Historien de l’art ukrainien et commissaire de nombreuses expositions internationales, Konstantin Akincha se penche sur la réécriture de l’Histoire par le régime russe, et son instrumentalisation comme arme de guerre. Il prend pour exemple l’épisode de l’occupation de la ville ukrainienne de Kherson.
En mai dernier, alors que les villes du sud de l’Ukraine étaient déjà occupées, quoique non encore « annexées », les Russes recouraient déjà à leur tactique traditionnelle en commençant à distribuer des passeports russes aux habitants. Si ces derniers ne se montraient pas suffisamment désireux d’acquérir la nationalité russe, les occupants essayaient de les motiver par des menaces et de l’intimidation.
L’une des officines hâtivement mises en place à Melitopol pour distribuer des passeports s’ornait d’une affiche particulière, une sorte de pastiche d’affiche de propagande soviétique datant de 1941 où l’on voyait un soldat de l’Armée rouge embrocher sur sa baïonnette un Hitler semblable à un rat dont le museau passait à travers le pacte Ribbentrop-Molotov. En bas de l’affiche on lisait : « Nous combattons l’ennemi et c’en est fini de lui ! » Le pastiche exposée à la vue de tous dans le bureau des passeports à Melitopol montrait le même soldat mais, cette fois, il s’attaquait à un ennemi tout différent. Le Führer avait été remplacé par un historien bedonnant et mal rasé occupé à griffonner un manuscrit intitulé Historia. Derrière le malheureux chroniqueur promis au peloton d’exécution russe se tenait un militaire tenant à la main un masque souriant. Sans aucun doute ce personnage était le véritable annonciateur du révisionnisme historique, mais l’affiche ne permettait pas de savoir au juste s’il s’agissait de représenter l’impérialisme américain, le militarisme de l’OTAN ou le nationalisme ukrainien. En bas de l’affiche il était écrit : « Nous ne permettrons pas qu’on révise notre histoire ! »
L‘idée selon laquelle l’histoire est une écriture sainte et donc non susceptible de révision ni même d’interprétation est devenue un dogme de la nouvelle idéologie poutinienne. Elle s’appuie sur le culte de la victoire de l’Union soviétique dans la Seconde Guerre mondiale, concept qui s’est vite transformé en véritable religion politique1. Il n’est guère surprenant que les idéologues de Poutine s’en soient emparés et l’aient développée. L’histoire soviétique sous sa forme originelle ne pouvait guère servir les objectifs modernes étant donné qu’elle se limitait à la guerre contre les nazis et à la conquête de l’espace après la guerre. Les idéologues poutiniens n’ont pas tardé à donner une tournure moderne à la victoire soviétique de 1945 — obtenue au prix d’innombrables vies soviétiques. Ils en ont grossièrement nationalisé le récit, le rendant exclusivement russe et embellissant tous les détails déplaisants comme le dépeçage de la Pologne en 1939 ou l’occupation des pays d’Europe centrale et orientale après la guerre. Le défilé militaire de la Victoire est devenu le principal événement festif de l’année. Les fanions triomphalistes proclamant « S’il le faut on le refera ! » sont devenus très populaires chez les automobilistes — et une réplique en contreplaqué du Reichstag a été édifiée dans une banlieue de Moscou pour la reconstitution annuelle de sa capture.
Le nouveau culte, surnommé Pobedobesié, c’est-à-dire « folie de la victoire », avait besoin de la protection et du soutien de l’État. En 2009, le président Medvedev créait une « Commission présidentielle chargée de contrecarrer les tentatives de falsification de l’histoire qui menacent les intérêts de la Russie ». Cet organe avait pour tâche de « défendre la Russie contre les falsifications de l’histoire et contre les personnes qui nient la contribution de l’Union soviétique à la victoire dans la Seconde Guerre mondiale ». Ladite commission n’a guère vécu puisqu’elle cessa d’exister en 2012, quand Poutine fut réélu président. À partir de 2021, nier le rôle de l’Union soviétique dans la victoire et la comparer à l’Allemagne nazie fut considéré comme un délit passible de lourdes amendes.
Cependant, les intellectuels russes ont fait preuve de naïveté en pensant que Poutine se limiterait à la Seconde Guerre mondiale dans ses efforts visant à faire de l’histoire une arme de guerre. En août 2021, des membres du Comité d’enquête russe ont convoqué Sergueï Tchernychev, directeur d’un collège de Novossibirsk, à propos de remarques critiques qu’il avait faites sur Alexandre Nevski, un prince médiéval canonisé par l’Église orthodoxe russe. L’affaire Tchernychev a montré qu’émettre un doute quant à la grandeur du passé russe allait être considéré comme un crime contre l’État.
Poutine, lui, est un historien amateur, et ses actes montrent combien cette passion peut être dangereuse. Moins de six mois avant l’invasion de l’Ukraine, il avait écrit un long article intitulé « De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens ». Cet insipide traité, piètre collage de stéréotypes usés et de banalités de propagande dépassées, ne se contentait pas de contester le droit des Ukrainiens à avoir un État mais mettait en doute l’existence même de l’Ukraine en tant que nation légitime. Tout bizarre qu’il puisse paraître aux yeux d’historiens professionnels occidentaux, l’article de Poutine demeure un indicateur essentiel du climat politique dominant. Il annonçait clairement l’invasion à venir.
