« Le tarif du vote »

Par la rédaction de Vajnyïé istorii, avec Dmitry Velikovsky, Martin Leïn, Cecilia Anesi, Lorenzo Bagnoli, Tatiana Tkatchenko

Vajnyïé istorii (Histoires importantes) est une publication en ligne spécialisée dans le journalisme d’investigation. Elle a été fondée en 2020 par un groupe de journalistes russes et est enregistrée en Lettonie. Son rédacteur en chef, Roman Anine, a déjà publié dans Desk Russie. Cet article saisissant analyse la façon dont les communicants du Kremlin ont séduit des députés européens afin qu’ils soutiennent l’annexion de la Crimée.

Peu après l’annexion de la Crimée, un groupe de communicants politiques proche du pouvoir russe s’est fixé pour objectif de blanchir l’image de la Russie à l’étranger. Le but était, sinon d’obtenir la reconnaissance par les pays de l’UE du « rattachement1 » de la péninsule de Crimée, du moins de travailler dans ce sens, tout en tentant d’obtenir la levée des sanctions mises en place contre la Russie après l’annexion.

C’est ce qu’on découvre grâce à une fuite d’informations provenant de la boîte de réception de Sarguis Mirzakhanyan, membre de l’administration de la Douma et chargé de coordonner les interactions avec la classe politique européenne.

La rédaction de Vajnyïe istorii, en collaboration avec Eesti Ekspress, OCCRP, IRPI et Profil, a étudié ces courriels rendus publics. Il en ressort que les interactions avec les députés des parlements de plusieurs pays de l’UE ne se limitaient pas à leur participation contre rémunération aux forums patriotiques de Yalta ou à l’observation des élections russes. Des dizaines de milliers d’euros ont également été dépensés pour que ces députés proposent des résolutions pro-russes dans leurs parlements respectifs. En cas de « bon » vote, une rémunération supplémentaire était prévue. Comme on peut s’y attendre, les auteurs des résolutions pro-russes nient avoir reçu de l’argent.

Qui est Mirzakhanyan ?

Les documents qui ont fuité ont été mis en ligne par des hackers ukrainiens. Il s’agit d’environ 20 000 courriels couvrant une décennie entière : de 2007 à 2017. Le propriétaire de la boîte mail piratée est Sarguis Mirzakhanyan. C’est un communicant politique qui, au moment de l’annexion de la Crimée, était assistant parlementaire du député de la Douma Igor Zotov. Il a également été membre du conseil d’experts de la commission de la Douma chargée des affaires « de la CEI, de l’intégration eurasiatique et des relations avec les compatriotes ». Par ailleurs, Mirzakhanyan était également lié à l’Administration présidentielle. C’est sous cette casquette-là qu’il est enregistré dans les répertoires téléphoniques de certains de ses contacts. L’un de ses principaux correspondants était Inal Ardzinba qui était à l’époque un collaborateur de l’Administration présidentielle placé sous les ordres de Vladislav Sourkov2.

Les échanges entre Mirzakhanyan et Ardzinba concernaient surtout l’Ukraine. Mirzakhanyan était chargé de commander des publications payées dans les médias ukrainiens et russes, d’engager des blogueurs et des provocateurs sur Internet et d’organiser des rassemblements pro-russes. Ces activités menées par Mirzakhanyan ont été révélées par les médias ukrainiens (par exemple, ici et ici).

Mirzakhanyan et ses employés ont d’abord opéré sous la bannière de l’« Agence internationale de la politique actuelle », une structure non enregistrée. Mais dès le début de l’année 2017 a été créée la société Hemingway Partners appartenant à Satenik Markaryan, la mère de Mirzakhanyan. Dans les supports de communication du groupe, on a vu apparaître le nom de Hemingway Partners. Les projets déjà réalisés et les gigantesques potentialités de Mirzakhanyan y étaient décrits avec emphase. Ce dernier serait capable de promouvoir toutes sortes de choses, principalement dans les médias, mais pas seulement : meetings, élections, « lutte contre les menaces informationnelles et conduite de contre-campagnes », « stratégie d’accès direct aux décideurs ».

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Image tirée de supports de communication de la société Hemingway Partners

Parmi les missions de Mirzakhanyan et de son équipe, le premier point cité dans le document intitulé « Activité » est « l’organisation dans les pays de l’UE de rassemblements, manifestations et autres actions de protestation visant à discréditer des événements ou des personnes qui vont à l’encontre des tendances de la politique étrangère russe ; l’organisation d’actions publiques en faveur de la levée des sanctions contre la Russie, en soutien à la volonté du peuple de Crimée et à la politique étrangère russe en général (y compris son volet syrien) ».

