L’agression de la Russie a mis fin à l’ambivalence ukrainienne

Poutine n’a pas créé la nation ukrainienne. Celle-ci a une longue histoire. Ce que l’agression russe a réussi à faire, en revanche, c’est de mettre fin à l’ambivalence de la population, balançant entre l’Est et l’Ouest. Les Ukrainiens ne font plus la distinction entre « mauvais dirigeants » et « bons administrés ». Pour eux, il n’y a pas de retour en arrière possible, affirme l’analyste politique ukrainien Mykola Riabtchouk.

La résilience de l’Ukraine au cours des premiers mois de l’agression russe semble à ce point impressionner tant de gens que certains observateurs se sont empressés d’annoncer la naissance d’une « nouvelle nation », créditant même de ce fait, assez bizarrement, surtout le président russe. Les raccourcis mentaux ont davantage tendance à obscurcir la réalité qu’à l’éclaircir. Les nations sont en effet des constructions sociales, des « communautés imaginées », selon l’expression fameuse de Benedict Anderson, mais personne ne peut construire instantanément une nation à partir d’une population atomisée et divisée, à moins que celle-ci n’ait un dénominateur commun sur lequel s’appuyer et des références et symboles forts perçus comme étant partagés par tous.

La brutale invasion de Poutine a certainement conforté les Ukrainiens en tant que nation politique. Elle a obligé la plupart d’entre eux à mettre de côté querelles et désaccords mineurs, d’ordre politique mais aussi personnel : il est remarquable, par exemple, que le nombre de divorces officiellement enregistrés ait diminué de trois fois en un an. Mais pour que cela se produise, il fallait un certain niveau de patriotisme local, un certain attachement enraciné dans une terre, un pays et une communauté d’origine, effaçant les proverbiales fractures régionales, ethniques, linguistiques et autres clivages communautaires.

On a tant glosé sur les différentes failles de l’Ukraine, sur la prétendue opposition entre « l’Ouest nationaliste » et « l’Est pro-russe », que l’unité soudaine du pays et sa mobilisation civique ont été une énorme surprise, non seulement pour M. Poutine, qui n’a rien appris de l’échec de son « printemps russe » en 2014, mais aussi pour de nombreux observateurs impartiaux qui ne comprennent toujours pas pourquoi les habitants de l’Est « pro-russe » n’ont pas accueilli leurs frères russes à bras ouverts avec des larmes et des fleurs mais ont pris les armes et rejoint les Occidentaux « nationalistes » dans une résistance de toute la nation.

Les mythes de la division

Il y avait apparemment quelque chose de faux dans l’idée qu’on se faisait communément de l’Ukraine comme un « pays divisé » : soit que ses fractures et contradictions internes (il y en a dans la plupart des nations) aient été fortement exagérées, soit, plus probablement, que certaines forces unificatrices et centripètes aient été ignorées. En fait, l’Ukraine a connu un assez long processus de construction nationale — depuis le début de la période moderne (XVIIe siècle), lorsque l’élite cosaque se posait en noblesse locale, égale en statut à la szlachta polonaise, et surtout depuis le XIXe siècle, lorsque les romantiques ukrainiens ont étendu la notion élitiste de « nation cosaque » aux vastes masses paysannes des Ukrainiens de souche.

Depuis lors, le projet ukrainien de construction de la nation (« paysans devenant Ukrainiens ») s’est heurté radicalement au projet alternatif (soutenu par l’État) de construction de l’empire russe — « Slaves orthodoxes devenant Russes » puis « soviétiques ». Il a pris un tour militant après la révolution russe de 1917, en 1918-1920, lors de la tentative manquée des Ukrainiens de créer un État indépendant, et en 1944-1948, lors de la farouche résistance de guérilla contre le régime soviétique en Ukraine occidentale [territoire polonais avant la Seconde Guerre mondiale, NDLR]. Il y eut une brève mais importante période de renaissance culturelle sous la direction « national-communiste » dans les années 1920, suivie de périodes beaucoup plus longues et destructrices d’oppression, de persécution et de russification au cours des décennies suivantes.

