Propos recueillis par Clarisse Brossard
Écrivain ukrainien russophone de renommée mondiale, Andreï Kourkov défend la cause ukrainienne sur la scène internationale. Dans cet entretien exclusif, il parle de son combat, de son œuvre et de la culture ukrainienne multiethnique.
Comment votre vie et votre travail d’écrivain ont-ils changé depuis le 24 février 2022 ?
Tout a changé pour ma famille et moi : nous sommes devenus « des personnes déplacées ». Le deuxième jour de la guerre totale, nous avons quitté Kyïv pour aller dans notre maison de campagne, et de là nous sommes partis pour Lviv, puis pour Oujgorod.
Oujgorod, qui est située juste à côté de la frontière slovaque, à l’ouest de l’Ukraine, est devenue pour quelques mois ma base. Je la quittais régulièrement pour participer à des présentations ou des conférences à l’étranger. Je prenais la voiture et je n’avais qu’à traverser la frontière slovaque pour continuer en avion. En juin 2022, mon épouse et moi sommes allés à Marseille où j’étais invité pour une résidence d’écriture. Nous avons fait tout le trajet en voiture. Plus tard, à la fin de l’année 2022, nous avons passé tout le mois de décembre en Ukraine, entre Kyïv et notre maison de campagne. J’étais très heureux d’être là, malgré le son des explosions et des alertes aériennes.
En janvier dernier, nous sommes repartis, en train cette fois-ci, jusqu’à la frontière slovaque, puis nous sommes allés à San Francisco. Depuis plus d’un mois, j’enseigne la littérature postsoviétique à l’université Stanford. Pour présenter à mes étudiants la littérature ukrainienne, j’ai choisi les romans La Route du Donbass de Serhiy Jadan1 et Moskoviada de Youri Andrukhovych. La littérature bélarusse est représentée par Svetlana Alexievitch, la littérature russe par Victor Pélévine, Vladimir Sorokine, Victor Erofeev, Ludmila Oulitskaïa et Sergueï Dovlatov. C’est une nouvelle expérience car je n’avais jamais eu à donner un cycle complet de cours. Cela prend du temps, mais cela permet également d’approfondir.
Depuis le 24 février 2022, je suis devenu une sorte de tribun sur la situation en Ukraine. J’ai écrit de nombreux articles, mais plus une seule ligne de fiction. Je n’ai pas pu poursuivre la rédaction de la troisième partie de ma trilogie romanesque sur Kyïv.
J’ai compilé des articles et des textes divers pour en faire un livre, qui vient de sortir en France sous le titre Journal d’une invasion. Certains de ces textes ont été publiés dans la presse étrangère, d’autres sont inédits. Il y a aussi des podcasts que j’ai faits pour la BBC et d’autres radios. C’est le premier livre que j’ai écrit directement en anglais. Il est d’ores et déjà sorti en ukrainien. Il n’est pas sorti — et ne sortira probablement pas — en russe. Mon éditeur britannique souhaite poursuivre ce Journal, avec un second volume. Donc, je continue à écrire, bien que ce ne soit pas de la fiction.
Vous êtes l’écrivain ukrainien le plus lu dans le monde et probablement celui qui a le plus voyagé depuis le 24 février 2022. Pensez-vous que l’opinion du monde sur l’Ukraine change, et comment ?
En effet, je me suis rendu dans plus de 20 pays, jusqu’à huit fois dans certains pays. J’ai pu échanger non seulement avec le public des événements auxquels je participe, mais également avec toutes sortes de gens ordinaires qui ont vraiment été touchés par cette guerre. Certains se sont organisés pour apporter de l’aide alors qu’ils ne savaient rien sur l’Ukraine. C’est un soutien qui n’est pas forcément politique mais qui est avant tout humain. Il a eu tendance à diminuer avec le temps dans les pays qui sont le plus éloignés de l’Ukraine : l’Espagne, le Portugal, par exemple. Dans des pays proches comme les pays baltes ou la Pologne, le soutien à l’Ukraine ne fléchit pas. Aux États-Unis, on voit encore beaucoup de drapeaux ukrainiens sur les maisons et de nombreuses associations continuent à organiser des collectes pour l’Ukraine. Même si l’aide humanitaire diminuait, l’Ukraine ne perdrait pas pour autant le soutien militaire américain, ce qui est le plus important. Il faut dire également que désormais, dans de nombreux pays, l’aide humanitaire va en priorité aux réfugiés ukrainiens déjà accueillies dans ces pays.
