Pour comprendre la catastrophe qui ronge la société russe, il faudrait remonter au-delà du siècle dernier. Le marquis de Custine a été l’un des premiers à porter un regard sans complaisance sur la Russie impériale. Son livre a fortement énervé le tsar. L’historienne Françoise Thom nous propose d’en relire un extrait, d’une lucidité et d’une pertinence saisissantes.
Très marqué par la Révolution française (son père et son grand-père ont été guillotinés), monarchiste convaincu, Custine cherchait en Russie des arguments contre les régimes représentatifs. Il passa la plus grande partie de son séjour à Saint-Pétersbourg, mais se rendit aussi à Moscou et Yaroslavl. Il en revint persuadé des vertus des régimes libéraux. Bien que présenté comme un recueil de lettres écrites pendant son voyage, La Russie en 1839 a été rédigé par Custine entre 1840 et 1842 et publié seulement en 1843, trois ans après son voyage en Russie. L’ouvrage rencontre un vif succès auprès du public en Europe : six rééditions verront le jour. Il est également publié en Angleterre et en Allemagne. En Russie, le livre de Custine a provoqué la fureur du tsar Nicolas 1er et a été immédiatement interdit. Dans une note datée du 19 juin 1843, S. S. Ouvarov, ministre de l’Éducation et principal idéologue du régime de Nicolas 1er, exposait sa vision du livre de Custine et les moyens de le combattre : il ne fallait pas réfuter Custine directement et au nom des Russes, mais trouver à Paris, « où — sous réserve de certaines précautions — tout s’achète et, si l’on sait s’y prendre, tout se vend », un écrivain éminent, le payer et publier sous son nom un ouvrage qu’Ouvarov s’engageait à écrire lui-même — une apologie du régime autocratique russe, fondé sur le lien indestructible entre l’empereur et son peuple (ce lien que Custine osait mettre en doute). L’idée était de recruter Balzac pour jouer ce rôle d’écrivain célèbre qui « mettrait son nom à la disposition des Russes ». Finalement, ce projet fut abandonné et le gouvernement tsariste se contenta de publier des brochures hostiles à Custine qui n’eurent aucun effet sur le public français. Le lecteur russe n’a pu prendre connaissance du texte de Custine qu’en 1930, sous une forme abrégée, intitulée La Russie sous Nicolas 1er, publiée par l’Association des prisonniers politiques et des exilés, ultime défi de ces victimes de l’ancien régime russe qui se savaient déjà condamnées par le nouveau : l’Association sera interdite en 1935. Le livre circulera en samizdat durant les années 1970. La première traduction complète en russe des deux volumes n’a été publiée qu’en 1996.
Lettre cinquième
1Custine rapporte les propos du prince K* dont il ne cite pas le nom2 :
« Le despotisme complet, tel qu’il règne chez nous, s’est fondé au moment où le servage s’abolissait dans le reste de l’Europe. Depuis l’invasion des Mongols, les Slaves, jusqu’alors l’un des peuples les plus libres du monde, sont devenus esclaves des vainqueurs d’abord, et ensuite de leurs propres princes. Le servage s’établit alors chez eux non-seulement comme un fait, mais comme une loi constitutive de la société. Il a dégradé la parole humaine en Russie, au point qu’elle n’y est plus considérée que comme un piège : notre gouvernement vit de mensonge, car la vérité fait peur au tyran comme à l’esclave. Aussi, quelque peu qu’on parle en Russie, y parle-t-on toujours trop, puisque dans ce pays tout discours est l’expression d’une hypocrisie religieuse ou politique.
L’autocratie, qui n’est qu’une démocratie idolâtre, produit le nivellement chez nous tout comme la démocratie absolue le produit dans les républiques simples. Nos autocrates ont fait jadis à leurs dépens l’apprentissage de la tyrannie. Les grands princes, forcés de pressurer leurs peuples au profit des Tatars, traînés souvent eux-mêmes en esclavage jusqu’au fond de l’Asie, mandés à la horde pour un caprice, ne régnant qu’à condition qu’ils serviraient d’instruments dociles à l’oppression, détrônés aussitôt qu’ils cessaient d’obéir, instruits au despotisme par la servitude, ont familiarisé leurs peuples avec les violences de la conquête qu’ils subissaient personnellement : voilà comment, par la suite des temps, les princes et la nation se sont mutuellement pervertis. […] Les Polonais se trouvent aujourd’hui vis-à-vis des Russes absolument dans la position où étaient ceux-ci vis-à-vis des Mongols sous les successeurs de Bati [petit-fils de Gengis Khan, NDLR]. Le joug qu’on a porté n’engage pas toujours à rendre moins pesant celui qu’on impose. Les princes et les peuples se vengent quelquefois comme de simples particuliers sur des innocents ; ils se croient forts parce qu’ils font des victimes. […] »
