La marâtre patrie. Sur le mythe de la « femme russe »

À l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars, Sergueï Medvedev, politologue russe en exil, a écrit ce texte caustique où il analyse la « psyché » de nombreuses femmes russes d’aujourd’hui et, au-delà, celle de l’ensemble de la société russe, atomisée et soumise à une propagande intense. Le portrait n’est pas reluisant…

Cette année de guerre a marqué pour la Russie la mort des mythes. Ou, plus exactement, de ces mythes qui fondent les représentations de la Russie. Le mythe de la « grande culture russe » avec les « larmes d’un enfant » et son « pathos humaniste », qui s’est effondré avec l’agression russe. Le mythe de la « deuxième armée du monde », laquelle s’est avérée être un ramassis de pilleurs, de sadiques et de « chair à canon » non entraînés périssant absurdement sous les ordres de commandants à moitié ivres et incapables. Le mythe de la « révolte russe », remplacé par le spectacle d’une population soumise et servile tolérant tous les caprices du pouvoir et acceptant la mort comme une fatalité.

Une autre victime de la guerre est le mythe de la femme russe — la femme patiente et endurante, la mère attentionnée, l’épouse dévouée prête à suivre son mari au bout du monde. La guerre a détruit cette image patriarcale et romantique, la remplaçant par celle d’une femme cynique, pragmatique et sans compassion qui voit dans l’homme une ressource et un moyen d’obtenir des avantages de l’État. De nombreux témoignages dressent un tableau édifiant de décadence morale, d’indifférence et de calcul mercantile. Des milliers de jeunes filles s’empressent d’épouser, à la veille de leur départ pour le front, des hommes tout juste mobilisés. La télévision montre des cérémonies de mariages collectifs célébrées dans des salles publiques où le prêtre asperge d’eau bénite des rangées entières de couples. Parfois, ces personnes se connaissent à peine, sont de simples camarades de classe ou des voisins, mais l’homme mobilisé est désormais une ressource précieuse, susceptible de rapporter entre trois et sept millions de roubles en cas de blessure ou de décès — une somme considérable, surtout dans les régions pauvres —, et l’on s’arrache les jeunes gens qui partent pour le front. On peut entendre sur les réseaux sociaux des filles se plaindre de l’« égoïsme » des gars du coin qui partent à la guerre sans être mariés.

De gardiennes de la famille, les femmes sont devenues des commerçantes qui bradent le corps des hommes pour de l’argent

Les discussions sur l’indemnisation des familles des soldats morts à la guerre alimentent une rubrique spéciale dans les médias. Cela va de la fameuse Lada blanche, que l’on voit dans un reportage télévisé réalisé dans la région de Saratov pour la chaîne Rossiïa (la mère et le père se rendent sur la tombe de leur fils dans une Lada Granta achetée avec « l’argent du cercueil » en racontant que c’est justement cette voiture-là que voulait leur fils), à la vidéo virale tournée dans la région de Donetsk (un homme d’affaire moscovite, propriétaire d’un magasin de fourrure sur Novy Arbat, offre des manteaux de fourrure à des veuves de soldats tombés au combat, qui remercient le donateur). On dit que certains manteaux auraient été repris après le tournage, mais le mème « un mari contre un manteau de fourrure » est entré durablement dans le lexique des réseaux sociaux. Aux yeux d’un économiste, le coût de la vie en Russie, en particulier la vie d’un homme d’âge moyen venant d’une région déshéritée, est bien inférieur au coût d’un bon manteau de fourrure, sans compter que le manteau dure plus longtemps… Les litiges sur le versement de « l’argent du cercueil » opposant des mères à des veuves de soldats tués font l’objet de chroniques judiciaires et des bruyants talk-shows d’Andreï Malakhov et d’Alexandre Gordon : des drames dégoulinants au relent de patriotisme qui fermentent et enflamment le public.

