Dans ce reportage, Dzmitry Halko, opposant bélarusse qui vit en exil en Ukraine, raconte son séjour dans Kherson libérée et ses rencontres avec les habitants ayant vécu l’occupation russe. Des destins tragiques, mais aussi une belle histoire d’amour…
Cela fait déjà une semaine que je suis à Kherson. Je fais un reportage, la tête rentrée dans les épaules. De temps à autre, je me jette par terre quand ça s’approche. Comme dit le maître de maison, le prêtre Sergueï Tchoudinovitch, « mieux vaut être ridicule que mort ». Des gens meurent chaque jour sous les bombardements venant de l’autre rive. Nous sommes si proches des positions ennemies que même les mortiers peuvent nous atteindre. Ce dont ils ne se privent pas. On a trouvé un obus à 50-60 mètres d’ici. Si on était rentré une minute plus tard, il aurait été « pour nous ». Des éclats d’obus ont volé dans la cour, touché les murs.
Avant de pouvoir taper sur le clavier, il faut d’abord se réchauffer les doigts. À l’aide d’une bougie de tranchée. Si vous pensiez que ça ne peut pas servir à grand-chose, comme je le croyais moi aussi avant, voici la recette, au cas où : prenez une boîte de conserve peu profonde, insérez dedans, à la taille de la boîte, un rouleau bien serré de carton ondulé, fabriquez une mèche avec deux fines bandes et versez-y de la paraffine ou de la cire fondue. Avec une seule de ces bougies, vous avez quelques heures de chaleur. On peut s’en servir aussi pour réchauffer de la soupe, par exemple. Si l’on a besoin seulement de lumière, on fabrique une bougie avec une demi-pomme de terre creusée, de l’huile de tournesol et une ficelle (les allumettes peuvent également servir de mèche).
Dans leur fuite, les envahisseurs russes ont plongé la ville dans un monde primitif. Les habitants de Kherson doivent puiser dans des compétences qui remontent à l’époque des chasseurs-cueilleurs. Pratiquement tout ce que l’homme moderne a pris l’habitude de considérer comme acquis doit ici être « extrait ». En commençant par la chose la plus élémentaire — l’eau.
Je suis allé à Kherson avec Nikolaï Roussetsky, un combattant du détachement intégré de police. Il ne partait pas les mains vides : une citerne d’eau de 20 mètres cubes (20 000 litres), un générateur, des rallonges électriques et une pleine caisse de nourriture. Nikolaï est d’ici, il avait de la famille à Kherson. Sa mère vivait dans un village, dans la zone de combat. Elle a été tuée au printemps sous des bombes russes. « Elle ne voulait pas partir à cause des vaches. ”Comment les laisser ?” disait-elle. À présent, je les déteste, ces vaches, je ne peux pas les regarder. » Nikolaï parle doucement, sans jamais élever la voix, en souriant et en s’excusant souvent de quelque chose. Qui croirait que c’est un parachutiste, affublé du surnom bien mérité de « pilon », un vétéran plus d’une fois décoré ?
En 2014, il est parti au front comme volontaire avec son frère aîné. Il était chef d’escadron dans la 79e brigade d’assaut aéroportée, avec laquelle il a défendu l’aéroport de Donetsk. Quand l’invasion à grande échelle a commencé, Nikolaï était policier. Il a été grièvement blessé et amputé d’un pied. Malgré son amputation, il a repris du service. « L’unité intégrée a été créée pour effectuer des tâches de combat particulières. Nous étions ici, sur le front, on luttait pour la libération de la ville. Je n’ai pas pris Kherson mais je sais qu’elle est nôtre, que c’est une ville ukrainienne, depuis 2004, quand je suis venu ici pour faire mes études », dit Nikolaï.
