protestation. Près de 400 000 hommes armés sont prêts à commettre le même type de terreur que la Russie pratique en Ukraine, mais à l’intérieur même de la Russie, et envers ses propres citoyens. À l’avenir, toutes les formes de protestation en Russie deviendront violentes.
Quand cela pourrait-il arriver?
Nous assistons aujourd’hui à l’accumulation d’un potentiel contestataire. La mobilisation partielle pour la guerre a entraîné un changement fondamental dans ce que ressentent les citoyens russes. Mais, à mon avis, sans une défaite militaire du régime russe en Ukraine, rien ne se produira. La principale cause de futurs changements en Russie ne peut être que la défaite militaire de Poutine en Ukraine. Dans le contexte de cette défaite, toute la popularité de Poutine s’effondrera, un déchirement total des élites se produira et une fenêtre d’opportunité s’ouvrira qui permettra aux opposants d’influencer véritablement l’opinion publique.
Il s’agit d’un processus très compliqué, car la Russie n’est ni l’Europe ni l’Ukraine, mais une véritable dictature, une dictature beaucoup plus sévère que celle qui existait en Union soviétique dans les années 1980 : nous avons beaucoup plus de prisonniers politiques et leurs peines de prison sont beaucoup plus longues. La défaite militaire de Poutine est nécessaire pour le changement en Russie, car tant que la guerre continue, Poutine explique tous ses échecs par la continuation de cette guerre. C’est sa réponse à toutes les questions, comme « pourquoi vivons-nous mal, pourquoi avons-nous tant de problèmes économiques et sociaux ». La propagande russe affirme que « le monde entier est contre nous et nous restons fermes face à cette attaque », ce qui permet de convaincre la majorité de la population en Russie de la justesse de l’action poutinienne. Prenez l’exemple de l’Allemagne nazie des années 1930, où des processus similaires étaient en place, même s’il s’agissait d’un pays très progressiste avec de nombreux intellectuels et de brillants journalistes.
Pourquoi la propagande est-elle si efficace ?
La propagande opère depuis vingt ans, et surtout depuis l’annexion de la Crimée, afin de persuader la population de l’existence de l’ennemi incarné par les pays occidentaux et l’Ukraine. Force est de constater que lorsqu’on entend sur toutes les chaînes, sans exception, que l’Occident se préparait à nous attaquer en Ukraine, et que, si nous ne l’avions pas devancé, la guerre se déroulerait désormais sur le territoire russe, ce message fonctionne efficacement sur opinion publique.
Comment peut-on changer cette opinion ?
Pour que l’opinion publique change, il faut que le pays subisse un véritable choc, comme ce fut le cas en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. Par conséquent, je crains que sans une défaite militaire en Ukraine, aucun processus en Russie ne puisse commencer. Les élites et la population russes sont actuellement en mode d’attente, et le nombre de personnes tuées au front n’a pas encore atteint des proportions qui pourraient choquer, même si tout va dans ce sens.
Le régime fera donc tout pour que la guerre continue, même à petit feu, car c’est la seule sa garantie de survie. La fin de cette guerre dépend, d’abord et avant tout, de la résistance du peuple ukrainien contre l’agresseur, et cette résistance, à son tour, dépend de la poursuite de l’aide occidentale. Les membres de l’opposition russe en exil, quant à eux, font tout ce qui est en leur pouvoir pour que ce message soit entendu sur toutes les plates-formes et dans tous les forums, politiques et sociaux, en Occident.
Née à Sébastopol, elle a construit sa carrière en Israël et en France, en tant que journaliste et traductrice. Installée en France depuis 2013, elle était la correspondante de Radio Free Europe / Radio Liberty à Paris. Elle est à présent la correspondante en France de la radio publique d’Israël, ainsi que traductrice et interprète assermentée près la Cour d'Appel d'Amiens.