Russification

Quand l’ère soviétique a pris fin, la plupart des Ukrainiens avaient été éduqués dans la langue russe, la plupart des publications et la quasi-totalité de la culture de masse étaient diffusées en russe, presque tous les centres urbains et institutions publiques étaient russophones. Le degré élevé de russification (et de soviétisation) a masqué la persistance de l’identité locale ukrainienne au sein de la majorité de la population. Les Ukrainiens russophones, pour la plupart, ne sont pas devenus des Russes — pas plus que les Écossais (ou les Irlandais) anglophones ne sont devenus des Anglais quand bien même beaucoup peuvent se sentir britanniques.

L’identité supra-ethnique globale était tout à fait acceptable pour de nombreux Ukrainiens, que ce soit sous sa forme soviétique ou, avant cela, sous sa forme « rus’ki » (slave oriental orthodoxe), tant qu’elle laissait une certaine place à leur « ukrainité ».

Le grand décalage entre la proportion des « patriotes d’Ukraine » autoproclamés (plus de 80 % dans les enquêtes d’opinion successives) et celle des partisans déclarés de l’indépendance ukrainienne (environ 60 % jusqu’en 2014) témoigne de cette ambiguïté : au moins 20 % des Ukrainiens ne voyaient aucune contradiction entre leur patriotisme déclaré et leur indifférence à l’égard de l’indépendance nationale — que ce soit sur le plan théorique (moral) ou pratique (politique).

Ce décalage a disparu en 2014, après l’agression russe en Crimée et dans le Donbass, qui a donné un sens nouveau aux notions d’« indépendance » et de « patriotisme ». Mais tout au long des années 1990 et au début des années 2000, l’ambiguïté régnait en maître et était source de grande confusion.

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L’Euromaïdan à Donetsk, 24 novembre 2013. // Yakudza, Wikimedia Commons

Ambiguïté et ambivalence

D’une part, il était difficile de comprendre pourquoi un peuple si russifié et soviétisé partout en Ukraine avait voté aussi massivement pour l’indépendance (à plus de 90 % lors du référendum de 1991). D’autre part, on ne voyait pas très bien pourquoi un peuple qui avait soutenu avec une telle unanimité la rupture avec la Russie et l’Union soviétique en 1991 paraissait si peu enclin à rompre avec les anciennes pratiques culturelles et politiques.

Ambiguïté et ambivalence caractérisaient l’Ukraine indépendante, déterminant en grande partie son développement, complexe et souvent chaotique, dans les années 1990 et au début des années 2000. La question principale (et la principale ligne de fracture) en Ukraine n’était pas de savoir si on était « ukrainien » ou « russe » puisque pratiquement personne ne remettait en question la nature ukrainienne du pays, mais de savoir comment on était « ukrainien » — soit d’une manière « centre-européenne » (ou « balte »), qui supposait une rupture radicale avec le passé soviétique et une décommunisation/décolonisation complète, soit d’une manière « post-soviétique » (« eurasienne ») plus modérée, qui représentait la continuité et l’hybridité : marché libre mais avec des prix réglementés par l’État, renaissance des cultures et des langues nationales mais avec une domination incontestée du russe, intégration européenne mais avec le maintien de liens étroits (et très corrompus) avec Moscou.

La peur de la liberté

Le meilleur indicateur de l’ambivalence de l’Ukraine à l’époque était peut-être le soutien presqu’égal de la population à une éventuelle adhésion du pays à l’Union européenne ou à l’Union économique eurasienne dirigée par la Russie. Le paradoxe n’était pas tant que chaque option recueillait le même nombre de partisans mais que, dans les deux cas, ces partisans représentaient les deux tiers des personnes interrogées.

