Les investisseurs étrangers en Russie victimes d’un pillage sans précédent

Qu’arrive-t-il aux entreprises occidentales ayant décidé de quitter la Russie ? Un universitaire russe décrit le pillage sans précédent auquel s’adonnent les autorités russes pour « punir » les entreprises qui avaient par le passé investi des centaines de millions, voire des milliards de dollars, dans l’économie russe. Une leçon à tirer pour tous ceux qui, attirés par le profit, s’implantent dans des pays n’ayant ni respect pour le droit des affaires ni justice digne de ce nom.

La guerre en Ukraine a entraîné des changements à grande échelle dans l’économie russe, dont une grande partie est due aux décisions d’acteurs extérieurs : des gouvernements d’États jugés « hostiles » ou bien des entreprises privées ayant annoncé qu’elles cesseraient leurs activités dans le pays. Alors que le Kremlin était supposément préparé aux actions des États, les décisions des entreprises ont constitué une surprise totale (après l’annexion de la Crimée, rappelons-le, pas une seule entreprise internationale n’a quitté la Russie, quelques-unes ayant seulement refusé d’opérer dans le territoire occupé). Naturellement, les autorités russes n’avaient aucune sympathie pour les « déserteurs », mais les relations sont passées de la confrontation sourde à la guerre d’anéantissement au cours de l’année écoulée.

Dans un premier temps, les entreprises occidentales sur le départ ont commencé à chercher des acheteurs pour leurs actifs, bien que les autorités aient clairement indiqué que de telles transactions ne seraient pas faciles : le transfert de capitaux vers l’étranger était entravé par des décisions gouvernementales. McDonald’s, qui payait depuis des mois les salaires des employés licenciés et les factures des services publics de ses 853 restaurants, a vendu assez rapidement l’ensemble de sa chaîne à [l’homme d’affaires russe, NDLR] Alexander Govor, qui avait auparavant dirigé sa propre franchise en Extrême-Orient. Mais la vente a contraint l’entreprise à déprécier ses actifs de 1,3 milliard de dollars (selon ses propres calculs, l’entreprise a investi 2,5 milliards de dollars en Russie en 30 ans, dont au moins un tiers a déjà été amorti), ce qui représente une perte directe de 70 à 80 % de la valeur des actifs au début de 2022.

De nombreuses sociétés, dont l’activité principale était le négoce, ont suivi une voie similaire en transférant des actifs à leurs propres gestionnaires, les accords prévoyant qu’un rachat pourrait avoir lieu au bout de quelques années. Les principales pertes ont bien évidemment été subies par les acteurs ayant investi massivement dans l’ouverture de leurs propres magasins ou dans l’achat d’espaces commerciaux : selon diverses estimations, IKEA a ainsi perdu entre 150 et 200 millions de dollars, et des sociétés telles qu’Inditex, Uniqlo, H&M, Decathlon, ont perdu un total d’environ 65 milliards de roubles, soit environ 850 à 900 millions de dollars au taux de change en vigueur à l’époque.

Voyant que les entreprises partaient malgré des pertes énormes, les autorités russes ont réagi en interdisant la vente d’actifs russes dans un certain nombre de secteurs stratégiques (banque, finance, énergie et infrastructures), tout en rendant aussi difficile que possible le rapatriement des bénéfices. Pour certaines entreprises étrangères opérant en Russie, ces bénéfices représentaient une part importante de leurs revenus globaux. Cette décision n’a fait qu’accélérer l’exode d’autres industries : par exemple, des géants de l’automobile comme Nissan et Renault ont commencé à « céder » leurs actifs non pas à des entreprises privées, mais à des structures d’État. Nissan, pour un montant non divulgué, a transféré ses actifs russes (y compris sa participation dans AvtoVAZ) à l’entreprise publique fédérale NAMI, contrôlée par le ministère de l’Industrie et du Commerce, au début de l’année 2022, et ce pour une valeur de 686 millions de dollars. NAMI a rapidement cédé les actions à AvtoVAZ elle-même. Renault a vendu au gouvernement de la ville, pour un rouble symbolique, une participation majoritaire dans l’usine automobile qu’il avait construite à Moscou.

