Un avenir fragile

Selon la poétesse russe Elena Fanaïlova, « Il faut s’occuper du présent », car seul le présent compte dans une situation de guerre : aider les Ukrainiens, par tous les moyens, mais également les Russes qui fuient la Russie en guise de protestation. L’autrice réfléchit sur le contexte culturel de son pays — à savoir la perversité du messianisme russe et l’ésotérisme ultra-réactionnaire du début du XXe siècle, à la mode chez les élites gouvernantes actuelles —, qui a permis que soient perpétrés des crimes de guerre en Ukraine.

Tout ce que je pourrais dire aujourd’hui, absolument tout, serait déplacé face à la réalité de notre quotidien. Un ami d’Europe m’envoie une vidéo d’un chanteur de pop suédois, une amie d’Ukraine m’envoie des images cauchemardesques de Kherson libérée, des salles de torture du « monde russe ». Je regarde les unes et les autres. Depuis le 24 février dernier, je ne m’occupe plus des questions de culture, mais presque exclusivement des questions de survie de mes amis ukrainiens et russes, de mes copines les plus proches et de mes camarades au destin chacun si différent : où et comment leur trouver un lieu d’accueil en Europe, quelle aide leur apporter s’ils restent en Ukraine et en Russie, comment rendre leur vie plus sûre et plus supportable. Je n’ai tout simplement plus la tête à réfléchir à l’avenir, y compris à mon avenir personnel. Peu m’importe à présent, où que je sois, je pense à celles et ceux qui sont victimes de la guerre. À comment je peux les aider.

Notre vie et notre avenir ne dépendent plus de notre volonté ni de notre imagination. À commencer par les institutions sociales et culturelles. Elles ont été démolies par les modifications illégales de la Constitution russe, par l’invasion de l’Ukraine, par l’instauration de facto d’un état de guerre en Russie, par la censure et la mobilisation forcée. Le sort de la population — des paysans de la région de Belgorod et de Sibérie aux hipsters de Saint-Pétersbourg comme de Vladivostok —, est pour l’instant entre les mains du Kremlin, mais ne dépend plus des arrangements officieux entre le pouvoir et le « peuple d’en bas », à savoir la garantie d’une sécurité et d’un pécule financier pour les employés de l’État, en échange d’une loyauté politique. Il s’agissait d’un consensus tacite établi après les attentats du début des années 2000 (quels qu’en soient les responsables désignés, à savoir les radicaux tchétchènes ou les agents du FSB). La classe moyenne citadine des deux capitales du pays avait tenté de protester contre l’inamovibilité du pouvoir en place (voir l’affaire Bolotnaïa1), mais cela n’avait mené qu’à une première vague de répressions politiques, suivie d’une réaction politique de bien plus grande ampleur.

Les études (celle de Natalia Zoubarevitch2, par exemple), montrent que 40 % de la population de la Russie vit sous le seuil de pauvreté. Il ne s’agit plus d’un petit arrangement, mais d’une violence directe exercée contre les habitants de notre pays, considérés comme une ressource biologique pour les besoins de la « géopolitique militaire » et abrutis par la propagande. Cependant, je ne peux imaginer la moindre justification ni avoir la moindre compassion pour ceux qui sont partis faire la guerre et exercent à leur tour la violence russe en Ukraine. Aucune « misère des Russes » ne peut expliquer le meurtre de civils, le viol de femmes et d’hommes, la dévastation de leurs foyers, les tirs des chars sur les habitations dans les bourgs où sont entrées les troupes russes (je suis en contact avec des témoins), la violation des lois de la guerre, la façon cynique dont cette guerre est menée. Le présent et l’avenir n’ont pas tourné comme se l’imaginaient les universitaires et éditeurs moscovites et pétersbourgeois, les employés des grappes d’entreprises d’Ekaterinbourg et de Novossibirsk, les réalisateurs de Voronej et les philologues de Samara. Le pouvoir a très vite eu recours à des leviers propres aux actes de violence illégaux, qui faisaient visiblement toujours partie du tissu social.