Nous avions à peine installé le poste de secours à l’endroit prévu que les gens ont commencé à affluer… avec toutes sortes de bonnes choses. Ils ont même apporté des brochettes, du café et des croissants. Ils serraient la main des soldats, leur donnaient des accolades, les embrassaient. Et l’on n’était pas sur la place de la Liberté, où la plupart des reportages ont été filmés les premiers jours, mais dans une banlieue de la ville. S’il s’était agi de « figurants » amenés de Nikolaiev, comme le prétendait le collaborateur Saldo [gouverneur de la région de Kherson installé par l’armée russe], alors ils avaient apparemment été postés dans tout Kherson. C’est curieux, d’ailleurs, il y a des Ukrainiens à Nikolaiev, ils existent donc quand même ? Ce n’est qu’à 60 kilomètres d’ici.
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Alors que nous distribuions l’aide, une femme s’est approchée de moi pour me raconter le drame qu’elle avait vécu. Le bruit du générateur et l’agitation ambiante m’empêchaient de saisir tout ce qu’elle disait mais je l’ai retrouvée quelques jours plus tard et j’ai pu parler tranquillement avec elle. Elle s’appelle Oksana Minenko, elle a 43 ans. Mariée depuis quatre ans à Alexeï Khvostik, 37 ans, lieutenant de la Garde nationale et ancien membre de l’ATO1, elle était alors heureuse. Et pas seulement elle : leurs parents, et leurs enfants déjà adultes nés de mariages précédents, eux aussi étaient heureux.
Le 18 février, un camarade souffrant a demandé à Alexeï de le remplacer à son poste dans le village de Nikolskoïe, à une vingtaine de kilomètres au nord-est de Kherson. Le 24 février, Alexeï devait quitter ce poste. Le premier jour de l’invasion russe a été le dernier jour de sa vie. Et le début d’un long tourment pour Oksana.
Son mari l’a appelée deux fois ce jour-là, la seconde fois à 3 heures de l’après-midi. Il ne lui cache plus qu’il est en danger, l’informe qu’il se bat avec un camarade pour couvrir la retraite d’un groupe de soldats. Il lui demande de rassembler son uniforme, ses décorations, ses papiers, etc., et de les cacher. « Liocha, tu es mon héros. Mais n’oublie pas qu’il y a des chemins sans retour. Prends soin de toi. Tu sais qu’à la maison je t’attends, avec les enfants et notre petite-fille. Je t’aime infiniment. » Oksana raconte leur dernière conversation.
À 5 heures, n’y tenant plus, elle part à pied à la recherche de son mari. Elle arrive à 2 heures du matin au pont Antonovsky, où Alexeï, comme elle l’apprit plus tard, a été tué : « C’était un véritable enfer. Partout des cadavres. Des jeunes filles dans des tanks… Du matériel militaire calciné, des voitures avec des civils. Une femme seule avec ses enfants traversait en voiture, elle a été tuée. Les enfants ont réussi on ne sait comment à sortir. Plus tard, son père a emporté son corps sur son dos, en rampant. J’ai vu des Russes jeter des cadavres du pont directement dans le Dniepr, même les leurs. Et cinquante hélicoptères qui tournaient au-dessus de nous… »
Les combats sur le pont Antonovsky ont duré jusqu’au 26 février. Puis les troupes ukrainiennes se sont retirées.
Le lieutenant Alexeï Khvostok a ordonné à son unité de battre en retraite et s’est fait tirer dessus. C’est ainsi qu’il a sauvé la vie de ses hommes, au prix de la sienne. Il a été décoré de l’ordre du courage, 3e classe. À titre posthume. Mais Oksana n’a pas eu les bonnes informations. Cette nuit-là, on lui a dit qu’il était vivant et qu’il s’était retiré avec ses combattants. Elle a donc abandonné ses recherches. « Je l’aurais porté sur mon dos, je l’aurais sorti de là s’il était encore vivant », dit Oksana en pleurant.
C’était peu probable. Le corps d’Alexeï a été ramassé littéralement en morceaux par des artilleurs et transporté à la morgue de « Tropinki », comme on appelle là-bas l’hôpital A. et O. Tropiny de Kherson. De là, il a été transféré à la morgue de l’institut médico-légal. C’est là qu’Oksana a trouvé son Aliocha. Les funérailles devaient avoir lieu le 27 février. Près de 300 personnes s’étaient réunies pour dire adieu au mari d’Oksana.