Mais les « incroyables aventures des étrangers en Russie » [allusion au film italo-soviétique de 1974, NDLR] ne s’arrêtent pas là. Le président Poutine a récemment porté son attention sur les causes de la crise de l’industrie automobile russe, imputant le déclin rapide de la production à des « partenaires » étrangers qui « se sont comportés de manière tout à fait inappropriée, en violation de toutes leurs obligations », ce qui aurait en fait entraîné une chute de la production automobile de plus de 60 %. Et Oleg Deripaska, l’un des hommes d’affaires les plus sensibles aux humeurs de Poutine, a devancé ces déclarations d’une semaine en intentant une action en justice contre le groupe Volkswagen, alléguant que Volkswagen avait manqué à ses obligations contractuelles. Le tribunal a bien entendu saisi tous les actifs de l’entreprise en Russie (un investissement de 570 millions d’euros a été réalisé dans la seule usine de Kalouga) pour garantir la créance. Nous assistons probablement au début d’une nouvelle vague d’accusations, car il est avantageux pour les politiciens de présenter les investisseurs étrangers comme responsables des problèmes de la Russie, et il est profitable pour les hommes d’affaires russes de provoquer la saisie de leurs biens.

Ces derniers ont apporté leur part de pur cynisme au processus avant même les démêlés judiciaires de Deripaska. Ainsi, Vladimir Potanine, désigné par plusieurs journaux économiques comme l’homme ayant acquis le plus grand nombre d’entreprises laissées par des étrangers en Russie (dont une participation dans Rosbank, qu’il avait vendue à la Société Générale pour 2,34 milliards de dollars en 2006-2008), a déclaré qu’il condamnait catégoriquement la nationalisation de la propriété privée, qui « risque de replonger la Russie en 1917 » (les pertes de la Société Générale, soit dit en passant, s’élèvent à 3,2 milliards d’euros).

Boutiques fermées dans un centre commercial à Moscou, au printemps 2022
Boutiques fermées dans un centre commercial à Moscou, au printemps 2022
Boutiques fermées dans un centre commercial à Moscou, au printemps 2022
Boutiques fermées dans un centre commercial à Moscou, au printemps 2022 // Courtesy photo

Les autorités russes ont d’abord établi une règle selon laquelle la remise sur la vente d’une entreprise appartenant à une société étrangère ne doit pas être inférieure à 50 %. Bien sûr, cette règle n’existe que pour ceux qui ne peuvent pas s’adresser directement à Poutine pour obtenir une dérogation, comme l’a fait récemment Leonid Mikhelson : son intervention a ainsi permis à Shell d’obtenir un prix parfaitement équitable pour les actifs de Sakhaline tombés depuis dans l’escarcelle de Novatek, mais aussi de sortir cet argent de Russie sans aucun problème. Les autorités russes sont ensuite allées encore plus loin en exigeant des étrangers qu’ils paient pour tout retrait d’un actif une « contribution volontaire » au budget russe de 10 % de sa « valeur de marché ». Ce tarif a ensuite été ramené à 5 %, mais cela ne change rien, car il est pratiquement impossible de déterminer la valeur marchande dans le contexte actuel. D’une manière générale, bien que le Kremlin déclare constamment que le retrait des entreprises étrangères n’est pas un problème pour l’économie russe, l’impression est que les autorités s’efforcent de « verrouiller » au moins quelques entreprises fondées par des propriétaires étrangers en Russie. C’est une véritable tragédie pour beaucoup d’entre elles, car la tendance inverse gagne rapidement du terrain du côté opposé, comme le confirment, en particulier, les pressions exercées par la Banque centrale européenne sur la Raiffeisen.