« Pensez à chaque pas que vous ferez chez ce peuple asiatique, que l’influence chevaleresque et catholique a manqué aux Russes ; non-seulement ils ne l’ont pas reçue, mais ils ont réagi contre elle avec animosité pendant leurs longues guerres contre la Lithuanie, la Pologne et contre l’ordre teutonique et l’ordre des chevaliers Porte-Glaive.[…] Vous ne sauriez vous faire une juste idée de la profonde intolérance des Russes ; ceux qui ont l’esprit cultivé et qui communiquent par les affaires avec l’occident de l’Europe, mettent le plus grand art à cacher leur pensée dominante qui est le triomphe de l’orthodoxie grecque, synonyme pour eux de la politique russe. Sans cette pensée, rien ne s’explique ni dans nos mœurs, ni dans notre politique. Vous ne croyez pas, par exemple, que la persécution de la Pologne soit l’effet du ressentiment personnel de l’Empereur : elle est le résultat d’un calcul froid et profond. Ces actes de cruauté sont méritoires aux yeux des vrais croyants, c’est le Saint-Esprit qui éclaire le souverain au point d’élever son âme au-dessus de tout sentiment humain, et Dieu bénit l’exécuteur de ses hauts desseins : d’après cette manière de voir, juges et bourreaux sont d’autant plus saints qu’ils sont plus barbares. Vos journaux légitimistes ne savent ce qu’ils veulent quand ils cherchent des alliés chez les schismatiques [entendre : les orthodoxes, NDLR]. Nous verrons une révolution européenne avant de voir l’Empereur de Russie servir de bonne foi un parti catholique : les protestants seront réunis au Pape plus aisément que le chef de l’autocratie russe, car les protestants ayant vu toutes leurs croyances dégénérer en systèmes et leur foi religieuse changée en un doute philosophique, n’ont plus que leur orgueil de sectaires à sacrifier à Rome ; tandis que l’Empereur possède un pouvoir spirituel très-réel et très-positif dont il ne se démettra jamais volontairement. Rome et tout ce qui se rattache à l’Église romaine n’a pas de plus dangereux ennemis que l’autocrate de Moscou, chef visible de son Église ; et je m’étonne que la perspicacité italienne n’ait pas encore découvert le danger qui nous menace de ce côté. D’après ce tableau très-véridique, jugez de l’illusion dont se bercent une partie des légitimistes de Paris !!!… »
Lettre sixième
« Nous sommes seuls : vous aimez l’histoire ; voici un fait d’un ordre plus relevé que celui que je viens de vous conter ; c’est à vous seul que je le dis, car, devant des Russes, on ne peut pas parler d’histoire !… Vous savez, recommence le prince K*, que Pierre le Grand, après beaucoup d’hésitation, détruisit le patriarcat de Moscou pour réunir sur sa tête la tiare à la couronne. Ainsi, l’autocratie politique usurpa ouvertement la toute-puissance spirituelle, qu’elle convoitait et contrariait depuis longtemps ; union monstrueuse, aberration unique parmi les nations de l’Europe moderne. La chimère des papes au moyen âge est aujourd’hui réalisée dans un empire de soixante millions d’hommes, en partie hommes de l’Asie qui ne s’étonnent de rien, et qui ne sont nullement fâchés de retrouver un grand Lama dans leur Czar. L’Empereur Pierre [le Grand] veut épouser Catherine la vivandière. Pour accomplir ce vœu suprême, il faut commencer par trouver une famille à la future Impératrice. On va lui chercher en Lithuanie, je crois, ou en Pologne, un gentilhomme obscur, qu’on commence par déclarer grand seigneur d’origine, et que l’on baptise ensuite du titre de frère de la souveraine élue. […] »
« Le despotisme russe non-seulement compte les idées, les sentiments pour rien, mais il refait les faits, il lutte contre l’évidence, et triomphe dans la lutte !!! car l’évidence n’a pas d’avocat chez nous, non plus que la justice, lorsqu’elles gênent le pouvoir. […] Le peuple et même les grands, résignés spectateurs de cette guerre à la vérité, en supportent le scandale, parce que le mensonge du despote, quelque grossière que soit la feinte, paraît toujours une flatterie à l’esclave. Les Russes, qui souffrent tant de choses, ne souffriraient pas la tyrannie, si le tyran ne faisait humblement semblant de les croire dupes de sa politique. La dignité humaine, abîmée sous le gouvernement absolu, se prend à la moindre branche qu’elle peut saisir dans le naufrage : l’humanité veut bien se laisser dédaigner, bafouer, mais elle ne veut pas se laisser dire, en termes explicites, qu’on la dédaigne et qu’on la bafoue. Outragée par les actions, elle se sauve dans les paroles. Le mensonge est si avilissant que, forcer le tyran à l’hypocrisie, c’est une vengeance qui console la victime. »
Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.
Notes
- Astolphe de Custine La Russie en 1839 Amyot, 1846
- Il s’agit du prince Piotr Kozlowski, diplomate, chargé d’affaires à la cour pontificale de Rome (1803-1806), puis à la cour sarde (1806-1810) et à la cour de Turin (1810-1811, 1812-1818). En 1814-1815, il est membre de la délégation russe au Congrès de Vienne. Il connaissait bien Chateaubriand et Lamennais, sous l’influence desquels il se convertit secrètement au catholicisme.