On considère que les troupes russes ont pris Kherson le 1er mars. C’est inexact, insiste Oksana. Dès le 27 février elles contrôlaient presque entièrement la ville. Et elles n’ont pas autorisé les funérailles. Oksana voulait que celles-ci se déroulent « dignement ». Le corps d’Alexeï avait été caché. C’est seulement le 3 mars que les Russes lui ont permis de l’enterrer mais ils lui ont donné une heure, sinon elle se retrouverait dans la tombe avec lui. Elle n’a pas réussi à tenir le délai. Alors on lui a fait subir un simulacre d’exécution dans le cimetière même. Puis elle a subi l’humiliation et la torture. Ils l’ont frappée à la tête avec la crosse de leur fusil, torturée à l’électricité (ils appelaient cela l’« électrophorèse » ou l’« appel à Zelensky »), arraché les ongles. Puis ils l’ont jetée nue, anéantie et à bout de forces, dans la cour de la maison, et ils sont restés là pour voir qui allait sortir pour lui venir en aide. « Ils m’ont traitée de catin de nazi. Pour eux, c’était donc un acte de bravoure et un exploit de me torturer », dit Oksana pour expliquer leur cruauté inhumaine.
Elle a passé la majeure partie de l’occupation assignée à résidence. Mais ils l’ont torturée aussi chez elle. Non seulement en la soumettant à des pressions morales et psychologiques mais en se rendant régulièrement chez elle entre 2 heures et 6 heures du matin. Ils lui prenaient la nourriture que ses voisins lui avaient apportée : elle pouvait à peine marcher et a passé quatre mois couchée. Un jour ils lui ont jeté de l’eau bouillante sur les mains et la poitrine : « Si tu refuses de travailler pour nous, tu n’as plus besoin de tes mains. »
À présent, Oksana recueille et transporte de l’aide pour les artilleurs qui n’ont pas abandonné le corps de son Aliocha. Elle aide les gens du quartier. Quand il y a un réchaud électrique, elle prépare des repas chauds, elle distribue de l’eau en bidon et de l’eau bouillante, elle prépare de la nourriture pour les chiens et les chats de la cour avec les restes. Son chien Timofeï, pas bien gros pourtant, a essayé désespérément de la protéger quand les Russes venaient chez elle. Il a été blessé.
Un dossier a été constitué pour qu’Alexeï Khvostik se voie décerner le titre de Héros de l’Ukraine. Oksana n’a pas de doute : il mérite ce titre comme personne.
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L’histoire de Leonid Remiga, directeur de l’hôpital « Tropinki », montre que les occupants n’ont finalement pas réussi à contrôler entièrement la ville. Des drapeaux ukrainiens sont restés accrochés aux bâtiments de l’hôpital jusqu’en juin. Et pendant longtemps, l’hôpital n’a pas été utilisé par les Russes : Remiga a réussi à les faire fuir en placardant partout des affiches STOP COVID. (Le prêtre Sergueï Tchoudinovitch raconte que l’écriteau « Transport de malades COVID » lui permettait de passer les postes de contrôle pratiquement sans être inquiété.) Remiga brûlait aussi, dans l’arrière-cour de l’hôpital, les piles de la Komsomolskaïa Pravda qu’on lui apportait avant le 9 mai pour qu’il les distribue au personnel et aux patients. Alors qu’on allait l’emmener « au sous-sol » la première fois, il a eu une crise d’hypertension et on l’a laissé à l’hôpital et oublié. Longtemps, cet homme de 68 ans a réussi à se cacher, notamment en passant ses nuits dans une barque sur les étangs de Kherson. Quand l’hôpital est passé officiellement sous le contrôle de l’occupant, Remiga a continué d’organiser des réunions avec son personnel : des réunions secrètes, avec des mots codés, comme dans les romans d’espionnage.