Votre dernier roman est sorti il y a peu en France, sous le titre L’Oreille de Kiev. Il s’agit du premier volet d’une trilogie romanesque dont l’action se déroule en 1919 à Kyïv. Il raconte les tribulations d’un jeune homme, Samson, enrôlé un peu par hasard dans la milice et chargé de résoudre des enquêtes. C’est une période historique complètement ignorée en Occident, et centrale dans l’histoire de l’Ukraine. Comment avez-vous choisi cette année particulière ? Tout a commencé un peu par hasard. Une lectrice, une vague connaissance, m’a appelé pour me dire qu’elle avait quelque chose pour moi : il s’agissait d’une boîte d’archives du NKVD2. J’ai commencé à lire quelques documents et cela m’a intrigué, d’autant plus que je m’intéressais déjà à cette époque, celle de la « guerre civile ».
Ces années-là font écho à ce que nous vivons aujourd’hui car, à l’époque, les bolcheviks ont tenté de s’emparer de l’Ukraine indépendante à quatre reprises à partir de 19173, et ce n’est qu’à la quatrième tentative, en 1921, qu’ils ont réussi à prendre définitivement le contrôle de Kyïv et de l’Ukraine, et qu’ils ont déclaré l’Ukraine « République soviétique ». Donc, en substance, c’est ce qui se passe maintenant : il s’agit d’une tentative similaire de mettre la main sur l’Ukraine et d’en faire une « république russe ».
La ressemblance est troublante même dans la géographie des affrontements : le 24 février 2022, c’est par le même côté, par les mêmes localités de Boutcha et Sviatochyno, que l’armée russe a attaqué l’Ukraine, de la même manière que le général bolchévique Mouraviov l’avait attaquée en 1918. Et le 10 octobre, les Russes ont bombardé les mêmes rues bombardées par le général Mouraviov en 1918.
Le 5 février 1919, les bolcheviks ont pris Kyïv pour la deuxième fois, et ils ont réussi à s’y maintenir jusqu’à la fin du mois d’août. Pendant cette période, des milliers de personnes ont été exécutées sommairement, dans les rues, en raison de leur classe sociale. Par exemple, si vous portiez des lunettes, on pouvait vous tirer dessus à tout moment car c’était le signe que vous saviez lire. C’était cela, l’extrême brutalité du NKVD. En fait, c’est toujours la même histoire que celle qui se joue aujourd’hui : ils essayaient de débusquer et de détruire leurs ennemis.
Ensuite, les bolcheviks ont tenté de mettre la main sur Kyïv une troisième fois, ce fut très bref. Puis, ils ont réussi en 1921, cette fois définitivement. Pendant cette période, le pouvoir est passé de mains en mains à de nombreuses reprises. Pourtant, à Kyïv, des gens continuaient à vivre et à survivre. Par exemple, on a vu apparaître des unités d’autodéfense. On a aussi vu des exemples où les gens enlevaient les panneaux routiers et les numéros des maisons, pour que les occupants soient perdus. En bref, il s’est passé tout ce qui se passe maintenant.
La plupart des Ukrainiens ne connaissent pas vraiment leur histoire, je dirais que pas plus de 10 % des gens en savent un peu quelque chose. C’est l’un de nos défis pour l’avenir. Pour l’Ukraine d’aujourd’hui, le plus important, c’est probablement l’année 1918 où l’Ukraine a déclaré son indépendance. L’un des événements fondateurs de l’identité politique ukrainienne est l’union de l’Ukraine occidentale et de la République populaire d’Ukraine, qui a eu lieu le 22 janvier 1919 sur la place Sainte-Sophie4. Les figures de cette période sont sans conteste l’hetman Skoropadsky et Simon Petlioura.
La culture ukrainienne est peu connue à l’étranger. Comment changer cela ?