Notre avenir s’est retrouvé pris en otage par les « patriarches du Kremlin ». Ces gens ont déclenché une guerre en Ukraine à cause de leurs fantômes psychologiques personnels, renforcés par une orthodoxie déviante et contraire aux commandements principaux du christianisme. Nous n’avons plus de grands penseurs tels qu’Averintsev3 et Pasternak. Désormais, les maîtres à penser imposés par le Kremlin sont Douguine et Prigojine, Kadyrov et des correspondants de guerre pro-Poutine, Simonian4 et d’autres propagandistes. Nos trente années de travail dans le champ de l’information et de l’éducation, on le voit, ont été facilement réduites à néant. Il nous faut, en tant qu’individus pensants, retourner dans le passé, c’est-à-dire comprendre la perversité du messianisme russe5 et l’ésotérisme ultra-réactionnaire6 du début du XXe siècle. C’est là qu’est la source de ce qui, dans la culture russe, a permis que soient perpétrés des crimes de guerre en Ukraine, a fait que des ordres soient donnés pour les rendre possibles. La source n’est pas Pouchkine ou Brodsky. La philosophie russe à tendance nazie, qui resservait dans les universités les poncifs des réactionnaires allemands d’autrefois, avait beaucoup de succès dans les cercles proches du Kremlin, comme en attestent de nombreux témoignages. On s’est aperçu que fermer les universités libres qui proposaient des pratiques d’enseignement européennes ne représentait aucune difficulté. De même que renvoyer de ces établissements les professeurs qui se positionnaient contre la guerre. Et cela procède de la façon dont s’est constituée la société et la culture russes après 1991. Leurs acteurs s’interrogent : pourquoi donc la plupart des institutions culturelles n’ont-elles pas passé l’épreuve du 24 février ? Parce que dans leur grande majorité, elles dépendaient de l’État. Parce que la loi et l’ordre ne sont pas l’objet du travail des institutions culturelles et sociales — l’affaire Mémorial7 en est un exemple révoltant. Parce que les tribunaux doivent rendre des comptes à l’administration du Kremlin. Les tentatives des théâtres et maisons d’édition indépendants de poursuivre leur politique culturelle sont pour moi touchantes et admirables, sans aucun doute, de même que la position stoïque du monde des sciences humaines, qui choisit de ne pas quitter la Russie en cette « sombre époque ». Mais il faut bien comprendre que nous vivons sous la censure de guerre, qui s’attaque et continuera de s’attaquer à toutes les sources de pensée indépendante afin d’expliquer « l’opération spéciale » et de justifier l’agression de notre régime local quasi-fasciste contre l’Ukraine.

L’avenir de la communauté littéraire et culturelle est indissociable, entre autres, d’une critique de la part des Ukrainiens qui nous est désagréable. Pourquoi les slavisants occidentaux, après le 24 février, se permettent-ils de mener des projets contre la guerre avec la participation de ressortissants du pays agresseur et de ressortissants ukrainiens, alors que ces derniers subissent un génocide direct de la part de la Russie ? C’est une question qu’il faut aborder avec précaution et méthode. Je considère pour ma part que pour déconstruire ce sujet, il faut revenir à l’histoire de la guerre froide et à l’étude de l’image de « l’ennemi » dans les universités américaines, puis allemandes. Afin de comprendre l’adversaire hypothétique, il était nécessaire d’en connaître les codes culturels, voilà pourquoi le sujet « russe », et plus précisément « soviétique » suscitait tant d’attention. L’empire soviétique et la Russie postsoviétique ont été l’ennemi principal, ou du moins représentaient l’image de « l’autre » dans cette opposition d’après-guerre, à partir de 1945. L’Ukraine faisait partie de cet espace, aux yeux des chercheurs. Sans nul doute, à la lumière de la réalité militaire et politique d’aujourd’hui, cette approche doit être revue afin de considérer la culture ukrainienne comme indépendante de Moscou.

À propos maintenant non pas de la classe des intellectuels, mais des « Russes d’en bas », qui envoient leurs fils sur le front ukrainien, ces mères et ces épouses dont les groupes sur les réseaux sociaux emplissent Internet : certes, je suis choquée par la passivité des campagnes, par leur empressement à envoyer les hommes à une mort certaine, alors que j’ai entendu divers récits personnels de détestation du pouvoir, des récits que j’ai conservés dans ma tête pendant mes vingt ans de travail comme journaliste de terrain dans les petites villes et villages de province. Ainsi que l’a exprimé Ioulia Vichnevetskaïa, réalisatrice du projet documentaire de Radio Free Europe intitulé Signes de vie : « Je ne peux plus entendre l’histoire du bon qui s’est transformé en monstre. Je ne peux plus compatir avec les héros des films que je fais. »

Les intellectuels russes ont déjà bon nombre d’interprétations pour justifier les histoires de ce genre : nous ne savions pas, disent-ils, comment vivait véritablement le peuple, que c’est la pauvreté et les crédits qui l’obligent à partir à la guerre. Mais le sens moral et la conscience n’obligent-ils pas à refuser de se laisser mobiliser ? Ou bien est-ce que le peuple d’en bas ne peut être doté de ces choses-là, et n’a pour lui que soumission à l’autorité, stupidité, cupidité le poussant à attendre ce qu’il héritera de ses fils tués ? Et comment est-il possible que les générations plus âgées envoient leurs enfants à la mort ? Ma conviction est que, dès que le gouvernement changera et que la rhétorique télévisuelle sera remplacée, la Mort Patrie se transformera en Patrie manifestant contre la guerre et votant pour la vie. Mais pour cela, il faut avoir vécu longtemps en Russie et se rappeler où nous a menés la guerre en Afghanistan.