Dans notre enquête, nous nous sommes concentrés sur les activités de Mirzakhanyan sur le sol européen, un sujet qui n’avait jamais été traité jusque-là, à savoir la campagne de propagande lancée après 2014 visait à légitimer l’annexion de la Crimée et à promouvoir le narratif du Kremlin à l’étranger. Pour ce faire, l’équipe de Mirzakhanyan a établi des relations avec des hommes politiques provenant de plusieurs pays européens.

« Notre opération d’influence la plus réussie ! »

« Un véritable succès ! Voici le contenu de la résolution : 1) reconnaître la Crimée ; 2) lever les sanctions ; 3) attaquer Federica Mogherini3 ! En termes d’exposition médiatique, c’est probablement notre opération d’influence la plus réussie ! » : voilà ce que Mirzakhanyan écrit à l’un de ses collaborateurs en avril 2016.

Il s’agit d’un projet de résolution présenté au Conseil de la région italienne de la Vénétie par l’un de ses députés, Stefano Valdegamberi. On note que cette résolution figure dans les supports de communication de la société Hemingway Partners comme l’un des projets internationaux du groupe de communication de Mirzakhanyan. Dans ses courriels, près d’un mois avant le vote, on trouve non seulement le texte de cette résolution, mais également un document correspondant à une sorte de « plan d’action » dans lequel il est indiqué que 29 députés étaient prêts à soutenir la résolution.

En mai 2016, la résolution a effectivement été adoptée (bien qu’il n’y ait finalement eu que 27 voix pour). Elle condamne la politique « discriminatoire et injuste du point de vue des principes du droit international » de l’UE à l’égard de la péninsule de Crimée. Le Conseil de la Vénétie a également demandé la levée des sanctions contre la Russie, et est devenu la première institution politique européenne à reconnaître ouvertement la Crimée comme faisant partie de la Russie.

Valdegamberi n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Après la Vénétie, deux autres régions italiennes, la Ligurie et la Lombardie, ont adopté des résolutions pro-russes similaires.

Les médias d’État russes étaient aux anges, et Mirzakhanyan ne comptait pas s’arrêter en si bon chemin. En juin 2016, il adresse un étrange message à l’un de ses collaborateurs : « Ce filou m’a envoyé le tarif du vote. Pour le reste, faites au mieux. Mais de préférence, le plus possible. » Si l’on s’en tient à cette correspondance, impossible de comprendre ce que cela veut dire et à qui il est fait allusion. Mais ce message est accompagné d’une pièce jointe : un nouveau « plan d’action » intitulé « Résolutions en Autriche et en Italie ». Il découle de ce document que la résolution adoptée en Vénétie devra remonter jusqu’au niveau étatique, jusqu’au Parlement italien. Il est précisé que c’est le sénateur Paolo Tosato, qui, comme Valdegamberi, appartient au parti de droite « Ligue du Nord », qui sera chargé de présenter cette résolution au Sénat. À la fin du document, dans la section « Estimation du coût », on trouve l’indication suivante : « 20 000 EUR + 20 000 EUR (proposition de résolution), + 15 000 EUR dans chaque cas en cas d’adoption ».

Quelques jours plus tard, Tosato a effectivement présenté un projet de résolution au Parlement, projet que le Sénat italien a rejeté le 27 juin.

« Nous continuerons la lutte… au niveau régional… et nous ne renoncerons pas à essayer de faire passer ce document au Parlement européen. Il est essentiel de rappeler à nos homologues des autres parlements nationaux qu’une telle initiative est nécessaire », avait promis Tosato à l’époque.

« Une sorte de remerciement pour la résolution »

Le même document propose également une estimation du coût de la proposition d’une résolution similaire au Parlement autrichien : « 20 000 EUR + 15 000 EUR en cas d’adoption ». Cette fois-ci, l’exécuteur est le député Johannes Hübner d’un autre parti nationaliste, le FPÖ (Parti de la liberté d’Autriche). En ce même mois de juin 2016, Hübner a bien proposé une telle résolution mais, comme en Italie, elle n’a pas recueilli le soutien de la majorité des députés.

À l’instar de Tosato, Hübner nie avoir reçu de l’argent pour avoir présenté et fait voter ces résolutions.

Dans la boîte mail de Mirzakhanyan, on trouve d’autres « plans d’action » de ce type, notamment pour la Lettonie, la Grèce et même l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Mais il n’y a pas d’informations sur leur réalisation.

Son plus grand succès, c’est à Chypre que l’équipe de Mirzakhanyan l’a remporté. En juillet 2016, le parlement national a voté une résolution pro-russe qui se distinguait de celles de l’Italie et de l’Autriche par deux demandes supplémentaires : suppression des sanctions personnelles à l’encontre de certains Russes et exigence du respect des accords de Minsk entre la Russie et l’Ukraine. C’est un assistant de Mirzakhanyan qui a proposé cette idée à son patron environ trois mois avant que le document ne soit présenté au parlement, et le texte préliminaire de la résolution a été validé par Mirzakhanyan une semaine avant le vote.