Cela a fini par se savoir et Remiga a été arrêté. Selon l’acte d’accusation établi contre lui, il était, parmi bien d’autres choses, un espion américain : parce qu’il avait un jour participé à un congrès médical aux États-Unis. « Officiellement », on lui disait que si les accusations étaient confirmées (et elles l’ont été par la suite à force de torture), il serait emmené en Crimée pour y être jugé. Mais eux lui disaient : « Nous allons te torturer à mort et jeter ton cadavre du haut du pont Antonovsky. » Les détenus avaient trois heures pour mémoriser l’hymne national russe, raconte Remiga. On devait accueillir les geôliers qui entraient dans la cellule en criant : « Gloire à Poutine ! Gloire à Choïgou ! Gloire à la Russie ! » Ceux qui ne criaient pas avaient droit à cinquante coups de matraque.
En riant, Remiga raconte qu’un militaire russe avait voulu se soigner les yeux avec la pommade Vichnevsky. « “C’est ce qu’on m’a conseillé”, m’a-t-il dit. Vous vous rendez compte ? C’est ce qu’on lui avait conseillé. Pour lui brûler les yeux, ou quoi ? Et c’était un officier. Cela vous donne une idée de leur niveau intellectuel. »
Remiga pense que les occupants en fuyant avaient l’intention de l’emmener de force, comme ils avaient fait avec certains de ses collègues. Assigné à résidence à l’époque, il s’était de nouveau caché, avait de nouveau organisé des réunions en secret avec le personnel de l’hôpital. Un jour, un message codé concernant la réunion prévue avait éveillé sa méfiance et il n’y était pas allé. Les médecins qui s’y étaient rendus avaient été emmenés de force dans le territoire occupé.
L’appartement de Remiga a été entièrement pillé, la voiture que lui avait laissée son neveu a été volée. Mais lui-même n’a pas été brisé : le jour même de la libération de Kherson, il est retourné au travail.
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« On emmenait toutes sortes de gens “au sous-sol”. » Valeriy Komagorov dit avoir vu là-bas un type qu’on avait arrêté parce qu’il… ramassait des châtaignes. Cela paraissait suspect aux occupants. Comme tous les autres, le jeune homme a été battu. « Vers la mi-juin, ils ont commencé à ratisser la ville. Ils attrapaient les tiktokers, les volontaires. Des gars que je connaissais à Choumenski, qui apportaient de la nourriture et des médicaments aux babouchkas, ont été arrêtés et roués de coups. Puis, ça s’est emballé : ils attrapaient tout le monde, l’un après l’autre, peu importe que vous leur soyez utile ou non », raconte Valeriy.
Valeriy Komagorov est bélarusse et a vécu la plus grande partie de sa vie dans la région de Gomel. Il est venu à Kherson en 2014 pour rejoindre sa petite amie, qui est ensuite devenue sa femme. Il vendait des articles de pêche. Au moment de l’invasion russe, il avait déjà divorcé et son affaire périclitait, mais il est resté. « C’est seulement plus tard que j’ai compris pourquoi », sourit Valeriy en montrant d’un signe de tête Olga rencontrée pendant l’occupation, qu’ils ont vécue ensemble. Ils ont géré un compte TikTok ensemble, ont résisté ensemble, ont vécu la captivité ensemble. « Nous sommes des civils, nous ne pouvions pas faire grand-chose. Juste des petites choses : crever leurs pneus, verser du sucre dans leur réservoir d’essence, dévisser ou démonter un truc quelque part. Mais ils ne nous ont jamais pris. Sinon, on ne serait pas là en train de vous parler. Ils nous considéraient comme des extrémistes de l’Internet à cause de nos vidéos sur TikTok. Mais ils ne pouvaient pas non plus regarder tous nos clips, ils sont bornés », dit Valeriy.