Le paradoxe, c’est qu’il est plus facile de partir de zéro, c’est-à-dire de parler de culture ukrainienne là où l’on ne connaît rien de l’Ukraine. Dans les pays où la culture ukrainienne a fait l’objet d’une appropriation culturelle de la part de la Russie, c’est plus difficile car dans ce cas-là, il y a un travail de déconstruction à effectuer pour que le patrimoine culturel ukrainien soit reconnu comme tel. Récemment, à New York, le Metropolitan Museum of Art vient de corriger la description des peintres Ivan Aïvazovsky et Ilia Répine. Présentés auparavant comme « Russes » de manière erronée, ils sont désormais « Ukrainiens ».
Bien sûr, il faut faire rentrer la culture ukrainienne dans la culture mondiale, notamment la littérature classique ukrainienne. Si je devais choisir quelques auteurs pour commencer, ce seraient le dramaturge et poète Ivan Kotliarevsky5 et le philosophe Hryhoriy Skovoroda6. Mais le problème, c’est que si, par exemple, je devais donner un cours introductif sur la littérature classique ukrainienne à l’université, il faudrait, avant même de commencer à préparer le cours en tant que tel, faire traduire et publier une demi-douzaine d’ouvrages, à commencer par les œuvres elles-mêmes. Donc, un aspect important de la diffusion de la culture ukrainienne, c’est la traduction.
D’une manière générale, il faudrait que les artistes ukrainiens soient mieux intégrés dans l’espace culturel européen, notamment dans les domaines où l’Ukraine a quelque chose à apporter au monde : par exemple dans le domaine de la musique classique, ou de la peinture. Parmi mes artistes contemporains préférés, je peux citer Andriï Bloudov7, Tiberius Silvashi8 et Mykola Jouravel9. Mais ce n’est pas tout, il y a une dizaine, voire une centaine d’artistes qui mériteraient qu’on les connaisse en dehors de l’Ukraine. Sans compter les professionnels du monde de l’art, commissaires d’exposition, historiens de l’art, etc. Par exemple, les expositions du Mystetskyi Arsenal (l’Arsenal de l’Art) de Kyïv10 n’ont rien à envier à celles des musées occidentaux.
Pour moi, la culture nationale de l’Ukraine comprend toutes les cultures de l’Ukraine. Je ne fais pas de distinction. Par exemple, la culture tatare de Crimée appartient au peuple tatar de Crimée, mais fait également partie intégrante de la culture nationale de l’Ukraine.
Quels conseils donneriez-vous aux Français qui souhaitent soutenir l’Ukraine mais ne savent pas vraiment comment commencer ?
Je leur dirais de s’intéresser à la culture et à l’histoire de l’Ukraine, en se fixant pour objectif d’en apprendre autant sur l’Ukraine que ce qu’ils savent sur la Russie ou sur l’Allemagne. Si vous en savez plus sur l’Ukraine, alors vous comprendrez l’origine de cette guerre, vous comprendrez pourquoi la bataille de Poltava est un symbole important pour Poutine, pourquoi il se prend pour le nouveau Pierre le Grand, et bien d’autres choses encore.
En fait, l’Histoire ne se répète pas uniquement parce que les troupes russes ont foncé sur Kyïv en passant par les mêmes localités qu’en 1918. L’Histoire se répète aussi parce qu’en 1709, l’hetman Mazepa a combattu à Poltava contre l’armée de Pierre le Grand. À l’époque l’Ukraine était soutenue par le roi de Suède Charles XII et son armée. Et les alliés ont perdu. Aujourd’hui, dans le rôle de l’armée suédoise, on trouve les pays de l’OTAN qui, comme à l’époque, ne fournissent pas de soldats, et tardent à fournir les armes. Fondamentalement, c’est une situation similaire. On espère seulement, que cette fois-ci, l’Ukraine et ses alliés « suédois » vont gagner.
Quelles lectures pouvez-vous recommander pour mieux comprendre l’histoire de l’Ukraine?
Je peux conseiller des auteurs de référence comme Timothy Snyder, Anne Applebaum ou encore Serhiï Plokhy, dont l’ouvrage Aux portes de l’Europe est sorti fin 2022 en France.