On n’a trouvé aucune estimation du prix de cette opération dans les messages de Mirzakhanyan. Pourtant, la même année, on découvre que l’homme d’affaires russo-chypriote Sergueï Kozlov devient l’un des principaux sponsors du Parti progressiste des travailleurs en lui faisant un don de 15 000 euros. Or, la résolution pro-russe qui nous intéresse a été proposée au Parlement par Andros Kyprianou, qui n’est autre que le leader de ce même parti. C’est le fils de Sergueï Kozlov, Dmitry, qui a joué le rôle d’intermédiaire entre les politiciens chypriotes et l’équipe de Mirzakhanyan, ce que Dmitry nous a lui-même confirmé. Coïncidence ?

Lorsque nous lui avons posé la question, Kyprianou a admis que le don de Kozlov « était peut-être une sorte de remerciement pour la résolution », mais il a ajouté que l’argent ne lui était pas « parvenu personnellement ».

Mirzakhanyan n’a pas souhaité répondre à nos questions.

« Nous devrions suivre votre exemple »

Le fait de faire passer des résolutions comprenant des narratifs pro-Kremlin n’est que l’un des aspects des interactions de l’équipe de Mirzakhanyan avec la classe politique et les médias européens.

Un groupe de députés européens de droite favorables aux lobbyistes russes s’est rendu à plusieurs reprises sur le territoire de la Crimée occupée. Les délégations les plus importantes étaient téléguidées vers le Forum économique international annuel de Yalta, créé un an après le « rattachement » de la péninsule. Pour savoir comment ces visites ont été organisées et combien a coûté la participation d’invités de marque, lisez l’enquête complète sur le site de l’OCCRP.

Dans les courriels de Mirzakhanyan, on trouve également sa correspondance avec Leonid Sloutski, le président de la commission des affaires internationales de la Douma. Il en ressort qu’en 2017, Mirzakhanyan et Sloutski ont travaillé ensemble pour faire venir le plus grand nombre possible de pseudo-observateurs étrangers à l’occasion des élections russes : dans ce lot, on retrouve encore des députés de la droite européenne. Ces observateurs extérieurs ont été rémunérés pour couvrir leurs vols, leur hébergement et leurs dépenses. C’est la Fondation russe pour la paix, dirigée par Sloutski, qui invitait. Selon les informations qui ont fuité, le budget total de l’opération était de 68 000 euros.

Le code déontologique des observateurs internationaux stipule qu’ils ne doivent pas « recevoir de financement ou bénéficier d’un quelconque soutien logistique de la part des gouvernements sur le territoire desquels se déroulent les élections, car cela peut entraîner un conflit d’intérêts et faire planer des doutes sur les conclusions de la mission d’observation ».

Leonid Sloutsky est un homme politique influent et un allié de longue date du Kremlin. L’allocation de moyens par sa fondation pour faire venir des observateurs est « contraire aux exigences du code déontologique », a déclaré Stefanie Schiffer, présidente du Conseil d’administration de la Plateforme européenne pour les élections démocratiques (European Platform for Democratic Elections).

Leonid Sloutsky n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Les échanges de courriels prennent fin en 2017, mais un certain nombre de députés des pays de l’UE ont continué à « observer » les élections russes par la suite. En 2021, par exemple, Stefano Valdegamberi, déjà cité plus haut, reprend du service. Après avoir visité le bureau central de l’observation des élections à la Douma, il déclare : « J’ai été impressionné par la transparence des processus, par le nombre de personnes impliquées, et par la façon dont tout est contrôlé. Je pense que nous devrions suivre votre exemple, copier votre système plutôt que de le critiquer. ».

Traduit du russe par Clarisse Brossard.

Version originale

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Vajnyïe istorii est un média électronique spécialisé dans le journalisme d'investigation, fondé en 2020 et enregistré en Lettonie. Il existe une version russe et une version en anglais du site.

Notes

  1. La propagande russe utilise les termes « rattachement » (prissoïedinenie) ou « réunification » (vossoïedinenie) pour nommer l’annexion de la Crimée (NDT).
  2. Homme politique russe, cofondateur du parti présidentiel Russie unie, il est considéré comme l’un des principaux idéologues du régime dans les années 2000. De 2013 à 2020, il a été conseiller de Vladimir Poutine. Limogé en 2020, il aurait été assigné à résidence en avril 2022.
  3. Federica Mogherini était alors haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité.

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