Le cas des bébés enlevés à Kherson et transférés vers la Russie

Desk Russie veut attirer l’attention sur le sort d’enfants ukrainiens saisis dans des orphelinats de Kherson par l’armée russe, un dossier que l’auteur et le média électronique Les humanités suivent depuis plusieurs mois. Une dizaine de bébés enlevés début novembre à Kherson, juste avant que les forces ukrainiennes ne reprennent la ville, se trouvent aujourd’hui en Crimée, territoire occupé par la Russie, dans un orphelinat de sinistre réputation, qui avait été dénoncé en 2020 pour maltraitance et cruauté, et où la situation ne semble guère avoir changé depuis.

La débandade. C’est l’image qui reste de soldats russes fuyant Kherson à la sauve-qui-peut, laissant derrière eux équipements et matériel militaire, lorsque les forces ukrainiennes ont repris la ville, début novembre. Ville en partie détruite, dont le musée avait été pillé et saccagé. Il restait pourtant certains « objets de valeur » : des enfants. Et le contraste est saisissant avec une apparente improvisation du retrait de l’armée russe. Quelques jours, voire quelques heures avant de quitter Kherson, des unités de cette même armée russe ont opéré une véritable et méthodique razzia des orphelinats de la ville. Comme si les enfants étaient un précieux butin de guerre, à rafler toutes affaires cessantes.

Le 21 octobre, l’agence Tass rapportait les propos de Kirill Stremooussov, gouverneur adjoint (pro-russe) de la région de Kherson, qui affirmait que 46 enfants d’un seul orphelinat, rue Koulik, avaient été « évacués » vers la Crimée. Un reportage de Valeria Kovalinska, Ivan Petritchak, Oleksi Savtchouk et Roman Sitchenko, diffusé sur Arte, recueillait le témoignage du directeur d’un centre de réhabilitation psychosociale qui avait pu, avec le personnel de l’établissement, protéger et mettre à l’abri les enfants qu’il accueillait, avant que ne débarquent les soldats russes. Mais ailleurs, comme le rapportait Paris-Match, 58 enfants d’une même pouponnière ont été embarqués dans la matinée du 2 novembre.

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Photo d’un bébé volé à Kherson publiée sur le site Internet du service d’adoption de la région de Moscou

Combien sont-ils en tout, et que sont devenus les enfants qui ont été enlevés à Kherson début novembre ? Des journalistes de Verstka, un média russe indépendant (dont les révélations sont reprises par l’ONG Zmina et, en anglais, par la rédaction de Meduza), viennent de retrouver la trace de quatorze d’entre eux, tous âgés de moins de 5 ans, volés à Kherson dans un orphelinat appelé Kolokoltchik. Ces enfants ont pu être identifiés en examinant plus de 700 photos publiées sur le site Internet du service d’adoption de la région de Moscou, qui montrent des orphelins (ou supposés tels) des « territoires occupés », dont les photos sont accompagnées de lettres au Père Noël. Les journalistes ont remarqué que quatorze lettres de très jeunes enfants étaient écrites de la même main, et que chaque lettre mentionnait que l’enfant était originaire de Kherson. Dans dix de ces lettres, le lieu de résidence actuel des orphelins n’était pas mentionné ou était intentionnellement effacé. Deux lettres indiquaient que l’enfant était venu de Kherson à Simferopol (une ville de 330 000 habitants en Crimée), et deux autres mentionnaient le nom de l’orphelinat. Mais ces 14 enfants ont tous été photographiés au sein de ce même orphelinat, nommé « Yolotchka ».

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Photos de l’orphelinat Yolotchka à Simferopol, lors du scandale dévoilé en août 2020.

