La Constitution russe, un des nombreux obstacles à une trêve russo-ukrainienne

Les discussions entre décideurs et analystes occidentaux sur la manière dont la guerre russo-ukrainienne pourrait ou devrait se terminer s’intensifient de mois en mois. L’auteur de cet article, politologue allemand, met en exergue un obstacle à la paix peu évoqué : les modifications constitutionnelles apportées par Moscou en 2014 et 2022 concernant le territoire officiel de la Fédération de Russie. Du fait des « annexions » qu’elle a proclamées, la Russie est — selon sa propre Constitution — un pays qui aujourd’hui ne contrôle ni toutes ses frontières ni son territoire revendiqué.

L’affrontement de deux constitutions

Il existe un grand nombre de raisons pour lesquelles les négociations entre Kiev et Moscou n’auront probablement pas lieu ou n’apporteront aucun résultat et certainement pas une paix durable. L’une d’entre elles est l’incompatibilité manifeste des constitutions de l’Ukraine et de la Russie. La récente annexion illégitime par la Russie de quatre territoires du sud-est de l’Ukraine continentale, à savoir les oblasts de Donetsk, de Louhansk, de Zaporijjia et de Kherson, pose un problème. Elle accentue en effet la provocation lancée avec la scandaleuse occupation militaire russe et l’annexion illégale de la péninsule de Crimée neuf ans auparavant. Depuis mars 2014, et plus encore depuis septembre 2022, cette question est devenue l’obstacle le plus important à des discussions fructueuses entre l’Ukraine et la Russie.

Les deux pays doivent résoudre non seulement un certain nombre de problèmes politiques entre eux, mais aussi un conflit juridique fondamental. Depuis près de neuf ans, la Russie ne se contente pas de violer le droit international d’une manière jusqu’alors impensable. Les annexions de Moscou ont également modifié fondamentalement le droit interne russe. Ainsi, les Constitutions ukrainienne et russe revendiquent désormais explicitement un même territoire dans l’est et le sud de l’Ukraine, y compris la Crimée.

En outre, Poutine et Zelensky sont — en tant que présidents de leurs pays — également considérés, par leurs peuples, comme les « garants » de leurs Constitutions tenus de les appliquer. Même si l’un ou l’autre voulait faire des compromis territoriaux, les lois fondamentales de leurs deux États leur interdisent explicitement de le faire. Cela signifie qu’avant d’engager des pourparlers de paix substantiels, l’une au moins de ces deux Constitutions devrait être modifiée, voire les deux. Or, pour ce faire, il faudrait obtenir de larges majorités lors des votes parlementaires. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cela serait difficile dans le cas de la Russie de Poutine, et irréaliste dans le cas de l’Ukraine.

Le précédent de la Crimée

Ce problème juridique particulier existe déjà depuis le 18 mars 2014, date à laquelle la Fédération de Russie a officiellement inclus la péninsule de Crimée dans son territoire national. L’annexion de la Crimée n’a été officiellement reconnue que par quelques pays et certains cercles politiques dans le monde. Moscou a présenté au monde extérieur, en 2014, une explication en partie plausible de sa violation du droit international en mer Noire. Entre autres affirmations douteuses, elle a proclamé que l’histoire de la Crimée dans les empires tsariste et soviétique justifiait l’action scandaleuse de la Russie en 2014.

L’histoire vue du Kremlin était, bien sûr, une narration historique partiale. De nombreux gouvernements nationaux dans le monde pourraient présenter — et certains le font — des récits irrédentistes similaires faisant référence à tel ou tel épisode historique. Ils pourraient eux aussi revendiquer certains territoires qui ont appartenu à leur pays mais qui se trouvent aujourd’hui — à la suite d’une injustice historique présumée — dans d’autres États.

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L’investiture du président Zelensky le 20 mai 2019 // president.gov.ru

En dépit du caractère historiquement douteux et des débordements politiques de la rhétorique russe de 2014, de nombreux politiciens et diplomates, ainsi que certains experts du monde entier, ont officieusement cru à la version du Kremlin relative à la Crimée. Et ce en dépit de l’histoire réelle de la Crimée avant, pendant et après la période tsariste, et des effets destructeurs d’une telle reconnaissance pour la stabilité de l’ordre juridique mondial. La reconnaissance implicite de la revendication de Moscou sur la péninsule de la mer Noire par de nombreux observateurs non russes — dont certains en Occident — a été l’une des raisons pour lesquelles les sanctions internationales en réponse aux actions inadmissibles de la Russie en février-mars 2014 ont été légères, voire inexistantes.

Récemment encore, la Crimée était peut-être une question dont la solution aurait pu être reportée à un avenir lointain ou aurait pu, un jour, être résolue en accord partiel avec les préférences de Moscou. Ce dernier cas de figure aurait pu se présenter, par exemple, sous la forme d’une administration internationale temporaire de la péninsule ou d’un renforcement de l’autonomie de la République autonome de Crimée (Ukraine). Toutefois, avec l’annexion par la Russie, en septembre 2022, de quatre autres territoires ukrainiens, ces options semblent avoir disparu.

La nouvelle impasse

Les arguments du Kremlin pour la récente annexion du sud et de l’est de l’Ukraine sont encore plus fragiles que pour le rattachement de la Crimée à la Russie en 2014. La question jusqu’alors semi-ouverte de la péninsule est désormais devenue une question fondamentale concernant l’identité, la cohérence et l’avenir de l’Ukraine dans son ensemble. Le problème de la Crimée fait désormais partie intégrante de la question plus vaste du droit à l’existence d’un membre fondateur des Nations unies (la République socialiste soviétique d’Ukraine a appartenu à l’ONU de 1945 à 1991). Par conséquent, un retour à la situation d’avant l’expansion illégale de la Russie vers l’ouest, conformément à tous les souhaits de l’Ukraine, est aujourd’hui soutenu par un plus grand nombre de personnes et de pays dans le monde qu’auparavant.