Olga, qui enseigne la musique, a passé dix jours en détention. Elle a été libérée quand elle a commencé à avoir des problèmes de respiration à cause d’une grave angine. Mais ils ne se sont pas privés du plaisir de lui annoncer qu’on l’emmenait pour l’exécuter (avec un sac sur la tête, comme toujours). Et quand elle a demandé à téléphoner à son mari, ils ont répondu qu’il n’était plus de ce monde. Avant cela, ils lui avaient dit: « Tu ne pouvais donc pas te trouver quelqu’un de Kherson, quel besoin avais-tu de ce Bélarusse ? »
Ils ont dit la même chose à Valeriy : « Tu ne pouvais pas trouver une fille au Bélarus, pourquoi est-ce que tu es venu ici ? » Et puisque aussi bien il était là, il devait apprendre à sa femme à vivre, contrôler ce qu’elle faisait et ne pas la laisser produire des vidéos pour TikTok. Quand Valeriy leur a fait remarquer : « Nous avons la liberté d’expression », ils ont rétorqué : « Quelle liberté d’expression, tu veux rire ou quoi ? Kherson, c’est la Russie ! »
Komagorov a été détenu pendant deux mois, dont un mois au sous-sol. On l’y conduisait après l’avoir interrogé et torturé, on l’attachait à un radiateur. En tant que bélarusse, il avait droit à un traitement particulier : « On a passé un contrat avec vous ! » Il a été roué de coups. « Une équipe arrive, ils me frappent. Une autre la remplace — ils me frappent. Puis arrivent des sortes de stagiaires — eux aussi me battaient. » D’ailleurs, raconte Valeriy, ils se fichaient bien de savoir à qui ils avaient affaire, du moment qu’ils frappaient. Son compagnon de cellule âgé de 74 ans, ainsi que de très jeunes garçons, ont été battus exactement de la même manière.
Puis ils ont commencé à les emmener dans les environs pour creuser des galeries et des tranchées. Valeriy raconte qu’il y avait là des mobilisés des « républiques populaires ». Les Russes, les Kadyrovtsy2 surtout, les considéraient avec mépris. « Ils leur disaient carrément qu’ils étaient des produits jetables. Ils ne les saluaient même pas. Et eux n’avaient aucune envie de se battre. Les Kadyrovtsy faisaient barrage pour les empêcher de fuir. »
Valeriy et Olga rient en se regardant avec des yeux amoureux. Ils ne regrettent absolument pas d’être restés. Ils voient tout ce qu’ils ont vécu comme quelque chose de terrible mais comme une aventure.
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Vlad a à peu près leur âge, 27 ans. Une maîtrise de sociologie. Avant l’invasion, il travaillait dans un bureau. Rondouillard, l’air d’un hipster. Il boit du thé, fume des cigarettes électroniques, regarde des séries sur Netflix. Se décrit comme quelqu’un de « débonnaire » et d’« indolent ». Qui s’est juste « fait coincer ». Il n’a pas seulement transmis des coordonnées utiles aux services de renseignement ukrainiens, il a tué des occupants, seul et avec d’autres. Il a tué sans ordres, de sa propre initiative. Avec des armes à feu, et avec un simple couteau.
« N’attends pas de moi du lourd. Je ne me lave pas dans du sang en priant la sainte mère-Ukraine et en m’essuyant avec un rouchnyk3 brodé. Je ne me délecte pas des détails de ces meurtres, je ne suis pas sadique. Et je ne suis pas vraiment un Rambo. Je ne me bats pas dans les bars, je n’ai jamais été un fauteur de troubles. J’aime les films de Tarantino ou de Ritchie, toute cette ambiance, mais rien de plus. Tenir une arme pour se sentir puissant et supérieur, très peu pour moi. Une mitraillette en guise de phallus, ça se résume à peu près à ça. J’étais un homme avant l’invasion, je n’ai pas besoin de m’affirmer. Je ne caresse pas amoureusement les armes, je ne supporte pas les mitrailleuses, et en plus il faut les nettoyer.
Jamais je n’aurais pensé pouvoir ôter la vie à quelqu’un, même à des ordures pareilles. Je l’ai fait par désespoir. La goutte d’eau pour moi, c’est quand une frappe de missiles à Odessa a tué Valeria Glodan, avec sa petite fille de trois mois et sa mère. Lera était en classe avec moi, elle s’est mariée et était partie vivre à Odessa. J’avais récemment regardé sa page sur Internet : super ! elle affichait un petit ventre rond. Et tout à coup je lis : elle « était ». J’ai été tout simplement dévasté.
Au début, je regardais notre ville se fermer comme sous un couvercle, je voyais leurs griffes qui la transperçaient. Jusqu’au moment où j’ai réalisé que j’en avais vraiment marre. Que diable faites-vous ici à ruiner tous les plans, à ruiner la vie de tant de gens, à empoisonner l’atmosphère, à courir partout avec vos Aquafresh4, à raconter n’importe quoi.