Ce qui se passe en Russie ces jours-ci peut être défini sans risque comme le plus grand vol de l’histoire au détriment d’investisseurs étrangers. Selon certaines estimations, leurs pertes totales s’élèveraient à 240 milliards de dollars. Cependant, il ne faut pas prendre ce montant au pied de la lettre, car si l’on retire des statistiques sur les investissements directs étrangers en Russie les liquidités russes qui entrent dans le pays via des sociétés offshore, il apparaît qu’un tel montant n’a jamais été déposé en Russie. De nombreux experts parlent avec assurance de 70 milliards de dollars, ce qui inclut les baisses de ventes et les pertes de revenus. Toutefois, même si l’on ne compte que les pertes directes, c’est-à-dire les dépréciations d’actifs perdus définitivement ou temporairement si des accords de rachat sont en place, il apparaît qu’au cours des douze mois qui ont suivi les premières ventes (qui avaient commencé dans la seconde moitié d’avril 2022), les étrangers ont perdu 28 à 34 milliards de dollars en Russie. Cela représente environ cinq fois plus que ce que les multinationales ont perdu à la suite des expropriations au Venezuela, et 30 fois plus que ce que le gouvernement russe a gagné en 1995-1996 lorsqu’il a vendu ses participations aux plus grandes entreprises du pays.

Deux choses sont à noter.

D’une part, les autorités russes ont introduit une innovation très importante dans le processus d’expropriation en cours : il ne s’agit pas vraiment d’une nationalisation ou d’une expropriation, car aucun actif n’a été transféré à l’État, comme c’est le cas dans la plupart des pays en développement depuis un demi-siècle. De fait, le Kremlin crée cyniquement les conditions rendant impossibles les activités des étrangers dans le pays (à la fois par l’adoption directe de divers types de règles et de lois, et du fait de la guerre en Ukraine qui rend extrêmement coûteux, en termes de réputation, le maintien en Russie des principales entreprises occidentales). Il les oblige ainsi à transférer volontairement des actifs à des entreprises privées, auxquelles l’accès aux marchés internationaux est déjà fermé (c’est pourquoi les personnes qui y sont présentes — comme Mikhelson lui-même — s’abstiennent de participer à la spoliation). Ce mécanisme implique que la partie lésée ne peut ni poursuivre la Fédération de Russie (les procès contre le Venezuela gagnés devant les tribunaux internationaux se comptent par dizaines et attendent d’être réglés), ni faire valoir ses droits auprès des nouveaux propriétaires, car les transactions ont l’air tout à fait volontaires. La Russie ouvre donc aujourd’hui un nouveau chapitre dans l’histoire de l’expropriation des biens occidentaux par les gouvernements des pays périphériques, confirmant ainsi l’existence d’un « État commercial » dans lequel le pouvoir agit en tant qu’entrepreneur.

D’autre part, contrairement à ce qui se passe dans la plupart des pays qui pratiquent la nationalisation directe des actifs, en Russie, les hommes d’affaires locaux se voient généralement confier des entreprises dont les activités exigent un effort d’organisation considérable et qui sont « liées » de manière critique à des approvisionnements en provenance de l’étranger ou qui bénéficient de la reconnaissance évidente d’une marque. Par conséquent, il est intéressant de voir dans quelle mesure l’entreprise volée pourra réussir entre les mains des nouveaux propriétaires. Il est déjà clair que l’usine Renault de Moscou n’est capable que d’assembler des voitures chinoises pré-démontées que l’on fait ensuite passer pour des Moskvitch « réanimées », et la chaîne de restaurants Vkousno i Totchka, qui a remplacé McDonald’s, a déclaré une perte de 11,3 milliards de roubles pour sa première année d’activité sur un chiffre d’affaires total de 73,5 milliards. Bien sûr, certaines acquisitions — comme les banques ou les infrastructures — sont moins « problématiques », mais en général il est probable que le niveau de leur gestion, ainsi que la qualité des biens et services produits, diminueront. Ce type de « substitution des importations » fait régresser la Russie, alors que l’afflux d’investissements étrangers a longtemps été le principal moteur de sa modernisation.

Traduit du russe par Desk Russie et revu par Rosine Klatzmann

Publié avec l’autorisation de Riddle, version originale

Vladislav Inozemtsev est un économiste et essayiste russe. Il dirige le Centre d'études post-industrielles.

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