Quant aux architectes et entrepreneurs en bâtiment, ils sont la couche de la population que je préfère pour une bonne appréhension de la réalité d’aujourd’hui. Ils ont bénéficié d’énormes avantages depuis les années 2000, contrairement aux médecins, enseignants, ingénieurs et professeurs d’université. Cette catégorie, même après avoir envoyé ses enfants en sécurité quelque part à l’étranger, se cramponnera aux marchés publics et apportera ainsi indirectement son soutien à « l’opération spéciale », comme toujours, business as usual. Elle pense l’avenir à court terme. Comme la plus grande partie de la classe moyenne « non expatriée » des grosses villes de Russie, elle compte sur une normalisation et un retour à l’état d’avant-guerre dans le monde des affaires et dans la société. Mais cela a peu de chances de se réaliser. Cela m’évoque un peu l’image du travail des ingénieurs mécaniciens à bord du Titanic alors qu’il était encore à flot.

L’avenir, à présent, disons-le franchement, dépend des forces armées ukrainiennes, des livraisons d’armes américaines à l’Ukraine et de la création d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus du pays. De la reconnaissance par la Russie de sa défaite, incarnée par ses dirigeants et leur clique de VIP devant un futur tribunal international. Nos projets de vie personnels attendront. Chaque jour, il devient de plus en plus important de s’occuper du présent.

Traduit du russe et annoté par Nastasia Dahuron.

Version originale ici

Poétesse russe de renom, traductrice et journaliste. Elle est chroniqueuse et présentatrice d’émissions à la Radio Liberty.

Notes

  1. L’affaire Bolotnaïa est une enquête criminelle lancée pour des « émeutes massives » et « le recours à la force contre des représentants des autorités », qui auraient eu lieu lors de la manifestation appelée « La marche des millions » sur la place Bolotnaïa à Moscou en 2012, et pendant laquelle des centaines de manifestants ont été arrêtés. Il s’agit de la plus grosse affaire pénale contre des manifestants de cette période. [Toutes les notes sont de la traductrice.]
  2. Spécialiste russe de géographie économique reconnue, autrice notamment de la « théorie des quatre Russies » décrivant le développement socio-économique des différentes régions du pays.
  3. Sergueï Averintsev (1937-2004), philologue et historien russe, spécialiste de littérature antique et chrétien orthodoxe convaincu, a notamment critiqué les positions « néoslavophiles » et les « néo-occidentalistes », dénonçant leur radicalisme.
  4. Noms incontournables de l’idéologie politique russe contemporaine. Alexandre Douguine est un théoricien ultra-nationaliste, qui professe l’expansionnisme militaire et l’impérialisme russe. Evgueni Prigojine est le principal financeur du groupe de mercenaires Wagner. Ramzan Kadyrov est le chef de la République tchétchène sous administration russe, fervent soutien de Poutine, et à la tête des forces de sécurité appelées les kadyrovtsy, envoyées notamment combattre en Ukraine. Margarita Simonian est la rédactrice en chef du réseau d’actualités RT, qui participe activement à la propagande officielle du Kremlin.
  5. Le messianisme russe est une idée très utilisée en Russie, apparue au XVe siècle (Moscou serait la « Troisième Rome » après la chute de Constantinople), ravivée aux XVIe (avec l’idée de panslavisme), XVIIe et XIXe siècles, selon laquelle la Russie est investie de la mission d’établir une nouvelle civilisation mondiale.
  6. Référence au mouvement antisémite, nationaliste et monarchiste d’extrême droite des « Cent-Noirs », apparu pendant la révolution de 1905, et ayant organisé des pogroms meurtriers. Ce mouvement, qui a été qualifié de pré-fasciste, est resté actif jusqu’aux années 1920, puis a resurgi sous Gorbatchev pendant la glasnost.
  7. Organisation non gouvernementale russe de défense des droits de l’homme et de préservation de la mémoire des victimes du pouvoir soviétique, dissoute par la Cour suprême de Russie en 2021, exemple de l’instrumentalisation de la justice à des fins de répression et de bâillonnement de la liberté d’expression. Organisation lauréate du prix Nobel de la paix en 2022.

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