Les psychologues verront là une « peur de la liberté » ou peut-être un désir infantile d’avoir le meilleur des deux mondes — en dépit de leur incompatibilité apparente sur les plans théorique comme pratique. Pourtant, lorsqu’on insistait pour qu’ils choisissent entre l’un ou l’autre, une majorité des Ukrainiens optait pour des liens avec la Russie, c’est-à-dire pour le monde post-soviétique : cela ne faisait pas rêver mais au moins on connaissait. Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras.

Une occidentalisation progressive

Ce calcul a changé en 2012 (deux ans avant Maïdan), témoignant non seulement d’une occidentalisation progressive, année après année, de la société ukrainienne, mais aussi de l’effet invisible du « nationalisme ordinaire », tel que l’a décrit Michael Billig. Selon cet universitaire britannique, tout État nationalise ses citoyens du fait même de son existence. Dans le cas présent, les gens possèdent des passeports ukrainiens, participent aux élections ukrainiennes et suivent les informations, y compris les prévisions météorologiques, en Ukraine, « dans notre pays », comme on dit communément. Ils savent par défaut ce que les mots « nos » et « notre » signifient quand on encourage « nos » athlètes, on célèbre « nos » fêtes, on fustige « notre » gouvernement et on est fier (ou honteux) de « notre » histoire.

Billig appelle cela « un balisage ou un rappel permanent de la nation ». Les dirigeants politiques n’ont pas besoin d’être de fervents nationalistes, dit-il — et les dirigeants ukrainiens, le plus souvent, ne l’étaient pas —, mais ils misent généralement sur l’existence même de la nation qui « constitue un arrière-plan continu pour leurs discours politiques, pour les produits culturels et même pour la structuration des journaux ».

Dans son livre intitulé Banal Nationalism (1995), Billig explique : « Par de nombreuses petites manières, il est rappelé quotidiennement aux individus leur place nationale dans un monde de nations. Cependant, ce rappel est si familier, si continu, qu’il n’est pas consciemment perçu comme un rappel. L’image métonymique du nationalisme ordinaire n’est pas le drapeau consciemment agité avec ferveur, mais le drapeau national qui flotte sur un édifice public sans que personne n’y prête attention. »

Le retour en arrière de la Russie vers l’autoritarisme a aussi pu influencer l’attitude des Ukrainiens à l’égard de ce pays : la manière dont Poutine s’est débrouillé pour reprendre la présidence en 2012, la répression brutale des manifestations de la place Bolotnaïa à Moscou et les nouvelles restrictions de la liberté d’expression et des libertés civiques ont eu des répercussions tout à fait négatives en Ukraine. En deux ans, Moscou a porté un coup décisif à l’ambivalence ukrainienne en envahissant le Donbass et en occupant la Crimée. Même les citoyens les mieux disposés à l’égard de la Russie ont dû reconnaître qu’il n’était plus possible de rester assis entre deux chaises, d’avoir le beurre et l’argent du beurre, d’être en Europe et de rester l’ami de Poutine.

Mais toutes ces transformations n’ont pu se produire que parce qu’une partie importante de la population ukrainienne était plus ambivalente que clairement « pro-russe ». Aucun Serbe local n’a pris le parti de la Bosnie ou du Kosovo lors de l’invasion serbe, ce qui montre bien ce qu’est une société vraiment fracturée. L’Ukraine n’a jamais été fracturée dans ce sens-là et ne s’est donc pas divisée.

L’Est « pro-russe » n’a pas accueilli les libérateurs de Poutine à bras ouverts parce que, justement, il n’était pas « pro-russe ». Il était plutôt dans le flou, la confusion et l’instabilité. L’ambivalence peut fonctionner dans les deux sens. Dans le cas de l’Ukraine, le patriotisme local a prévalu sur un sentiment nostalgique d’appartenance à l’empire. Un État ukrainien plus pauvre mais libéral semblait plus attrayant qu’un État russe plus riche mais dictatorial. La liberté d’expression en Ukraine était plus importante que l’utilisation apparemment libre mais fortement censurée du russe en Russie.

