Sergueï Grigoriants (12 mai 1941 – 14 mars 2023), grande figure du mouvement dissident en URSS, prisonnier politique, homme de lettres, collectionneur d’art, éditeur de médias, a consacré sa vie à la lutte contre le KGB. Il a organisé une série de conférences « Le KGB : hier, aujourd’hui, demain » et a milité pour traduire le régime du Kremlin devant la justice internationale, notamment pour les crimes commis en Tchétchénie. Avec une grande lucidité, il avait mis en garde, dès le début des années 1990, contre le revanchisme sanglant des kagébistes qui conduirait à une guerre mondiale.
Sergueï Ivanovitch Grigoriants, qui nous a quittés la nuit du mardi 14 mars, restera dans les mémoires surtout comme un adversaire du Mal — du Mal d’abord tout puissant, puis apparemment vaincu. Il laissera le souvenir d’un sage qui aura averti d’un danger auquel on ne croyait pas, et qui faisait rire.
Le lecteur d’aujourd’hui connaît l’histoire de la résurrection de Sauron, le maître des Spectres, ou de Lord Voldemort. Mais Sergueï Grigoriants ne ressemblait en rien à un grand magicien à longue barbe.
Tout avait commencé autrement. Sergueï Ivanovitch était au départ un homme de culture et d’art, un intellectuel soviétique. En 1975, comme souvent, il y eut une affaire politique : avec arrestation puis condamnation aux termes de l’article 190 pour samizdat et publication à l’étranger (la Chronique des événements courants en avait parlé). Aggravée pour « spéculation », c’est-à-dire pour avoir collectionné de la peinture. Verdict : cinq ans. L’un des agents des organes de répression associés à l’affaire devait par la suite orner son logement de tableaux de la collection de Sergueï Ivanovitch.
Le régime commun de la colonie pénitentiaire, ce n’est pas du gâteau, et Sergueï Ivanovitch n’était pas un « homme d’acier ». La prison ne lui fut pas facile : « … au mitard, et maintenant allongé sur ma couche, je sens presque tout le temps une douleur au cœur. J’ai eu mal cinq ou six jours, puis ça s’est transformé en une impression d’horreur infinie, de profondes ténèbres qui montaient en moi et se répandaient tout autour. Une horreur intime qu’on ne saurait traduire, où la tête semble un objet d’un noir absolu vaguement rattaché au tronc… » Quand il fut libéré, Sergueï Grigoriants n’était pas un homme cassé par la prison, mais un authentique combattant. Il ne se contenta pas de s’occuper « d’art et de culture ». Il participa par exemple à lutter pour améliorer le sort de Varlam Chalamov, qui croupissait dans un hôpital psychiatrique. Son activité principale devint alors le Bulletin « V »1.
À la fin des années 1970, la parution de la Chronique susmentionnée était de plus en plus espacée, avec des retards accrus. Pour y remédier, en 1980 fut lancé un bulletin d’information plus efficace. Son titre « V » signifiait non seulement Vesti (« les nouvelles ») mais désignait aussi « Vania », c’est-à-dire Ivan Kovalev, qui était à l’origine de la publication. Ce dernier fut arrêté en 1981. Alekseï Smirnov le remplaça, avant d’être arrêté à son tour en 1982. Leurs deux noms ont été évoqués récemment à l’occasion de la mort de celui qui avait été tout le contraire de Grigoriants, Gleb Pavlovski, lequel avait témoigné contre eux deux. Ce qui attendait leur remplaçant était clair.
Sergueï Ivanovitch était donc dans le collimateur quand il prit le poste de rédacteur du Bulletin « V ». Il fut arrêté en 1983. Pendant l’instruction, il refusa de livrer des noms, et aucun de ceux qui rassemblaient des informations, qui polycopiaient des documents ou qui les conservaient ne fut arrêté : on ne les trouva pas. On peut y voir un modèle de loyauté vis-à-vis des camarades et de fidélité à la cause commune. Il fut condamné à la peine maximale que prévoyait l’article 70, c’est-à-dire à sept ans de détention au régime sévère.
Au cours de ce second séjour, il « bénéficia » d’emblée, dans les camps de Skalny, d’une « attention particulière ». Son camarade, le détenu politique Viatcheslav Dolinine, écrit : « Je me souviens quand on l’a amené au camp Perm-37. On ne l’a pas mis dans notre baraquement. Pendant la quarantaine, on l’a enfermé au mitard puis dans une cellule à part. Ensuite il a été transféré à Tchistopol. Où il est resté jusqu’à “l’amnistie Gorbatchev”. » Tchistopol, c’était une prison « fermée » où l’on envoyait les plus récalcitrants.
En 1987, Grigoriants est donc libéré. Il reprend le travail que son arrestation avait interrompu, et crée l’agence d’information et revue Glasnost, l’un des tout premiers médias indépendants. Nombre de journalistes qui allaient devenir célèbres y ont fait leurs débuts, à cette époque où « on ne pouvait pas encore ».
Ensuite, en quelque sorte, « on a pu ». En août 1991, la statue de Dzerjinski, le « Félix de fer », fut démontée sur la place de la Loubianka, mais pour Sergueï Grigoriants, « Carthagène » n’avait pas encore été détruite. Il était convaincu de la nécessité d’une lustration et voyait des marques de la Loubianka dans bien des choses encore autour de lui. Pendant les années 1990, il organisa un cycle de conférences sur le thème : « Le KGB hier, aujourd’hui et demain ». On se moqua de lui. Comme de ses efforts pour constituer un « tribunal international sur la Tchétchénie ».
Puis ses prophéties commencèrent à se réaliser.
Dans la Russie des « viles années 2000 », Grigoriants ne voyait pas de place pour une activité militante indépendante et, derrière la « démocratie administrée », il devinait toujours le même spectacle de marionnettes. Tel un sous-marin, il « rentra le périscope » et descendit en eaux profondes. Entre 2018 et 2022, il fit paraître trois livres de mémoires où il exposait ses vues sur l’histoire soviétique et russe des dernières décennies. Elles étaient simples et logiques : en un demi-siècle, les services spéciaux avaient conçu et accompli un « transfert du pouvoir », qu’ils firent passer de leur main gauche à leur main droite. Cette réponse simple et logique aux « maudites questions » de la vie russe trouverait à coup sûr à qui s’adresser. En fin de compte, en trente ans, les craintes de Grigoriants se révélèrent justifiées. Peut-être le lecteur attentif trouvera-t-il dans cette image d’un monde en « noir et blanc » une certaine simplification. Mais c’est un autre débat.
Sergueï Grigoriants aura sans aucun doute été un héros de « la part lumineuse» de notre histoire. À la différence de Frodon ou de Harry Potter, il ne lui a toutefois pas été donné de voir la chute des forces obscures.
Cependant, il a constitué un exemple de fermeté pendant les heures sombres. Et c’est aujourd’hui particulièrement nécessaire. On dit que c’est juste avant le lever du jour que la nuit est la plus noire.
Traduit par Bernard Marchadier
Ex-Président du Conseil d’administration du Centre des Droits humains « Memorial ». Ex-membre du conseil d’administration de Memorial International. Cette ONG (Prix Nobel de la Paix, 2021) a été interdite et dissoute en Russie en décembre 2021, juste avant l’agression contre l’Ukraine.