De ce fait, on pourrait raisonnablement interpréter l’invasion de l’Ukraine comme découlant d’une « guerre de l’histoire », et les circonstances entourant l’occupation russe de Kherson offrent un matériau parfait pour l’illustrer. Aussitôt Kherson tombée aux mains des Russes, des affiches célébrant les personnages historiques russes qui, autrefois, s’étaient rendus dans cette ville, se sont multipliées autour du centre. « Kherson, une ville au passé russe » était le slogan dominant, et des célébrités historiques étaient convoquées pour confirmer cette idée. Ici, c’était Pouchkine, le grand poète ; là, Denis Davidov, le héros des guerres napoléoniennes. Et puis le généralissime Souvorov, chef militaire sous Catherine II et Paul Ier. Naturellement, le panneau omettait de signaler que si Pouchkine avait visité la ville, c’était parce qu’il s’y était arrêté sur son chemin de l’exil. C’est un peu comme si l’Italie, en tant qu’« État successeur » de l’Empire romain, revendiquait la ville d’Ovidiopole, dans la région d’Odessa, au motif qu’Ovide y avait été exilé par Auguste.
Au début de l’occupation russe, le slogan le plus répandu dans les rues de Kherson était : « Nous sommes là pour toujours ! » En mai, l’état d’esprit avait changé du tout au tout à mesure que la contre-offensive ukrainienne se faisait plus pressante. En secret, la Russie s’est mise à sortir les pièces les plus précieuses des collections des musées de Kherson. Le 30 septembre, Poutine a annexé la région et, le 19 octobre, la loi martiale était instaurée à Kherson. Ce qui, dans les faits, revenait à légaliser le pillage. Les occupants ont démonté et emporté les monuments soviétiques érigés à la mémoire de héros de l’Empire russe tels que Souvorov et l’amiral Ouchakov. Le même sort a échu au monument du prince Potemkine bien que, dans ce cas, le vol n’ait pas concerné que sa statue. La dépouille de Potemkine, qui reposait dans la cathédrale Sainte-Catherine, a elle aussi été exhumée et enlevée.
Cette affaire Potemkine offre un exemple frappant de répétition de l’histoire car ce n’était pas la première fois que le prince était dérangé après sa mort. Paul Ier, le fils de Catherine II, avait sorti le corps momifié de Potemkine de la crypte de la cathédrale où il était exposé à la vue de tous. Ensuite, en 1874, sa dépouille avait été déposée dans un nouveau cercueil de plomb et placée sous une dalle de la cathédrale. En 1930, quand la cathédrale a été transformée en musée de l’athéisme, les restes de Potemkine ont été de nouveau exhumés et réutilisés : on les exposa dans trois vitrines, l’une contenant son crâne, la deuxième ses ossements et la troisième les lambeaux de son habit, et l’on intitula cette sinistre installation « Dépouilles du prince Potemkine, amant de Catherine II ». Elle ne fut démontée qu’après les plaintes de Boris Lavrenev, un important écrivain stalinien, qui visita le musée quelques années après. Du fait de l’intervention de Lavrenev, les ossements auraient été de nouveau inhumés, mais quant à savoir si les restes actuels sont authentiques ou complets, c’est un mystère.
Tout d’abord, le crâne du prince a disparu et, selon une légende locale, des enfants s’en seraient servis pour jouer au foot dans la cour de la cathédrale. Selon une autre légende, il aurait été volé par un collectionneur de souvenirs macabres. Enfin, en 1984, les restes de Potemkine ont été une fois de plus exhumés et confiés à l’examen d’une commission où figuraient des médecins légistes. Elle a seulement pu conclure que les ossements qui se trouvaient dans la tombe appartenaient à un homme de grande taille et pouvaient remonter à la fin du XVIIIe siècle. Nul ne peut affirmer avec certitude que ce sont les restes du prince.
Dans la conception poutinienne de l’histoire, Potemkine est important pour avoir conquis la Crimée. Or il est aussi connu pour avoir été involontairement à l’origine de ce qu’on appelle communément par dérision « village Potemkine » pour désigner un projet en trompe-l’œil. Le prince, comme chacun sait, déployait d’immenses efforts pour impressionner sa maîtresse, Catherine II. L’un d’entre eux consistait à installer sur les bords du Dniepr des villages préfabriqués pouvant être rapidement montés avant la visite de l’impératrice pour être tout aussi rapidement démontés ensuite. La version poutinienne de l’histoire russe entre en parfaite résonance avec ce système grotesque. Elle n’est rien d’autre que la fabrication de décors de théâtre absolument vides de toute substance réelle.
À mesure que la guerre se révèle être un échec de grande ampleur, la militarisation de l’histoire est devenue tout aussi urgente que l’achat de drones iraniens. Pour achever la construction des « villages Potemkine » de la nouvelle idéologie russe, l’administration poutinienne a instauré une discipline obligatoire dans tous les établissements d’enseignement supérieur. Elle s’appellera « Fondements de l’État russe ». Les deux piliers de ce nouveau catéchisme seront l’histoire de la Russie et l’histoire de sa culture, clamées à grands coups de trompette dans une version que personne n’ira corriger par crainte de représailles douloureuses.
Traduit du russe par Bernard Marchadier.
Historien de l'art, commissaire de projets d'exposition, journaliste d'investigation. Vit à Kyïv.