Fait inquiétant, les documents d’annexion de Moscou de septembre 2022 et la loi fondamentale russe révisée en conséquence revendiquent explicitement des terres ukrainiennes que la Russie n’occupe pas réellement. Au contraire, ces territoires sont toujours — ou à nouveau — sous le contrôle de Kiev et non de Moscou. En fait, aucun des quatre oblasts continentaux de l’Ukraine récemment annexés n’a été entièrement capturé par les forces russes jusqu’à présent. Cela va à l’encontre de la nouvelle autodéfinition de l’État russe et constitue une violation partielle de la Constitution russe qui inclut ces oblasts dans le territoire officiel de la Fédération de Russie.

En fait, la Russie s’est maintenant transformée en — ce que l’on appelle en sciences politiques et en diplomatie internationale — un « État défaillant ». Avant 2022, Moscou s’employait à réduire la souveraineté et l’intégrité d’autres nations, comme la Moldavie, la Géorgie et l’Ukraine, par des moyens militaires et non militaires. Aujourd’hui, la Fédération de Russie elle-même est — selon sa propre Constitution — un pays qui ne contrôle pas entièrement ses frontières et son territoire. Il ne s’agit pas seulement d’une situation politique embarrassante pour le Kremlin, tant au niveau national qu’international, mais d’un curieux contexte juridique pour les négociations entre Kiev et Moscou, dont de nombreux politiciens, diplomates, experts et non spécialistes hors d’Ukraine espèrent le succès. À moins que la Constitution russe ne soit modifiée, Poutine ou tout autre président russe serait dans l’incapacité de restituer à Kiev tout territoire ukrainien actuellement contrôlé par Moscou. La loi fondamentale russe révisée exige que le chef d’État russe cherche à élargir ses zones d’occupation. Ainsi, un partenaire de négociation officiel de la Russie serait obligé par la loi d’insister pour que Kiev cesse de céder de nouveaux territoires ukrainiens à Moscou — de manière à mettre le texte de la Constitution russe en conformité avec les réalités politiques sur le terrain.

Certains pourraient penser que l’absurdité manifeste d’une telle possibilité diplomatique suffit à la rejeter d’emblée. Pourtant, un président russe (ou un autre négociateur) courrait le risque d’être accusé de haute trahison s’il proposait ou acceptait une violation de la Constitution russe. Il en va de même pour chaque président ukrainien ou autre négociateur ukrainien qui sont également tenus, par leur Constitution, de chercher à restaurer au plus vite la pleine intégrité territoriale et la souveraineté politique de l’Ukraine.

Cette impasse générale est, depuis près de neuf ans, la raison pour laquelle il n’y a pas eu de négociations sérieuses concernant la Crimée entre l’Ukraine et la Russie après mars 2014. Contrairement à aujourd’hui, Kiev et Moscou ont, de l’été 2014 au début de 2022, intensément négocié l’un avec l’autre sur le statut et l’avenir du Donbass, dans le cadre des négociations de Minsk, du format de Normandie, etc. En revanche, il n’y avait rien à discuter sur la Crimée annexée. Depuis septembre 2022, Moscou a créé la même impasse concernant quatre autres régions du sud-est de l’Ukraine continentale.

Conclusions

De nombreux observateurs estiment que l’obtention d’un cessez-le-feu entre Moscou et Kiev dépend de la volonté politique de certaines personnalités politiques triées sur le volet, telles que les présidents de la Russie, de l’Ukraine, des États-Unis, de la France, de la Commission européenne, etc. Ce point de vue ne tient pas compte du fait que les modifications constitutionnelles apportées par la Russie en 2014 et 2022, concernant le territoire officiel de la Fédération de Russie, ont créé des obstacles structurels à des négociations de paix utiles avec l’Ukraine. L’hypothèse répandue selon laquelle une action politique et un engagement diplomatique meilleurs ou différents de la part de l’Occident ou de Kiev — ou des deux — suffiraient pour parvenir à un accord durable avec Moscou est donc naïve.

L’impasse constitutionnelle qui a émergé depuis les annexions russes de 2014 et 2022 n’est pas le seul obstacle à des négociations significatives. Pourtant, elle est déjà suffisante pour douter de la possibilité d’une solution non militaire durable du conflit actuel. Une telle issue à la guerre actuelle ne serait possible — dans l’hypothèse d’une obstination persistante de la Russie — que si l’Ukraine révisait sa propre Constitution et se désavouait ainsi complètement en tant qu’État indépendant.

Cela ne serait pas seulement — en plus d’être assez improbable — insatisfaisant pour la plupart des Ukrainiens ; cela remettrait également en question la stabilité et les frontières futures d’autres États. Tout ou partie de leurs territoires actuels pourraient, suivant la stratégie de Moscou depuis 2014, être également perdus suite à des interventions militaires et des annexions politiques par leurs voisins.

Traduit de l’anglais par l’auteur, revu par Rosine Klatzmann.

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Andreas Umland est analyste au Centre de Stockholm pour les études sur l'Europe de l'Est, qui fait partie de l'Institut suédois des affaires internationales (UI), professeur associé de sciences politiques à l'Académie de Kyiv-Mohyla, et directeur de la collection « Soviet and Post-Soviet Politics and Society » publiée par Ibidem Press à Stuttgart. Son livre le plus connu est Russia’s Spreading Nationalist Infection (2012).

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