Sur des sujets plus spécifiques, l’un des meilleurs livres que j’ai lus est Empereur d’Amérique de l’historien et écrivain autrichien Martin Pollack. Il a étudié les raisons de l’émigration massive en provenance d’Ukraine occidentale vers le Canada et les États-Unis au milieu du XIXee siècle. C’est un livre extraordinaire qui remet complètement en question ce que les gens croient savoir sur cette époque. Et pour finir, sur le thème de l’Holocauste, je recommande Retour à Lemberg de Philippe Sands.
Que pouvons-nous souhaiter à l’Ukraine, à part une victoire rapide ?
Après la victoire, il sera indispensable de reconstruire rapidement la société civile ukrainienne pour éviter qu’elle ne se militarise trop. Aujourd’hui, la société ukrainienne est très radicalisée, constamment à la recherche d’« ennemis intérieurs ». Il faudra que réapparaissent les valeurs de tolérance et de respect des opinions d’autrui. L’Ukraine était un pays tolérant et doit le redevenir. Bien évidemment, en temps de guerre, la tolérance n’a pas droit de cité. Pourtant, d’une manière générale, l’Ukraine est un État naturellement « antitotalitaire », où la coutume est de respecter l’opinion d’autrui, et où, dans le même temps, chacun se sent autorisé à avoir sa propre opinion. C’est précisément pour cette raison qu’on ne peut pas y faire ce qui a été fait au Bélarus et en Russie.
Traduit du russe par Clarisse Brossard.
❦
Derniers livres d’Andreï Kourkov parus en France :
- Journal d’une invasion, traduit de l’anglais par Johann Bihr, Noir sur Blanc, 2023.
- L’Oreille de Kiev, Liana Levi, 2022.
La liste de lecture d’Andreï Kourkov : ouvrages et auteurs cités dans l’interview :
Littérature ukrainienne :
- ANDRUKHOVYCH Youri (1960-), Moscoviada, traduit de l’ukrainien par Maria Malanchuk, Noir sur Blanc, 2007.
- JADAN Serhiy (1974-…), La Route du Donbass, traduit e l’ukrainien par Iryna Dmytrychyn, Noir sur Blanc, 2013.
- KOTLIAREVSKY Ivan (1769-1838) : œuvres non traduites en français.
- SKOVORODA Hryhoriy (1722-1794) : œuvres non traduites en français.
Histoire :
- APPLEBAUM Anne, Famine rouge, Gallimard, Folio histoire, n° 327, 2022.
- PLOKHY Serhiy, Aux portes de l’Europe. Histoire de l’Ukraine, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 2022.
- POLLACK Martin, Empereur d’Amérique, Noir sur Blanc, 2023.
- SANDS Philippe, Retour à Lemberg, Le Livre de Poche, 2019.
- SNYDER Timothy, Terre de sang, Gallimard, Folio histoire, n° 280, Gallimard, 2019.
Clarisse Brossard est diplômée en relations internationales et agrégée de russe. Ses recherches concernent l’avant-garde yiddish en Ukraine.
Notes
- Toutes les références des livres cités sont données à la suite de l’interview. [Toutes les notes sont de la traductrice.]
- Nom de la police politique soviétique de l’époque.
- À ce sujet, lire Les États ukrainiens, 1917-1922 de Iaroslav Lebedynsky, L’Harmattan, 2015.
- Le 22 janvier est célébré en Ukraine chaque année depuis 1999 en tant que « Jour de l’Unité » (Den’ sobornosti).
- Ivan Kotliarevsky (1769-1838) est le fondateur de la littérature ukrainienne moderne, auteur, entre autres, de l’œuvre parodique L’Énéide (1798).
- Hryhoriy Skovoroda (1722-1794) est un philosophe ukrainien majeur. Sa pensée originale combine les idées religieuses baroques et celles des Lumières.
- Né près de la frontière chinoise de l’URSS, Andriï Bloudov grandit à Kyïv. Certaines de ses œuvres ont pour thème le Holodomor.
- Tiberius Silvashi est un peintre abstrait ukrainien d’origine hongroise.
- Mykola Jouravel est un maître du « levkas », une technique particulière de peinture d’icônes, mais il s’est fait connaître à l’étranger dans un style tout à fait différent dont on peut avoir un aperçu.
- https://artarsenal.in.ua/en/