Les conversations téléphoniques de soldats russes interceptées par radio donnent toujours le même tableau de cupidité mâtinée de cruauté : des mères conseillent avidement leurs fils sur les appareils ménagers qu’ils doivent récupérer dans les foyers ukrainiens occupés, sur la pointure des chaussures dont elles ont besoin. Dans une conversation entre le parachutiste russe Roman Bykovski et sa femme, abondamment diffusée sur les réseaux sociaux, on entend cette dernière dire en riant : « Tu peux violer les Ukrainiennes, vas-y… Mais prends tes précautions ! » On est surpris par la quantité d’obscénités dont les épouses et les mères émaillent si facilement leurs conversations avec leurs hommes : elles n’utilisent pas des termes obscènes, elles parlent un langage obscène.

Au cours des trente dernières années, le rôle des mères et des épouses de soldats face à l’État a radicalement changé. En 1989, le Comité des mères de soldats avait obtenu le report de la conscription pour les étudiants et Mikhaïl Gorbatchev avait publié un an plus tard des décrets tenant compte de ses propositions ; le Comité avait même poussé à l’adoption d’une loi sur l’assurance obligatoire des soldats, sur le service civil de remplacement et sur d’autres questions. Pendant la première guerre de Tchétchénie, les mères de soldats ont fait un énorme travail pour retrouver les soldats disparus, les ramener de captivité, rechercher les corps, venir en aide à la population civile tchétchène, ce qui leur a valu de recevoir en 1996 le prix Nobel alternatif. Dans la Russie de Poutine, la voix des mères de soldats est devenue pratiquement inaudible. Une association dénommée « Veuves de soldats russes » a pris la place et demandé au président, en janvier 2023, de « procéder à une mobilisation à grande échelle » et d’envoyer à la guerre « des dizaines de millions d’hommes en âge d’être enrôlés».

De même que les « mères de soldats » ont été remplacées par les « veuves de soldats », l’action civique des femmes en faveur des soldats consiste non plus à les soustraire aux horreurs de la guerre mais à leur acheter les uniformes, les équipements et les produits de première nécessité que l’État ne leur fournit pas : avant, les femmes cherchaient par tous les moyens à ramener les hommes du front et de la captivité, aujourd’hui elles leur font parvenir des fournitures, assumant de la sorte une fonction logistique. La question de savoir ce que font au demeurant leurs hommes dans le pays voisin, pourquoi on les a envoyés là-bas tuer et mourir, ne se pose pas en tant que telle.

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Des veuves de soldats reçoivent des manteaux de fourrure dans la région de Donetsk. // Capture d’écran

Selon cette nouvelle codification du rôle des femmes dans le cours de la guerre, même les articles d’hygiène intime acquièrent de façon inattendue une fonction militaire. Dans les premières semaines de la mobilisation, une vidéo en ligne montrait une femme dans un bureau de recrutement expliquant aux nouvelles recrues que leurs épouses devaient leur procurer des serviettes hygiéniques (qu’ils pourraient fourrer dans leurs bottes si celles-ci prenaient l’eau) et des tampons (pour colmater les blessures infligées sur le champ de bataille). L’apothéose de cette militarisation du féminin a été la récente vidéo patriotique tournée à Volgograd qui montre la statue de la Mère-Patrie érigée sur le tertre Mamaïev (lui-même douteux symbole trouvant son origine dans la Walkyrie, la vierge guerrière teutonne) lutter avec la statue de la Liberté américaine, armée de sa seule torche, lui couper la tête et brandir triomphalement son trophée.

Qu’est-il donc arrivé, durant cette guerre, à l’image traditionnelle de la femme russe — épouse, mère, donneuse de vie et continuatrice du lignage ? Pourquoi a-t-elle perdu ses qualités de compassion, d’empathie, de protection, d’amour ? Apparemment, l’atomisation de la société russe et l’anomie sociale ont atteint un degré tel qu’elles ont touché les liens familiaux fondamentaux ; les liens de la biologie et du sang ont été remplacés par des liens patriotiques et sanguinaires. Les relations entre la mère et l’enfant, entre la femme et le mari, ont été manipulées et déformées par l’idéologie, le chauvinisme, le militarisme et la peur d’un État répressif.