Les Russes ukrainiens et les russophones avaient de nombreuses raisons de s’identifier à l’Ukraine en tant que nation politique. Et le fait même que l’armée russe dans les régions occupées [Donetsk, Lougansk, Kherson, Zaporijia, NDLR] ne parvienne pas à recruter suffisamment de collaborateurs et soit contrainte de pourvoir les postes vacants sur place par du personnel venant de Russie montre combien la notion d’« Est pro-russe » était inconsistante.

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À Marioupol, les occupants russes jettent des livres par les fenêtres de l’université technique de l’Azov, en février dernier. // Chaîne Telegram de Piotr Andrioutchenko

Une société guérie de son ambivalence

Poutine n’a ni créé la nation ukrainienne ni renforcé son identité civique. Il n’a fait que guérir une grande partie de la société ukrainienne de son ambivalence — de l’espoir infantile d’appartenir à deux mondes, d’épouser l’idée d’un avenir européen tout en glorifiant le passé soviétique, de combiner des valeurs et des orientations géopolitiques incompatibles. En 2014, après la Crimée, la cote de Poutine en Ukraine s’est effondrée mais l’attitude générale à l’égard de la Russie et du peuple russe est restée neutre, voire positive. L’année 2022 a mis fin à cette dichotomie. Les Ukrainiens ne croient plus à la fiction lénifiante des « mauvais dirigeants mais bons administrés ». Le niveau de leurs sentiments positifs à l’égard de l’ensemble des Russes est désormais proche de zéro.

Pour mémoire : jusqu’en 2014, plus de 90 % des Ukrainiens avaient une attitude soit neutre soit positive envers la Russie et les Russes. Ils étaient moins de 20 % à souhaiter l’adhésion de leur pays à l’OTAN. En 2015, la proportion était passée à 50 %, et en 2022, elle excédait les 80 % (56 % dans l’Est « pro-russe »). Des différences entre régions et groupes sont encore perceptibles mais elles sont davantage quantitatives que qualitatives. Elles n’entraînent pas de profondes fissures sociales car une nette majorité de chaque groupe est du même côté. C’est peut-être finalement le signe d’une normalisation de la politique ukrainienne : le combat politique prend la forme d’une concurrence loyale entre les bons et les meilleurs au lieu de s’exprimer dans la lutte éternelle entre le bien absolu et le mal absolu.

Les Ukrainiens sont confrontés à un mal absolu venu de l’extérieur. Cela les a obligés à reconsidérer leurs relations internes, à mettre de côté leurs ressentiments particuliers et à rechercher l’unité et la solidarité nationales dans des circonstances extraordinaires. La situation des Ukrainiens paraît sombre : leur indépendance est menacée, leur identité est niée et leurs sentiments moraux de justice, de dignité et de souveraineté sont gravement bafoués. Mais ils se rassemblent autour du drapeau qui, pour eux, symbolise ces valeurs. Ils ne sont certainement pas uniques dans leur mobilisation patriotique. Et ils ne seront certainement pas uniques dans leur démobilisation. Mais le drapeau restera — comme un symbole, un point de ralliement, un point de référence. Avec en prime un certain capital social qui facilitera le développement futur de la nation.

Traduit de l’anglais par Fabienne Lecallier.

Version originale.

Mykola Riabtchouk est directeur de recherche à l'Institut d'études politiques et des nationalités de l'Académie des sciences d'Ukraine et maître de conférences à l'université de Varsovie. Il a beaucoup écrit sur la société civile, la construction de l'État-nation, l'identité nationale et la transition postcommuniste. L’un de ses livres a été traduit en français : De la « Petite-Russie » à l'Ukraine, Paris, L'Harmattan, 2003.

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