Le fait que je n’ai pas l’air d’un partisan (mais qui peut dire quel air les partisans sont censés avoir) m’a seulement aidé. Je me suis grossi encore plus, j’ai enclenché à bloc le mode « ballot » — et j’ai foncé. Ils peuvent me regarder à présent. Voilà le genre de petit gros qui tuait ici les vôtres. J’ai appris à le faire grâce à des vidéos sur YouTube. La première fois, je me suis interrogé : pourquoi est-ce que je ne ressens rien, pourquoi suis-je impassible ? Parce que je n’ai rien fait qui aille à l’encontre de mes convictions profondes. J’ai tué un occupant — j’ai sauvé la vie de quelqu’un. Il avait peut-être des enfants, mais allons ! il était venu ici avec une arme pour nous tuer.
Je me suis dit un jour que puisque que le destin m’avait fait naître Ukrainien, je voulais être l’Ukrainien le plus formidable du monde. Mais l’héroïsme romantique, ce n’était pas mon fort. Je suis du genre à garder la tête froide. Je ne voulais donc pas mourir pour l’Ukraine. J’ai fait de mon mieux pour défendre sa liberté et défendre mes valeurs. Si, à partir du troisième mois d’occupation, j’ai contacté la Direction générale du renseignement et commencé à coopérer avec eux, personne ne m’a donné l’ordre de tuer. Dans l’ensemble ils ont été épatants, ils ont pris les choses avec beaucoup de pragmatisme et d’humanité: si tu ne peux pas faire ça, tant pis, on ne perdra pas la guerre pour autant et tu resteras en vie, si tu peux, tant mieux, tu hâteras d’une minute la libération de la ville. J’étais juste mortifié de faire si peu, il fallait faire davantage… Je parle ici de choses terribles, mais j’ai le sourire parce que je ne me lasse pas de cet air de liberté retrouvé. »
Nous discutions avec Vlad au café Leto, dans un parc du centre de Kherson. Les agents du FSB et les Kadyrovtsy aimaient traîner ici. Je prends un minibus pour rentrer. La femme assise à côté de moi me demande si je sais ce qu’est l’aurore. « Tout le monde ne le sait pas. Avant, je ne savais pas qu’il était possible de se réjouir autant du commencement d’un nouveau jour », me dit Vera. Son fils a été fait prisonnier et torturé, son frère a été tué, son mari est à la guerre. Elle travaille dans l’élevage. Elle pleure en disant que les Russes ont pillé le seul stock de reproduction qu’elle avait. Elle sourit pourtant à travers ses larmes : son fils et son mari sont vivants, l’occupation est terminée.
C’est déjà le soir. Le Père Sergueï Tchoudinovitch joue du piano dans l’obscurité : « À Ksenia, fille houtsoule / Pour toi seule au monde je jouerai sur la trembita, je te parlerai d’amour5. » Il a eu le courage de chanter l’office des défunts pour les gars des tranchées qui sont morts le premier jour de la guerre dans le parc des Lilas en tentant de stopper l’offensive russe avec des cocktails Molotov et des mitrailleuses. Il a survécu à la captivité, à l’humiliation et à la torture. « Mais ne parlons pas de ça, je vais plutôt vous raconter une blague. Nous nous sommes assez lamentés de la difficulté de vivre sous le joug de Moscou. Qu’ils aillent au diable ! »
Traduit du russe par Fabienne Lecallier.
Journaliste, réfugié politique, vit et travaille en Ukraine. Condamné dans son pays d'origine, la Biélorussie, en 2018, pour avoir soutenu l'Ukraine, il figure en Russie sur la liste des personnes recherchées.
Notes
- Opération antiterroriste dont l’objectif était de repousser les assauts des séparatistes pro-russes en 2014-2015.
- Membres des milices de Kadyrov.
- Tissu rituel brodé utilisé lors de services religieux et cérémonies.
- Désigne le drapeau russe, par comparaison avec les bandes rouge-blanc-bleu du dentifrice Aquafresh.
- Chanson ukrainienne.