Combien d’histoires n’avons-nous pas entendues ces derniers mois au sujet de ces mères qui, au lieu de chercher à éviter à leurs fils la conscription, les envoient elles-mêmes au bureau de recrutement : « Quoi qu’il advienne. » Je tiens ici à faire une mise au point : il existe certainement d’autres histoires, plus compréhensibles et plus humaines, de mères qui préservent leurs enfants de la guerre, mais pour des raisons évidentes nous n’en avons pas connaissance et ce sont précisément ces Médées patriotes qui donnent le ton au discours public. Dans une vidéo diffusée récemment sur Tiktok, une femme russe éméchée, attablée un verre à la main, s’adresse aux Ukrainiens : « Je suis mère, j’ai donné naissance à quatre fils et j’ai aussi deux filles. Eh bien, je vous envoie mes quatre fils ! Vous voulez briser la Russie, mais putain ! j’en aurai d’autres (à ces mots, elle montre son imposante poitrine). C’est comme ça qu’on est, nous autres, les mères russes ! » L’expression apocryphe de Joukov « Les femmes en feront d’autres » s’incarne ici au sens le plus littéral : les hommes servent de chair à canon et les femmes de machines à produire de nouvelles munitions.

Un autre aspect de la question est le niveau de dégradation sociale et démographique qui sévit dans de nombreuses régions pauvres de Russie, d’où proviennent la majorité des hommes mobilisés, qui peut justement expliquer l’indifférence des épouses et des mères à l’idée d’envoyer les hommes au front. La misère, le chômage, le carcan de l’endettement, l’alcoolisme et l’existence déréglée des hommes dans les petites villes et les villages, l’éclatement des familles et la violence domestique, font que les hommes sont de plus en plus considérés comme un fardeau. Le journaliste Pavel Prianikov, sur sa chaîne Telegram Tolkovatel’, cite le témoignage d’anthropologues de Krasnoïarsk : « Si la première vague de mobilisation s’est déroulée sans heurts, c’est que la misandrie — l’hostilité des femmes à l’égard des hommes — est très forte. On expédiait dans les tranchées des “hommes bons à rien” qui ne sont d’aucune utilité dans la vie de tous les jours. S’ils meurent, tant mieux, on pourra quitter la Sibérie avec l’argent de leur cercueil et acheter une maison ou un appartement sur le “continent”. »

À l’occasion de la Journée de la femme, le 8 mars, ce n’est pas les « femmes admirables » que l’État devrait féliciter, c’est lui-même. En vingt et quelques années de poutinisme, il a réussi à cultiver et former une société où non seulement les élites sont « nationalisées » mais aussi la quasi-totalité des groupes sociaux : la bureaucratie et les entreprises, les employés de l’État et la « classe moyenne », les artistes et les universitaires. Dans le même sens, les femmes ont elles aussi été transformées en catégorie budgétaire et bradent aujourd’hui des corps masculins contre des primes, des avantages et des manteaux de fourrure dans cette foire sanglante et braillarde qu’est la guerre. La mère-patrie se révèle être une patrie-marâtre qui envoie ses fils à une mort certaine.

Traduit du russe par Fabienne Lecallier.

Version originale

Sergueï Medvedev est un universitaire, spécialiste de la période postsoviétique, dont le travail s’enrichit des apports de la sociologie, de la géographie et de l’anthropologie de la culture. Il a remporté le prestigieux Pushkin Book Prize 2020 pour son livre The Return of the Russian Leviathan, qui a été largement salué aux États-Unis et en Grande-Bretagne, ainsi qu’en France (sous le titre Les Quatre Guerres de Poutine, Buchet-Chastel, 2020).

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