Il se trouve que cet orphelinat « Yolotchka », à Simferopol, a déjà défrayé la chronique en 2020, et qu’une sinistre réputation lui reste attachée. En août 2020, cet orphelinat avait en effet fait l’objet de révélations terrifiantes, après qu’une première mère adoptive, Olga Kramnaïa, qui avait recueilli 4 enfants, avait saisi le bureau du procureur de Crimée. À sa suite, d’autres familles d’accueil avaient produit des témoignages confondants : malnutrition, mauvais traitements, négligence et même cruauté. Des images particulièrement choquantes avaient alors circulé sur les réseaux sociaux et dans certains médias, décrivant cet orphelinat, théoriquement spécialisé pour enfants souffrant de déficiences du système nerveux central et de troubles mentaux. C’était il y a deux ans. Et aujourd’hui ? Malgré l’ampleur du scandale (et de forts soupçons de détournements des fonds alloués à l’alimentation et aux soins des enfants par la direction et le personnel de l’établissement), l’enquête qui fut diligentée alors semble avoir été étouffée. Le médecin-chef de cet orphelinat, Aleksandre Vassioukov, est toujours en poste, et selon Olga Kramnaïa, qui fut la première « lanceuse d’alerte », rien n’a véritablement changé. Il y aurait un moyen simple de savoir : une inspection de la Croix-Rouge et/ou de l’Unicef. Mais la Russie refuse toujours une telle éventualité. Si les bébés de Kherson transférés en Crimée ne reçoivent sans doute pas les soins qui devraient leur être prodigués, le lavage de cerveau, lui, semble assuré. Selon le « programme de travail » de l’orphelinat Yolotchka pour la période 2021-2025, l’institution doit encourager chez les enfants « des sentiments moraux plus élevés », en particulier « le patriotisme et la citoyenneté », ainsi que former l’idée que « la Crimée est dans le sud de la Russie » et « une conscience de soi en tant que citoyen de la Russie ». L’embrigadement commence vraiment au berceau ! Il continuera à l’école primaire, pour tous les enfants, russes de naissance ou « russifiés », par l’introduction dans les matières enseignées de « thèmes liés aux valeurs traditionnelles spirituelles », comme vient de l’annoncer à l’agence Tass le ministre de l’Éducation, Sergueï Kravtsov, sous la pression de Maria Lvova-Belova, du patriarche Kirill, du philosophe ultra-nationaliste Alexandre Douguine et de l’homme d’affaires d’extrême droite Konstantin Malofeïev, qui en avaient fait un cheval de bataille commun lors d’un Forum du Conseil mondial du peuple russe, début décembre à Novossibirsk.

Le rapt d’enfants, leur déportation, leur changement d’identité et leur russification font partie des « valeurs traditionnelles » que défend Maria Lvova-Belova avec le soutien de l’Église orthodoxe russe. Filippo Grandi, haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés, s’est exprimé pour la première fois sur le sujet le 24 janvier, à l’issue d’une visite de six jours en Ukraine. En donnant aux enfants ukrainiens des passeports russes et en les proposant à l’adoption, la Russie viole les « principes fondamentaux de la protection de l’enfance en temps de guerre », a-t-il déclaré dans une interview à Reuters : « C’est quelque chose qui se passe en Russie et qui ne doit pas se produire. » Mais si cela « ne doit pas se produire », que faire pour l’en empêcher ?

À de rares exceptions près, le silence de la « communauté internationale » est assourdissant. Ah, si : le Japon vient de placer Maria Lvova-Belova sur une nouvelle liste de sanctions…, ce dont elle se contrefiche éperdument : « L’un de mes fils, un fan de la culture japonaise qui voulait visiter le Pays du Soleil Levant, était un peu contrarié. Mais pas moi », écrit-elle sur Telegram. Il en faudra plus pour ébranler celle qui dit « continuer à travailler pour le bien des enfants dans la région du Donbass, de Zaporijia et de Kherson. […] Nous devons maintenant tout mettre en œuvre pour créer les conditions permettant aux enfants des nouvelles régions russes de vivre pleinement leur vie. »

Article publié sur Les Humanités

Journaliste, essayiste et directeur de projets artistiques et culturels. Il s’intéresse tout particulièrement à la danse. En 2021, il est le cofondateur du media en ligne Les Humanités.

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